Rigoletto,
opéra en un prologue et trois actes (1851)
Livret de Francesco Maria Piave
d’après le Roi s’amuse de Victor Hugo,
Musique de Giuseppe Verdi
Opéra de Marseille, 4 juin
2019
L’œuvre
Tout
en reconnaissant la supériorité de l’opéra sur le théâtre, qui permet, comme
dans le fameux quatuor de Rigoletto, de faire parler plusieurs
personnages en même temps, Victor Hugo avait interdit que l’on posât « de
la musique le long de ses vers ». Il ne fut heureusement pas écouté :
qui se souviendrait de son drame de Le Roi s’amuse sans la
version lyrique de Verdi ?
Le
Roi s’amuse échoue en 1832 mais Francesco Maria Piave en tira un
livret génialement condensé auquel la musique de Verdi donna en 1851 une portée
humaine archétypale et un succès universel jamais démenti depuis, malgré les
traverses de la censure obtuse de l’époque et les dédains minaudiers d’une
critique éprise de doucereuses fadeurs. Mais le public ne s’y trompa point, qui
fit de l’œuvre un des succès les plus justement populaires du répertoire. Si
François Ier est transfiguré en Duc de Mantoue pour satisfaire
la bienséance politique qui n’admet pas un roi immoral, la trame n’en perd pas
de sa puissance.
Sans le medium archétypal de la musique de Verdi, comment la
phrase prêtée au galant roi Français, désabusé (ou abusé par la fausse santé
d’une femme qui l’avait affligé d’une MST selon une facétieuse version) « Souvent femme [a]varie, bien fol est
qui s’y fie », qu’il aurait gravée de sa bague sur un vitrail,
serait-elle connue de l’univers ? Avec l’élégante désinvolture de l’air
virevoltant du Duc, en italien :
« la donna è mobile, qual piuma al vento, /muta d’accento e
di pensier »
ou, rendant à César ce qui est au César roi, le français :
« Comme la plume au vent,/ Femme varie : / Fol qui s’y
fie / Un seul instant. »
Air et paroles gravées non
sur la fragilité du verre mais dans la mémoire humaine collective. Pouvoir des
mots et de leur adéquation musicale. Pouvoir de Verdi.
À sujet fort, force et expressivité d’une musique toujours
étonnante d’inventivité mélodique sans cesse jaillissante : élégance
extérieure d’un souverain libertin vulgaire et d’une cour raffinée mais
confinée aux bas instincts, basse et grasse complaisance aux caprice du
puissant ; laideur et difformité du bouffon bossu Rigoletto, complice empressé
des petitesses des grands mais qui cultive au fond de lui, et en secret, la
beauté d’un amour pour sa femme perdue et la pureté sa fille qu’il entend
préserver, en tyran jaloux, de la dépravation morale du monde : c’est
quasiment Quasimodo amoureux d’Esméralda dans Notre-Dame de
Paris, rédemption et tourment. Grain de sable dans la machine bien
huilée des cruelles facéties des courtisans, cyniques pourvoyeurs en gibier
féminin facile des tocades de leur maître : la malédiction d’un père outré
de l’outrage à sa fille et dont l’imprudent bouffon se moque sans pitié. Ce
thème, qui sonne dès l’ouverture à l’orchestre, pèse comme la fatalité antique
sur les épaules du bossu et le poursuit jusqu’à la tragique fin où le père est
puni par où il avait insulté un père. Mais du lever de rideau à la fin, ce
héros difforme, choquant pour la bourgeoisie du temps, passe par une gamme
large de sentiments humains : sarcasmes grossiers, mépris, crainte
superstitieuse, remords, amour et jalousie envers sa fille, détresse, révolte,
supplication, vengeance, désespoir. Et cela, dans une continuité dramatique
toute neuve pour l’époque, que la musique exprime avec une rare et efficace
économie de moyens, dans un flux mélodique continu plus que dans des morceaux à
découpe traditionnelle, même les airs du Duc et de Gilda (états d’âmes opposés
des jeunes héros, rêverie de jeune fille, déception amoureuse et désinvolte et
élégant cynisme du séducteur) sont intégrés à l‘action.
Réalisation
Décor
On avait aimé cette production de Charles Roubaud et de son équipe dans la pierre
grandiose d’Orange. Ce que l’on perd en espace, on le gagne en intense et
intime proximité.
Scénographie d’Emmanuelle Favre au symbolisme puissant :
pesant, posée de côté comme une titanesque tête
de colosse antique chu et déchu des vaines souverainetés
instables, le Fou aux échecs le plus proche du Roi, cette immense
marotte, sceptre de Carnaval futile et
infantile prêté à la Folie, attribut du fou du roi, surmonté d’une tête
grotesque agrémentée d’un capuchon bigarré, garni de grelots, gargouille grimaçante,
longue langue toboggan pendante, dégueulante gueule à gueuserie, calomnie
et vilenie, hochet dérisoire de gloires du monde immonde. D’abord dans la
grisaille du doute d’une ruine antique, soudain éclairée cruellement de la lumière crue de Marc Delamézière
de rouges sanglants, encore plus effrayante dans l’intensité plus intime d’une scène
close d’opéra. Sa hampe, le manche incliné de la
marotte est une longue rampe sur la pente de laquelle on verra d’abord évoluer les
danseurs farandolesques de la fête orgiaque puis Gilda, fragile papillon
virevoltant comme sur le fil dramatique de son destin.
Des vidéos poétiques de Virgile Koering habilleront la
tête de feuillages mouvants d’ombreux jardin émouvant de Gilda où la jeune
fille, lovée ou posée au sommet, semble un fragile oiseau rossignolant en
nocturne d’amour naïf dans son nid douillet, soudain dévasté par la violence
des hommes qui l‘en arracheront. La
projection d’images pare aussi la rampe d’une colonnade classique et d’arcs
de ville idéale de la Renaissance, creusent de ténèbres la nuit du rapt et
l’antre funèbre de Sparafucile à la fin.
Deux tables de cocktail
dressées avec des lampes Art Déco, complètent le dispositif finalement sobre, une
paradoxale épure de décor signifiant qui occupe le plateau mais laisse tout
entiers, singuliers, solitaires dans la foule, les héros livrés à leur concrète
et humaine passion.
Époque
La pièce originale est historiquement située dans la Cour de
François Ier et l’opéra chez un vague Duc de Mantoue, sûrement pas le délicat esthète, éclairé
commanditaire et mécène de Monteverdi, mais les jeux de pouvoir et de plaisirs
sommaires présentés par l’œuvre n’ont pas de date : ils ont
l’intemporalité vulgaire que prête l’argent et ses faciles séductions, existant
à toute époque.
La localisation historique est celle des costumes, pour le coup
raffinés et élégants de Katia Duflot, issus des Années folles entrant dans les 30, comme d’une guerre
à l’autre, mais cela fait sans doute sens : au sortir de la folie de la
Grande Guerre, ces années dites « folles », on comprend le frénétique
désir vital de jouer et de jouir, le besoin de rire de tout à tout prix au bord
d’un autre gouffre : « le gibet est près de l’autel » dit
Rigoletto, le fou, produit symbolique de cette société qui veut encore rire
avant de repleurer.
Hommes en sobre smoking noir, à la
fugace exception de Rigoletto en jaune paillard doré du bossu cossu, cocu
d’avance et du Duc pailleté, noire frise masculine allégée des somptueuses
robes longues, pastel, épousant, ou plutôt caressant avec volupté les formes
des femmes, les chutes de reins mises en valeur, passée la folie court chevelue
et vêtue des Garçonnes de la génération précédente. L’élégance, du moins son
apparence, s’achète et cher. Une ostensible et outrancière débauche de luxe et
luxure d’après l’an 29 de la crise et de la dépression mondiales —pas pour tout
le monde. Un bordélique ballet sur le fil du couteau de la rampe et une sorte
de Joséphine Baker avec un « truc en plumes » de la vie en rose
bonbon pour des richards ne broyant pas le noir, donnent un relatif ancrage
historique mais débordé par l’intemporalité de cette jet set internationale
d’aujourd’hui, riches et nouveaux riches paradant, se pavanant, plus que du
champagne à flot, ivres de leur vide.
Lumières éblouissantes, les ombres
viendront après, inquiétantes. Pas d’enjeu artistique élevé dans cette basse Cour :
bombance et bamboche, débauche d’une belle brochette de poules, poulettes de
luxe, banquet et banquettes, niches et creux pour s’ébattre et, pour tout
divertissement à leur niveau, une farce grossière, prolongement d’un soir
d’ivresse de nobles dépenaillés, encanaillés, éméchés, montée comme l’alcool à
la tête pour se moquer du moqueur amuseur professionnel : le bouffon, bouffi de
sa suffisance à faire rire et caresser dans le sens du poil les puissants du
monde qui condescendent à le nourrir et à le fréquenter, le déclassé,
exilé, venu d’on ne sait où, adulant sans illusion des gens qu’il méprise. C’est
l’éternel amuseur public et privé, privé de vergogne, qu'infligent aujourd’hui
tant d’émissions où seul importe le rire, audimat et pub obligent, qu’importe
la recette, à n’importe quel prix : celui que paient les
autres. À courtisans, courtisan et demi, c’est contagieux, le fol ne
sert pas follement à l’édification du sage, il l’englue : il vaut mieux
être fou avec tous que sage tout seul, comme dit Gracián repris par La
Rochefoucauld.
Mais Rigoletto, cherchant la promiscuité des grands, est petit et
seul. Bien qu’inférieur socialement, aux
nobles ignobles, il se juge moralement supérieur à ses maitres qu’il sert sans
grands problèmes de sa noble conscience. Charles Roubaud, avançant
habilement une scène, un mimodrame, sans parole ni chant, nous montre d’abord
le héros, enfilant, comme Canio le Paillasse tragique, son costume, sa veste
dorée sur tranche de bouffon. Critique, le juge se jauge sans s’admirer, se mire tristement dans son miroir de
professionnel de la mascarade, du masque social à offrir, s’afflige in petto de sa difformité de bouffon
mais ébouriffant ses cheveux, vérifiant ses disgrâces et ses grimaces, la
cultive, la souligne pour faire adhérer cette image qui le blesse en profondeur
à celle qu’on attend de lui en surface.
Interprétation
La scène de la méditation sur soi viendra
après, sûrement l’un des meilleurs moments de Nicola
Alaimo seul, en paix avec un orchestre en sourdine le suivant
presque librement dans ce long monologue récitatif, presque enclos entre les
deux parenthèses d’angoisse de «Quel vecchio maledivami », ‘Ce vieillard
m’a maudit’, poids de la malédiction qu’il va traîner, l’entraînant vers la
tragédie. Il sera moins à l’aise, cloué à l’avant-scène et rivé sur le chef, la
peur de la mesure, du tempo, lui fait sans doute manquer la démesure du moment
dans sa longue scène avec les courtisans qu’il maudit vainement, ce rythme
tragiquement pantelant et haletant de la haine, de la vengeance, convenant
moins à son immense voix d’airain et à la prudence de sa prise de rôle.
Il semble même freiner l’émotion de la Gilda
de Jessica
Nuccio qui nous avait tellement charmés et émus dans l’acte
précédent : voix longue, facile, musicale, timbre rond, doucement charnu,
dont les vocalises semblent tout naturellement jaillir, perlées, emperlées dans
une souple, ligne de chant et un phrasé impeccables, capable de force
dramatique. Au Duc de Mantoue, Enea Scala
prête sa silhouette juvénile dans l’âge plein d’ardeur, de vigueur physique
évidente, de puissance audible d’une
voix lumineuse, pleine d’assurance dans les aigus, des si qu’il lance sans
hésitation, avec arrogance ou imprudence, assez habile pour les rattraper comme
à la volée quand il semblait en perdre la pleine rondeur. Finalement un
panache vocal qui convient à celui du personnage aventureux qu’il campe :
alors qu’on lui sert des cailles sur un plateau, il part lui-même à la chasse,
courtise une belle inconnue, la conquiert amoureusement seul, mais ne refuse
pas, après en avoir proclamé l’amour, qu’on la lui remette, frauduleusement,
entre les bras, entre les draps. On admire la tranquillité sereine de la Giovanna
de Cécile Galois
qui accepte avec naturel la bourse du Duc déguisé en étudiant pauvre pour l’introduire
chez Gilda, veillant le jour sur la vertu d’une jeune fille confiée à ses soins
par le père et la vendant la nuit, duègne ambiguë et maquerelle à la fois.
Ombre de la mort, le Sparafucile de Alexey Tikhorimov
a la voix noire et profonde, sépulcrale, des caveaux, avec, cependant, comme la
chaleur maternelle d’un chaud manteau de repos, de paix infinie. Élégante dans
sa robe rouge de vamp longiligne et talons hauts, Annunziata Vestri, en est la digne sœur fatale par la noblesse sombre de la voix,
en rien vulgaire. Sa dignité physique rend plausible que le Duc passe de la
Comtesse Ceprano, la somptueuse et aristocratique Laurence Janot à cette
comtesse non aux pieds nus, mais digne d’un autre sort : son
amertume amusée et désabusée face aux fleurettes fanées de trop d’usage du
galant, signent la profondeur de la femme blessée, grande âme trahie par la
vie ; ses scrupules moraux s’opposent à la morale
professionnelle de son frère : le code d’honneur de deux anti-héros sans
blason : réussite aussi de
cette production de Roubaud, ce couple fraternel de la mort mercenaire comme un
honnête métier.
Le Comte Ceprano, tendre (on l’en félicite) pour
le caniche de sa femme sous le bras, sans doute lui aussi toutou de la grande
dame, ce qui rend sa stature et grande voix de baryton d’une fragilité touchante, est Jean-Marie Delpas,
pris aux pièges des jeux de la cour peu courtois du Duc sur un rythme de menuet
rappelant celui des manœuvres de Leporello pour favoriser celles de son maître
Don Giovanni comme Rigoletto celles du Duc. Autre victime d’envergure, le Comte Monterone de Julien
Véronèse déploie les foudres vocales noires d’un Commandeur
annonçant l’enfer de l’outre-tombe. Le Marullo,
auquel Rigoletto fera vainement appel malgré la bonne opinion qu’il en a, possède
la grâce juvénile presque innocente du baryton Anas Séguin
qui fait un couple bien assorti en jeu léger avec le Borsa du ténor Christophe Berry,
élégant. En Officier, Arnaud Delmotte, baryton, complète avec élégance une distribution
sans faille, avec
la fille inévitable travestie en page, que l’on tourne vite, que l’on chasse en
mentant sur la chasse du Duc que sa duchesse de femme voulait voir, qui, sitôt
paru décampe, campé par l’adorable Caroline Gea, par ailleurs aussi une soubrette stylée et convoitée par la meute.
.
Roberto Rizzi-Brignoli, connaît
bien l’Opéra de Marseille qui
l’apprécie, cela se sent, s’entend, au service d’une œuvre où, si le bonheur
mélodique domine, prédomine sur celui plus orchestral qui viendra plus tard
chez Verdi, a des moments d’intensité orchestrale, d’angoisse, de fièvre, qui
ne tolèrent aucune faiblesse dans le discours dramatique de cette œuvre et,
ici, toutes les forces se conjuguent dans une passion qu’exige aussi la
partition. Il sait faire rutiler ou gémir les trouvailles bouleversantes de
timbres singuliers. Chef italien plié amoureusement aux exigences de la voix, il
est d’une solidarité respectueuse de tous les instants avec les chanteurs
jamais mis en danger L’Orchestre marseillais répond avec bonheur aux directions
du chef. Le chœur masculin de l’Opéra de Marseille d’Emmanuel Trenque, comme
un seul homme, un seul instrument, a
toutes les qualités musicales, et dramatiques, qu’on lui connaît et goûte.
À la fin, la tête monstrueuse verse une
larme. À la place peut-être de celle qu’on n’aura pas eue.
Opéra de Marseille
1, 4, 6, 9, 11 juin 2019
Rigoletto
de Giuseppe Verdi
COPRODUCTION Opéra
Marseille / Chorégies d'Orange
Direction musicale Roberto RIZZI-BRIGNOLI
Mise en scène Charles ROUBAUD
Décors Emmanuelle FAVRE
Costumes Katia DUFLOT
Lumières Marc DELAMÉZIÈRE
Mise en scène Charles ROUBAUD
Décors Emmanuelle FAVRE
Costumes Katia DUFLOT
Lumières Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos : Virgile KOERING.
Gilda Jessica
NUCCIO
Maddalena Annunziata VESTRI
Giovanna Cécile GALOIS
La Comtesse Ceprano Laurence JANOT
Le Page Caroline GEA
Maddalena Annunziata VESTRI
Giovanna Cécile GALOIS
La Comtesse Ceprano Laurence JANOT
Le Page Caroline GEA
Rigoletto Nicola
ALAIMO
Le Duc de Mantoue Enea SCALA
Sparafucile Alexey TIKHOMIROV
Le Comte Monterone Julien VÉRONÈSE
Marullo Anas SÉGUIN
Matteo Borsa Christophe BERRY
Le Comte Ceprano Jean-Marie DELPAS
L'Officier Arnaud DELMOTTE
Le Duc de Mantoue Enea SCALA
Sparafucile Alexey TIKHOMIROV
Le Comte Monterone Julien VÉRONÈSE
Marullo Anas SÉGUIN
Matteo Borsa Christophe BERRY
Le Comte Ceprano Jean-Marie DELPAS
L'Officier Arnaud DELMOTTE
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Photos :
Christian Dresse
1. La marotte du fou;
2. Folle fête;
3. Rigoletto insultant Monterone;
4. Le Duc et la Comtesse Ceprano;
5. Gilda dans son nid de verdure;
6. Duègne indigne;
7. Soubrette/Page;
8. Borsa, Marullo, Ceprano;
9. Maddalena et Sparafucile.
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