Chamber Music
un CD label
NoMadMusic
Sorti en début d’année, ce
disque de la jeune compositrice Camille Papin et de ses sympathiques acolytes
et complices interprètes, dont on trouvera tout le parcours sur le site
nominal, a déjà traversé la moitié de l’année sans prendre une ride à l’écoute,
d’une toujours vive, vivace jeunesse : production de l’hiver encore toute
en fraîcheur, quelle que soit la chaleur intense de son contenu.
Lyra, étoile bipolaire
Instrumental d’une bonne
douzaine de minutes, le premier morceau, pour quatuor à cordes (deux violons,
alto et violoncelle), harpe et percussions, se place délibérément sous la bonne ou
mauvaise étoile de Lyrae, étoile dite
variable de la constellation de la Lyre, connue (des astronomes !) pour
ses phases, ses variations contrastées. Ce n’est pas l’étoile polaire, mais
bipolaire dirais-je à écouter cette sombre et brillante transposition de la
vue, télescopique, à l’ouïe, macroscopique et microscopique, les tutti et les
pupitres singuliers, qu’en donne Camille Pépin. Des vibrations inquiétantes de
cordes, des percussions graves, sombres, tambours sourds, des ostinatos
obsédants, oppressants, installent d’abord une atmosphère angoissante, une
brume morbide cependant vite dépassée par une pulsation, une impulsion, disons
une pulsion de vie d’un rythme vital entraînant dans sa ronde chorégraphique, le
funèbre déjoué par l’allègre, cordes frottées éclairées des cordes pincées de
la harpe, éclats de lumière, scintillements stellaires, musique des sphères
rêvée de Pythagore, arrondie poétiquement des notes douces du xylophone, telle
la danse de rondes et minuscules planètes lointaines. Des phases de paix
pianissimo, scandent les turbulences fiévreuses et je dirai (encore) des
plages, sans doute célestes, mais que, dans un insensible atterrissage du
morceau, je sens —musique, art abstrait des sons qui font sens personnel—comme
un sable mouillé de mer sur lequel s’imprime en douceur, des traces étoilées,
des pas confondus dans la nuit et le silence de cette impalpable fin de la
pièce fondue dans l’infini.
Chamber Music
Chamber Music
Quand on aime James Joyce (1882-1941), bagage
aussi obligé de tout écrivain de ma génération, on ne peut que se réjouir de
voir des jeunes talentueux s’intéresser à l’auteur du génial Ulysses
(1922), par ailleurs grand poète. Camille Pépin, bel hommage, prend le titre de
Chamber Music (1907), du recueil de trente-six poèmes dont elle
choisit dix-huit et en tire une véritable et complexe cantate.
Poème d’amour narratif dramatique, au sens
théâtral, avec exposition, nœud, péripéties et dénouement, dans la terminologue musicale, prélude, interludes et finale, il réfère souvent
à la musique explicitement : « cordes, « harpe »,
« chant » , chanteur », « villanelle, rondeau », etc.
Mais plus que ce vocabulaire la musique du texte vient du jeu subtil des rimes,
internes aussi en assonances, des allitérations, répétitions de sons allant
pratiquement à la paronomases, mots entiers en consonance, comme ces quelques exemples suivis, jeu musical sur les w, v, appuyés sur les i et r : "river where", "The willows"; "river / For Love wanders there / Pale flowers…" Musicalement, un
motif à saveur archaïsante, un modalisme celtique sans doute, est sans cesse
renouvelé avec une richesse qui, semblant dépasser l’effectif instrumental,
violon (Louise Salmona), violoncelle (Natacha Colmez-Collard),
cor (Alexandre Collard), clarinette (Carjez Gerretsen) et piano (Célia Oneto Bensaïd), aspire à
l’orchestre, nécessitant ici un chef (Léo Margue). La mezzo-soprano Fiona McGown, voix intime pour la chambre et puissante pour
l’expression du sentiment, beau timbre riche et fruité, éclatant de lumière
dans les aigus, est fondue dans la trame musicale mais jamais confondue, dans
une balance virtuose de tous les instruments toujours nettement caractérisés,
une homogénéité remarquable dans le rythme pourtant souvent très soutenu, très
dansant, de cette pièce de plus de trente minutes. Avec des nuances admirables,
sans solution de continuité, la voix de la chanteuse passe de la récitation au
récitatif et au chant, paraphé parfois, en fin de strophes d’onomatopées vocalisées
joyeusement (« a », « o, »). La musique sert fidèlement la
phrase, à peine quelques voyelles diphtonguées Quelques strophes de verts
courts ont de petites reprises. Les
variations rythmiques sont incessantes et dans une allégresse, une joie
« jazzy », le violoncelle a parfois la chaleur tropicale de Villalobos.
Les instruments sont traités, et merveilleusement, à égalité, ligne de cor
comme un horizon nouveau, clarinette étincelante et piano, plus que percutant,
palpitant, crépitant de vie. Une pièce d’une grande cohérence, un ensemble
concertant avec voix, qui mériterait de devenir un exigeant classique
d’aujourd’hui.
Indra
À Lili Boulanger dédiée, duel plus que duo violon-piano, éclatant,
fracassant, Indra invoque, provoque
cette divinité hindoue de la guerre dans un tempo haletant, harassant, une
course poursuite pressée, stressée, striée des grincements des cordes, oppressée
de répétitives ponctuations rageuses du clavier, avec des à plats, des calmes de
pas à pas inquiétants, piano pianissimo réduit à des pointillés, violon, à la
sourdine d’une ligne, éclairée enfin d’une inutile mélodie à la corde, tragique
beauté comme un regret, avant de repartir à la charge au galop, dynamique dynamite d’un seul coup
arrêtée.
Luna
Pour violon, violoncelle, cor, clarinette et piano, pièce en trois
parties (en espagnol), « Luna » (‘Lune ‘), « Aurora »
(‘Aurore’), « Sol » (‘Soleil’), plus que descriptive est suggestive d’atmosphères,
d’ombre, de lumière, glissant insensiblement de la nuit à l’incertaine lueur
qui précède le lever triomphant du soleil. D’abord, les graves ombreux du
piano, vibrations, frémissements, froissements d’ailes des oiseaux nocturnes
des cordes, sur les plis et replis de la nuit, insectes luminescents, menus
hululements doucement lumineux : tout se fond dans la paix germinative d’une
vie qui s’ébroue dans les creux, dans la clarté de l’ombre d’une Nuit
transfigurée par le bonheur timbrique, un oiseau se posant délicatement sur la
corde tout doucement clarinettante dans son premier essai de gazouillis auroral
du clavier. L’Aurore coule de source lumineuse, éveillée de vols, d’envols
chassant en douceur les vagues d’ombres murmurantes du violoncelle. Un cor
floconneux, affirme, étale ses solaires couleurs, étirant ses rayons comme on
étire ses bras au réveil avant d’être repris dans l’ivresse rythmique du jour
pleinement revenu.
Kono-Hana
Pour
violoncelle seul, Kono-Hana, a
pour source la délicate déesse japonaise du cerisier et pourrait opposer la
douceur irisée de ses pétales évanescents, la finesse de sa ligne, de son impondérable
dessin d’estampe raffinée, à l’opaque pétulance belliqueuse d’Indra, le dieu indou
de la guerre. Sans étalage de pittoresque musical mais simplement l’usage
discret de la gamme pentatonique orientale, la compositrice crée, tout en
nuances, avec ici à peine ses variations de rythme de pizzicati comme des pépiements
d’oiseaux ou le léger bruissement de la brise sur les cordes, tout un climat
méditatif d’un calme matin transparent, esthétique et extatique à la fois :
Zen.
Certes, à l’écoute de ce disque, de ces pièces, on peut invoquer, dans
les réminiscences de la compositrice, le dynamisme rythmique du Stravinski du Sacre, la prestidigitation répétitive virtuose de
Reich, pourquoi pas la chaleur profonde, tropicale, du violoncelle des Bachianas
de Villalobos : c’est le riche bagage intégré de tout musicien de notre
temps qui en fait langage. Mais tout cela est tissé dans une trame pratiquement
orchestrale d’une grande personnalité, avec une éblouissante connaissance des
timbres qu’il faut saluer. Et l’on sent le bonheur, communicatif, des
interprètes de Polygones à jouer cette musique si ajustée à leurs talents.
La prise de son est remarquable.
Il est rare qu’un disque de musique contemporaine, pour intéressant qu’il soit,
incite à la réécoute : celui-ci invite et envoûte.
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