CHANSONS DES TROUBADOURS
par Alegransa
Église Notre-Dame du Mont, Marseille
par Alegransa
Église Notre-Dame du Mont, Marseille
Troubadours
Le mot vient sans doute de trobar, ‘trouver’, inventer un « trope », au sens rhétorique mais aussi musical médiéval : le troubadour est donc, essentiellement, un auteur compositeur et interprète. L’influence de la poésie arabigo-andalouse, qui sauva l’héritage de l’amour platonicien, en est sûrement l’origine et ce début du Collier de la colombe d’Ibn Hazam semble résumer l’idéologie amoureuse troubadouresque :
Je te voue un amour pur et sans tache :
Dans mes entrailles est visiblement écrit et gravé cet amour.
Si dans mon cœur il y avait autre chose que toi,
Je l’arracherais et déchirerais de mes propres mains.
Je ne te demande rien d’autre que de l’amour.
Sans oublier les chansons, encore andalouses, adressées à l’ami(e) (habib). Le premier troubadour connu, le duc Guillaume IX d’Aquitaine, père de la fameuse Aliénor, avait dans sa cour des musiciens venus de l’Andalousie médiévale. Quoiqu’il en soit, si les premiers troubadours sont du Limousin et de l’Aquitaine, on en trouvera vite dans toutes les régions de langue d’oc, langue du sud de la Loire, de la Catalogne et au Piémont.
Il reste plus de deux milles poèmes de quelque quatre cents troubadours mais, hélas, seules environ deux centaines de mélodies de leurs textes, entre les XI e et XIII e siècles. Ces poèmes exaltent, non point l’amour chevaleresque qui est celui de la dame envers le Héros, mais la fin’ amor, qui, renversant les rôles fait un héros du chevalier non pas triomphant mais blessé et vaincu par l’amour de la Dame, qui devient centre et souveraine du jeu amoureux. Et cependant, ces poèmes savants de forme, aristocratiques, au-delà d’une métaphysique et casuistique de l’amour courtois qui régnera en Europe pendant des siècles, reprise inlassablement de Dante, tributaire des troubadours, puis de Pétrarque à travers poésie et opéras baroques, nous ont légué non seulement un code courtois et galant de comportement envers la femme, mais toute une symbolique et une imagerie popularisées qu’on ne soupçonnerait pas : cœurs entrelacés gravés sur les arbres, « cœur sur la main » de l’amant courtois qui fait don du sien, agenouillé, à la dame, baise-main, signe d’hommage à celle qu’on fait Maîtresse et souveraine de ses pensées, échanges des cœurs, etc. Mais aussi des genres musicaux, l’aubade (chant pour réveiller l’amie), la sérénade (chant de la nuit), l’alouette qui éveille et sépare les amants, opposée au nocturne rossignol (comme dans Roméo et Juliette).
D’Artemisia à Alegransa
Sous le beau nom d’Artemisia, celui de la fameuse femme peintre du début du XVII e siècle, Artemisia Gentileschi, le trio formé par Isabelle Bonnadier, chanteuse, et ses comparses musiciens, Valérie Loomer et Gwénaël Bihan, nous a déjà enchantés dans le répertoire baroque. Sous celui joyeux d’Alegransa, la triade nous ouvre ou découvre d’autres horizons, plus lointains dans le temps, mais proches du Baroque tant par cette rhétorique amoureuse que les troubadours gravèrent dans l’imaginaire affectif occidental que par la conception d’une façon de chanter un texte au service du mot, toujours compréhensible, collant à sa substance poétique, une manière de recitar cantando, de ‘réciter en chantant’, de favellare in armonia, que retrouveront les précurseurs florentin de l’opéra, doublé de mélismes, libres d’improvisation, qui anticipent aussi la virtuosité vocale baroque.
Si les mélodies des troubadours nous sont parvenues, rien de leur l’accompagnement par contre, bien que les miniatures illustrant les manuscrits, notamment celles des Cantigas de Santa María d’Alphonse le Savant de Castille, nous montrent nombre d’instruments. Laissé donc à la libre imagination des interprètes, l’accompagnement d’Alegransa est du meilleur goût mêlant instruments populaires à percussions (Isabelle Bonnadier) ou à vent flûtes virtuoses et cornemuse (Gwénaël Bihan) et instruments savants à cordes pincées (Valérie Loomeer), avec la saveur nécessairement orientalisante, dette de cette musique : l’harmonium indien pulsé par Bonnadier, le daf, le tambour océan à rumeur de vague, sanza, riqq, flûte indienne : musique d’autrefois, d’ici et d’ailleurs.
Appel lointain d’entrée, virtuoses vrilles de vigne ivre de la flûte sur le tapis bleu d’horizon du bourdon de l’harmonium ; couleurs mélancoliques de cor anglais brumeux de la cornemuse, étincelles dorées de la corde pincée d’enluminure de manuscrit ou de fresque médiévale : s’élevant sur ce fond doucement ombreux de la basse et auréolée des étoiles égrenées des notes aiguës, la voix ailée d’Isabelle, délicatement nimbée de nébulosités rêveuses des résonances de l’église, tour à tour passionnée, tendre, toujours lumineuse, d’une déchirante douceur parfois, enrubannant de vocalises merveilleuses le cadeau précieux de ces textes d’amour blessé ou exalté, éveille des échos profonds du cœur et réveille une mémoire oubliée d’une autre vie rêvée. Isabelle Bonnadier chante les troubadours qui l’auraient chantée s’ils l’avaient connue.
30 mars 2008
Photos G. Zuchetto :
1. Valérie et Gwénaël ;
2. Isabelle et Valérie.
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