NORMAN,
MON FILS
DE NATHALIE
GENDREAU ET JIMMY EDMUNDS
ÉDITIONS DACRES,
2019, 223 pages
Voici un livre qu’on a du
mal à lire, qui fait mal à lire, qui a dû coûter à écrire, mais qu’il faut
dire. D’une cruelle actualité.
Si les parents de Vincent Lambert ne se
résolvent pas à laisser partir leur fils qu’un accident, le plongeant dans un
coma profond, leur a arraché en fait depuis des années, voici un père qui, se
résigne, vingt-quatre ans après, à laisser partir le sien dont une rupture d’anévrisme
irréversible vient achever une vie d’autisme épileptique depuis l’âge de deux
ans. Le mercredi 30 juillet 2014, à 19 heures, déchiré, écrasé devant l’évidence
de l’impossible retour du fils même à son état antérieur de handicapé profond
privé de la parole, figé à vie dans un lit d’hôpital, il signe cet « accord
au non-acharnement thérapeutique », en tuteur légal d’un enfant qu’il a
élevé, couvé, pratiquement seul, sur lequel il a veillé presque nuit et jour
jusqu’à ce jour fatal qui marque une fin, la fin physique de cette relation, de
ce paradoxal dialogue avec Norman privé de langage, qu’il a noué, tissé
patiemment pendant toutes ces années d’assistance assidue à son chevet, prêtant
au fils une impossible parole concrète, mais que le miracle de l’amour et de l’écriture
restituent ici, dans ce livre à deux voix : celle rêvée du fils, et du père, par l’intercession de
l’esprit de la délicate médiatrice Nathalie Gendreau.
Peu
importe donc la partition, la paternité de telle ou telle part de l’ouvrage d’une
osmose affective évidente, témoignage bouleversant, page à page, de ce père qui
a résolument « appris à régler son pas sur celui de son fils »
accablé dès l’enfance par un autisme irréductible, cessant de grandir
mentalement dès ses deux ans, frappé d’une encéphalite épileptique trop tard diagnostiquée,
devenu un bébé de vingt-six ans d’un mètre quatre-vingt et de quatre-vingt
kilos, quand l’anévrisme fatal achève la vie dont ce père aura fait, envers et
contre tout et tous, une fête. Ce père, Jymmy Edmunds, dont nous apprendrons
aussi par bribes pudiques l’enfance, n’aura pas connu son père, aura manqué de
père : face à ce fils diminué, il va devenir le père augmenté, le Père
absolu ; le déraciné va prendre racine, se fixer et grandir moralement par
cette filiation cruelle d’un enfant handicapé à vie qui va croître auprès de
lui, parallèlement, dans une floraison singulière de cet amour sublimé, scandé par
ses alternances d’espoir dans les progrès de la science pour sauver Norman, et par
la douleur de l’impuissance de traitements toujours en échec.
Vie terrible
de parents d’enfants handicapés : pudeur, lâcheté, réflexe naturel d’autoprotection,
les scènes trop dures, les crises imprévues épouvantables, tempêtes électriques secouant
tout le corps de Norman, font le vide peu à peu dans la maison, les amis, fuient
lentement ce ménage et son encombrante progéniture, les laissant à leur
solitude pleine de rancœurs inavouées, de culpabilités rentrées, un bouton d’herpès
génétique du père ayant sans doute transmis ce terrible héritage. Pour épargner
aux autres ces spectacles, ils refusent les invitations, n’osent même plus
sortir. La famille, le couple s’effrite, se délite, érodé par la souffrance
quotidienne et la nécessaire exigence de vie : vaincue par l’irréversible
maladie qui fait de son fils un étranger, la mère finit par chercher la survie
ailleurs.
Reste le
père, gardien farouche absolu de son enfant, bravant vaillamment les regards de
commisération des passants, rejet, malaise, indifférence, ou pire, les regards faussement
aveugles devant ce handicap dérangeant qu’on préfère ne pas voir. Vivant « viscéralement »
près de lui, le père grandit, lui, auprès de ce fils, éternel bébé, dont la
croissance mentale s’est arrêtée à deux ans.
Ce sont des
pages terribles qui nous concernent tous confrontés au pire des malheurs, la
souffrance des êtres chers, et le plus cher, le plus précieux, un enfant, et de
n’y pouvoir rien. Mais ici, c’est une leçon d’une grandiose humilité que celle
de ce père qui entre, comme en religion, au service de ce fils avec lequel on a
l’impression —non le sentiment— qu’il fait corps avec lui. Et le miracle, c’est
que ce corps enfantin malade, cet esprit apparemment ailleurs, qui ne s’est en
fait jamais absenté, entre en vibration, en écho fusionnel avec le père aimant
qui ne l’abandonnera jamais.
C’est là
que me frappe profondément cette conduite d’une démente et grandiose tendresse paternelle. La mère
porte longtemps en elle l’enfant à naître, fait corps avec lui jusqu’à ce qu’on
coupe, physiquement, et symboliquement, le cordon ombilical. Le père n’a pas ce
rapport charnel direct avec l’enfant : la paternité me semble une conquête,
on apprivoise peu à peu, peau à peau, caresses, baisers, cet enfant,
physiquement, affectivement, intellectuellement, mais nous ne serons jamais lui comme la mère l’a été. Or, ici, ce père,
dans le drame, semble lentement instituer, reconstituer un lien presque charnel
avec son enfant en partance, créant, au masculin, une « maternité » impossible :
un cordon ombilical qui le soude peu à peu à son fils, né du corps de sa femme.
Et sa vie devient la sienne. Et l’on comprend alors la tragédie finale dans son
intensité quand, dans ce dialogue merveilleux, bouleversant, au fils dont il se
décide enfin à abréger la souffrance inutile il murmure cet aveu qu’il aura désormais :
« une vie orpheline de toi. »
Norman,
par la grâce de la collaboration délicate de Nathalie Gendreau retrouve voix, pour
continuer, avec le Père aimant, ce dialogue, conjugué « désormais
au présent de l’amour éternel. »
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