Un instant Proust
d’après
À la recherche du temps perdu
de Marcel Proust
La
Criée, 14 mars 2019
Un fil infime de musique lointaine, un filet de voix d’un
infini obscur comme une réminiscence qui peine à surgir de l’ombre d’une
mémoire, un souffle enfle enfin doucement, on entend et on comprend :
« Avec le temps, va, tout s’en va… »
Mais, démentant le propos doucement
désespéré de Léo Ferré, tout le spectacle va tenter de montrer —de trop
démontrer peut-être—que tout ne s’en va pas avec le temps qui, même perdu, peut
se retrouver, du moins dans des « instants », si on le recherche, et on
le retrouve dans des intermittences temporelles, dans des mécanismes de conscience
involontaire, des sensations physiques, mouvements, odeurs,
saveurs, qui condensent et retrouvent des « fragments d’existence
soustraits au temps », cette « minute affranchie de l’ordre du
temps », révélation qui fonde À la recherche du temps perdu, qu’Agathe Simon appelle « Instant ».[1]
Avec l’instant proustien, tout ne s’en va
pas du temps, de la mémoire, peut-être figurée avec ses strates, comme le conscient
et l’inconscient, par cette étrange boîte à deux niveaux, le haut et le bas,
comme le grenier et la cave de la maison métaphorique des psychanalystes, le supérieur,
cube rouge éclairé d’une loupiote et d’une baie vitrée latérale, relié par une
échelle à l’inférieur, vaste capharnaüm encombré de chaises amassées, ramassées
en grappes horizontales, mais aussi empilées vertigineusement, peut-être
figuration des cellules, des lignes mémorielles discontinues, percées de vides,
des trous de mémoires. De diffuses lumières latérales éclairent d’ombre, si l’on
peut dire, cette ossature, ces squelettes, étrange architecture qui, si elle n’était
de bois, renverrait à l’architecture industrielle métallique de l'époque. On pense, bien sûr,
aux Chaises
d’Ionesco (1951) où le vieux
couple, sans passé, sans parole, au milieu d’une prolifération invraisemblable
de chaises, attend des invités invisibles, issus du néant, qui ne viendront, n’adviendront jamais. Fantômes de cette Recherche du Temps
perdu dont le nombre pourrait peupler et occuper symboliquement ces sièges
rustiques —dont les mondains recherchés par le dandy s’accommoderaient mal.
Mais le texte ici s’en tiendra
essentiellement aux moments de Combray, à l’enfance du Narrateur, à ses relations
fusionnelles avec sa mère et sa grand-mère, sa crainte de la sévérité d’un père,
tout à coup désarmé dans une scène théâtrale inattendue face à ce gamin fragile,
agaçant, attachant et attaché de fétichiste manière au rituel du baiser maternel
du soir, ventousé à la joue de maman comme à un sein rebondi. L’ombre de Swann
sonne et passe, le docteur Cottard et ses ordonnances alcooliques, mais non les
Guermantes et on retrouve des passages
du Temps retrouvé, l’expérience de la suffocation des bottines qui
réveille le souvenir de la mort de la grand-mère et fait prendre conscience du
décalage entre le temps chronologique et le « calendrier des sentiments ».
C’est dans cette
pièce le mécanisme du retour mémoriel convoqué, avec l’inévitable scène, demandés
à la bonne Françoise, ces « gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines
qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de
Saint-Jacques », trempés dans le tilleul ou thé par la tante Léonie ou la
grand-mère, lieu-commun qui nous sera habilement épargné par un humoristique
mimodrame.
En revanche, c’est
par le médium extra textuel du récit, probablement vécu, de la comédienne
vietnamienne Hélène Patarot, troublante,
touchante, qu’est abordé le sujet de la mémoire. Assise en marge à jardin sur
une banquette rouge, on croit d’abord à la grand-mère. Camille de La
Guillonnière, Narrateur, mince, frêle, voix
douce, veste à rayures du temps, chemise à col rond, cravate, bottines à
boutons montants, descendant, sans condescendre de sa hauteur, prend un manteau
et, tendrement, le passe à la vieille dame. Puis, aux questions qu’il lui pose,
sollicitant sa mémoire, on a le sentiment qu’il est un médecin tentant de
ramener au passé perdu une malade d’Alzheimer. On comprend : 1957,
séquelles humaines de la Guerre d’Indochine, arrachement d’enfants à mère,
grand-mère, déracinement, placement dans des fermes du Berri, où vécut la
grand-mère du Narrateur. Ce récit personnel, même dans sa dimension humaine , est une démonstration un peu laborieuse des faits et méfaits de
mémoire, de l’oubli, car « aux troubles
de la mémoire sont liées les intermittences du cœur » : même mère et
grand-mère semblent effacées du souvenir
et du sentiment de la comédienne, alors qu’elle a la révélation du retour du temps
avec la saveur, sinon d’une madeleine, d’un nem…Ce qui nous vaut la recette du
canard laqué…
Les Intermittences du
cœur était le titre prévu
jusqu’en 1912 par Marcel Proust pour tout le roman qui devient cette Recherche du Temps perdu. Il y a, dans
le texte, inépuisable en « instants », d’autres
mécanismes de rétention et restitution de la mémoire : les pavés inégaux
dans la cour de l’hôtel, le petit « salon-bibliothèque », le choc de la cuiller contre l’assiette, la sensation de la
serviette empesée, le « bruit strident d’une conduite d’eau ». Ils
suffisaient bien sans leur coller cette démonstration parallèle parasite, alors
que ce couple, ce jeune homme attentif et tendre, promenant inlassablement de
cour à jardin cette vieille dame meurtrie sur un fond délicat de musique, est
touchant, figurant le rapport du Narrateur à la grand-mère, d’autant que, belle
trouvaille, lorsque la comédienne s’empare du texte du petit-fils, c’est comme
si l’osmose entre les deux, matérialisait le rêve fou, infini, de Proust :
« toute cette éternité qui ne serait pas trop longue pour nous deux ».
Certes, on comprend l’intention : les
bribes de récit personnel, la déchirante enfance de la comédienne Hélène Patarot, arrachant à Proust lui-même
l’expérience des accidents et retours de la mémoire, opère comme une introduction universalisante
au problème du temps que chacun peut vivre, ici ou loin là-bas, partout. Cependant,
on est gêné par le hiatus stylistique entre cette pièce rapportée et les
morceaux vrais du texte, entre la prose poétique de Proust et cette prose prosaïque
qui jure par sa platitude ne serait-ce qu’avec l’éclosion des bourgeons des
imparfaits du subjonctif qui fleurissent la longue tige flexible de la phrase
proustienne libérée, comme les rosiers de la grand-mère, des tuteurs rigides du
classicisme. L’actrice étant indochinoise, sans sombrer dans le pastiche, si
aisé de deux auteurs contrastés, peut-être pouvait-on opposer le souffle
paradoxal de la phrase de l’asthmatique cherchant l’air, d’une ampleur parfois
à la limite du maniérisme, au minimalisme maniéré d’une Duras. Au théâtre, tout
texte, même le plus modeste, un soupir, se doit d’avoir un style.
Un instant Proust
Marseille, la Criée, du 13 au 16 mars 2019
Mise en scène, lumière, scénographie Jean Bellorini
Avec Hélène Patarot, Camille de La Guillonnière et le
musicien Jérémy Péret.
Adaptation : Jean Bellorini, Camille de La Guillonnière et Hélène
Patarot Costumes : Macha Makeïeff. Création sonore : Sébastien
Trouvé. Perruque : Cécile Kretschmar. Assistanat aux costumes :
Claudine Crauland. Assistanat à la scénographie : Véronique Chazal. Régie lumière :
Luc Muscillo. Régie son : Léo
Rossi-Roth. Régie plateau : Rachid Bahloul, Simon Chapuis.
Coproduction La Criée. Création au Théâtre Gérard
Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis novembre 2018
Photos © Pascal Victor
[1] Agathe Simon, « Proust, l’instant
et le sublime », in Revue d'histoire
littéraire de la France Presses Universitaires de France, 2003/4, Vol. 103,
pages 861 à 887.
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