HELL
D’Emio Greco et Pieter C. Scholten
Festival de Marseille
D’Emio Greco et Pieter C. Scholten
Festival de Marseille
L’art est difficile mais critiquer n’est pas aisé. Du moins quand le critique se donne le travail, peu facile, d’abord, de comprendre l’artiste, son propos, sa proposition puis d’en rendre compte en comptant, avec défiance, sur sa propre subjectivité car un sentiment ne peut passer pour un argument. Le pire est de céder à la facilité de la formule, du mot qui peut causer bien des maux s’il n’est pas pesé, léger à qui l’écrit, lourd chez qui il s’inscrit dans la vive chair de sa dignité et de son travail.
Ainsi, on ne tombera pas infantilement à pieds joints dans le piège du cliché facile du « l’enfer est pavé de bonnes intentions » qu’on a entendu, intention et tentation sottes et méchantes du lieu aussi commun que la fosse commune de l’enfer de la banalité à propos de Hell, ‘enfer’. Pour juger ce spectacle qui déménage d’abord et remue ensuite, il faut oublier certes une présentation malheureuse du programme qui l’annonce comme une festive réjouissance passant du hard rock à la comédie musicale, ce qui ne correspond qu’au dix premières minutes, follement endiablées et joyeuses, mais ne répond nullement à la longue suite : de la fête de la vie à sa défaite, la mort.
Dans une folle ambiance de discothèque, mais noire comme une messe, une kermesse funèbre, danse en noir, rythme infernal, pulsion, pulsation, frénésie, ivresse de vie mais guettée, hantée par une ombre. Puis sonnerie de glas, glaciation, ralentissement du rythme des corps et du cœur, grondements, grincements, crissements, sinistres grillons ou stridulations de cigales ; cris lointains d’enfant d’une lointaine enfance du début de vie : peut-être l’homme-roi dont le clairon qui annonce sa venue en ce monde n’est jamais que celui de ses pleurs, qui annoncent ce qui l’attend dans cette vallée de larmes, dans son parcours du berceau au tombeau. Pour qui sonne le glas ? Certes, dans des déflagrations, des mitraillades, les danseurs, fauchés dans leur envol, disloqués, tour à tour tombent sur le sol ; le frémissement de chair frappée au cœur qui se débat encore est saisissant : le protagoniste tremble, semble vivre sa mort, jusqu’au dernier souffle qui fait tressaillir les fibres ultimes de sa jambe. Mais dans cette pénombre d’angoisse, cette brume, le spot qui se promène sur les spectateurs, lentement, spectralement, éblouit, aveugle : éblouissement de la vie, aveuglement de l’existence, nous ne sommes plus une masse indistincte de spectateurs mais des acteurs aussi, des individus singuliers impliqués, chacun tour à tour désigné, éclairé par le spectre de la mort. On devine Le jeune homme et la mort, La jeune fille et la mort mais, dans cette médiévale et baroque danse macabre, c’est l’égalité de tous devant la mort, l’arbre dépouillé côté jardin, et, peut-être, du jugement d'un Dieu attendu comme le Godot de Becket, porte étroite du salut côté cour, à la volte et montants éclairés d’une double couronne d’ampoules.
Portés par toute la technique classique tournée et détournée vers un expressionnisme impressionnant (comme ces mouvements d’exercices à la barre périphérique exécutés au centre, en groupe), les danseurs sont prodigieux. Quand, avec la beauté du diable, nus, frémissants, ils se campent sous l’arbre décharné, chairs sculptées sous des lumières livides, on songe à la peinture flamande, à des groupes de Cranach l’Ancien, contemporain d’un Michel-Ange et de ses réprouvés du Jugement dernier : signature des deux chorégraphes, l’un du nord, l’autre du sud, unis par cet Enfer de Dante dont la Béatrice serait cette ombre errante.
Dans cette angoisse lugubre, la romance de Nadir des Pêcheurs de perles de Bizet, en tango, sonne comme un ciel rêvé entrouvert sur l'espace que les quatre notes du début de la Cinquième symphonie de Beethoven viendra balayer comme un inéluctable destin : beau et terrible, le nôtre.
Mais l’enfer, c’est les autres, le monde : moi et les autres, les autres et moi dans le je(u) spéculaire de la vie. Et dans ce hangar, temple d’un travail dans ce port déserté ou déshérité, cet enfer prend un sens aigu aujourd’hui : de l’enfer du travail d’autrefois, nous sommes passés à l’enfer du manque de travail.
Festival de Marseille 2 et 3 juillet 2008, Festival d’Avignon, 23 et 24 juillet
HELL (création 2006)
Chorégraphie : Emio Greco / Pieter C. Scholten ;
Conception lumières, scénographie et son : Emio Greco | Pieter C. Scholten ;
Lumières : Henk Danner ;
Costumes : Clifford Portier ;
Danseurs : Ty Boomershine, Victor Callens, Vincent Colomes, Sawami Fukuoka, Emio Greco, Nicola Monaco, Marie Sinnaeve, Suzan Tunca.
Photos : Laurent Ziegler
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