Récital
MARIE-NICOLE LEMIEUX, CONTRALTO,
ROGER VIGNOLES, PIANO
Poèmes de Goethe et Baudelaire
Marseille-Concerts
La Criée, 5 novembre
Volupté d’une
voix pleine, ronde, longue, égale, aisée, graves de velours mais aigus
satinés ; intelligence sensible de l’interprétation, intelligence raffinée
du choix des textes et de l’équilibre du récital, pendant plus d’une heure
trente d’un temps suspendu par la magie de son art, Marie-Nicole Lemieux, avec le concours de Roger Vignoles au piano, a tenu sous son charme d’une simplicité
souveraine le public de la grande salle de la Criée. Magie d’une interprète
d’exception, souriante, dialoguant, blaguant avec les spectateurs dont elle
canalise même les applaudissements vers les séries de compositeurs et les
articulations thématiques des poèmes, pour ne pas perdre la concentration et
les atmosphères qu’elle a voulu nous offrir.
Photo : courtoisie d'agence |
Allemande, la première partie sert
des poèmes de Gœthe sertis en lieders par de grands compositeurs,
respectivement Schuman, deux lieds, Schubert, trois, Beethoven, deux, Fanny
Hensel-Mendeslssohn, deux et Hugo
Wolf, trois. La seconde nous convie en Baudelaire, poèmes mis en musique
par Chausson, Fauré (deux), Déodat de
Séverac, Charpentier, Debussy (deux) Duparc (deux).
Magnifique promenade entre le lied germanique
et la mélodie française du XIXe siècle. Et bonheur de voir défiler
les textes sur un écran en langue originale, plus la traduction pour les
allemands. En effet, que seraient ces musiques et textes, servis par cette
voix, si l‘on ne pouvait en suivre les mille inflexions et couleurs vocales sertissant
ces mots ? Par ailleurs, à écouter ce chant, à lire ces poèmes, on
découvre, avec certes un peu d’attention, des intentions subtiles de
l’interprète orfèvre en la matière.
Échos subtils entre poèmes
Ainsi, elle commence son récital sur
Gœthe par la fameuse chanson de Mignon,
extraite des Années d'apprentissage de
Wilhelm Meister : « Kennst du das Land? », abréviation de « Connais-tu le pays// des citronniers en
fleur, / Et des oranges d’or dans le feuillage sombre… ? », qui
séduisit un grand nombre de compositeurs, dont Beethoven et Schubert. C’est la
version de Schuman qui prélude cette
partie allemande qui se clôt par celle de Wolf.
Le récital se fermera sur un bis qui offrira l’adaptation française d’Ambroise Thomas, « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? »,
de son opéra Mignon, douce et
charmante cantilène, mais dont le piano souriant (réduction de la partition d’orchestre)
pâlit, pâtit, même à distance, de celui frémissant d’angoisse des deux
devanciers germaniques.
« Dahin », « là-bas »
Mais, au-delà de la musique, je ne
peux m’empêcher de trouver, aux vaines envolées du rêve de Mignon qui ouvrent
et ferment la première partie, l’écho de l’impossible envol de l’Albatros de Baudelaire (Chausson) qui prélude la seconde. Schuman,
déjà dramatisait les montées déchirantes de la jeune femme sur
« dahin », ‘Là-bas’, qui sombre encore davantage dans le drame avec
la noirceur de Wolf pour dire cette
vaine Invitation au voyage déjà baudelairienne où l’on retrouve aussi
cristallisé dans un point focal de l’évasion, d’un ailleurs meilleur,
« Là », ce désir de partir, de voyager avec l’être aimé :
« d’aller là-bas vivre
ensemble », dans les deux cas, de fuir et trouver dans cet utopique
« là-bas », un lieu printanier de soleil et de paix où :
« Là, tout n'est
qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »
Luxe, calme et volupté. »
Même
les évocations, entre songe et souvenirs d’un passé en lambeaux de la
visionnaire Mignon, cette salle, ces marbres, sont d’une vie antérieure de la rêveuse et
amnésique héroïne. Intelligence entre les lignes : La Vie antérieure de
Baudelaire, mise en musique par Duparc, avec ses « vastes portiques »
est un subtil écho final du récital à son début et à ces statues oniriques
entrevues, revues en rêve par Mignon.
Margot, Gretchen, Marguerite à son
rouet, abandonnée, déchirée de souvenirs amoureux est comme une Mignon
abandonnée sans doute autrefois, qui n’a pas encore intériorisé ou refoulé dans
la brume du rêve de l’inconscient, la consciente douleur présente : Gretchen am Spinnrade de Schubert est l’amorce de la folie
tournoyante qui trouve un logique exutoire dans les larmes incessantes du
successif Wonne der Wehmut de Beethoven, troué de soupirs, une
mélancolie à la douceur enfin cultivée. De la douleur domptée, on saute,
sursaute, à la révolte de la femme qui aspire, sinon à la statue guerrière héroïque,
au statut viril, sur un pas, martial, au son du tambour de Die Trommel gerühret du même Beethoven. Mais l’homme part toujours,
surtout le soldat, la femme reste, avec sa guerre intérieure. Mais la seule et
heureuse présence féminine, Fanny,
épouse Hensel, sans laquelle son
frère Félix n’aurait pas été Mendelssohn,
prouve bien, même bercée par la harpe (Harfners
Lied) que la femme n’est pas que le repos du guerrier, trouvé par le
voyageur nocturne dans toutes les cimes (Über
allen Gipfein ist Ruh).
Avec la délicatesse cristalline de
deux simples accords sur lesquels plane la voix souvent sur la même note, Blumengruss de Wolf, ‘Salut de fleurs ‘, précède le rêve d’un printemps
fleuri toute l’année, Frühling übers Jahr,
qui ramène logiquement au rêve de Mignon, Kennst
du das Land? qui clôt la première partie.
J’ai
dit les affinités subtiles de la première partie allemande avec la seconde,
française, mais qui, après le printemps italien de Mignon, plonge dans les
sombres couleurs du Chant d’automne de
Fauré et son Hymne tempétueux, les nocturnes,
duveteux et mélancoliques Hiboux de Déodat de Séverac. Même voluptueuse, La Mort des amants de Charpentier, n’en efface pas la
noirceur. Seul Le Jet d’eau, par Debussy éclaire, dans sa nuit, un peu l’ensemble,
plombé sitôt après par l’amer Recueillement
où la nuit qui marche est comme une image de la vieillesse qui arrive, de la
mort qui vient. Des deux mélodies de Duparc,
Invitation au voyage est la porte
dorée ouverte sur l’évasion, mais c’est aussi un crépuscule, quant à La Vie antérieure, ce n’est plus, à l’évidence,
une vie présente, mais la fuite du présent. Qui nous ramène aux velléités que j'ai dites de Mignon, avec
un postlude au piano de Duparc qui nous fait regretter mais espérer un récital
solo de ce grand pianiste qu’est Roger Vignoles.
Photo crédit: Ben Ealovega |
Harmonies
thématiques et textuelles, autant que musicales, bien sûr, qui m’apparaissent
dans ce programme réfléchi, des accords à tous les sens du mot, délicat tissage
où l’intelligence le dispute à la sensibilité : « Correspondances » si
chère à Baudelaire, dans la voix se Lemieux, « les couleurs et les sons se
répondent », harmonieusement.
Le son et le sens
Mais
ce ne serait qu’un savant, déjà remarquable, choix de poèmes qui séduit l’intellect
de l’auditeur attentif, s’il n’y avait la volupté d’une interprétation sensible
qui, tout en liant l’ensemble, fait de chaque morceau une atmosphère unique, un
paysage de l’âme qui nous est livré, délivré, de la confidence intime à la
clameur, à chacun en particulier et à tous ensemble. Les moyens immenses de Lemieux, ampleur de la voix, puissance,
sont pliés au murmure, au service du texte : elle caresse, effleure les
mots, les file termine sur un sfumato
expressif, ou les mord, les écorche au cri en tragédienne accomplie, jamais
gesticulatrice. La tenue de souffle lui permet un phrasé magistral, d’une
souveraine simplicité.
L’élocution
de l’allemand nous épargne ce staccato martial que tant d’interprètes non
germanophones, sans doute marqués par des films de guerre, se croient obligés
d’infliger à l’harmonieuse langue de Goethe et rappelle, par sa fluidité, le
grand Hans Hotter. Quant à la
diction française, digne de son illustre compatriote Jean-François Lapointe, c’est un modèle d’élégance, de beauté,
de clarté, qui nous vient encore du Québec : un « Là-bas » qui nous
parle merveilleusement d’ici.
Marseille-Concerts
La Criée,
5 novembre 2018
MARIE-NICOLE LEMIEUX, CONTRALTO,
ROGER VIGNOLES, PIANO
Poèmes
de Goethe et Baudelaire.
I. JOHANN
WOLFGANG VON GOETHE (1749-1832)
ROBERT SCHUMANN (1810-1856)
Kennst du das Land?
Wie mit innigstem Behagen
Wie mit innigstem Behagen
FRANZ SCHUBERT (1797-1828)
Der Musensohn
Ganymed
Gretchen am Spinnrade
Ganymed
Gretchen am Spinnrade
LUDWIG VAN BEETHOVEN
(1770-1827)
Wonne der Wehmut
Die Trommel gerühret
Die Trommel gerühret
FANNY MENDELSSOHN-HENSEL
(1805-1847)
Harfners Lied
Über allen Gipfeln ist Ruh
Über allen Gipfeln ist Ruh
HUGO WOLF (1860-1903)
Blumengruss
Frühling übers Jahr
Kennst du das Land?
Frühling übers Jahr
Kennst du das Land?
---entracte---
II. CHARLES BAUDELAIRE (1821-1867)
ERNEST CHAUSSON (1855-1899)
L’Albatros
GABRIEL FAURÉ (1845-1924)
Chant
d’automne
DÉODAT DE SÉVERAC (1872-1921)
Les
Hiboux
GABRIEL FAURÉ (1845-1924)
Hymne
GUSTAVE CHARPENTIER (1860-1956)
La
Mort des amants
CLAUDE DEBUSSY (1862-1918)
Le
Jet d’eau
Recueillement
Recueillement
HENRI DUPARC (1848-1933)
L’Invitation
au voyage
La Vie antérieure
La Vie antérieure
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire