Bouffon tragique
Rigoletto,
de Verdi, livret de F. M. Piave,
Rigoletto,
de Verdi, livret de F. M. Piave,
L’œuvre
Du drame de Victor Hugo Le Roi s’amuse, qui échoue en 1832, Francesco Maria Piave tira un livret génialement condensé auquel la musique de Verdi donna en 1851 une portée humaine archétypale et un succès universel jamais démenti depuis, malgré les traverses de la censure obtuse de l’époque et les dédains minaudiers d’une critique éprise de doucereuses fadeurs. Mais le public ne s’y trompa point, qui fit de l’œuvre un des succès les plus justement populaires du répertoire. Si François I est transfiguré en Duc de Mantoue pour satisfaire la bienséance politique qui n’admet pas un roi immoral, la trame n’en perd pas de sa puissance.
A sujet fort, force et expressivité d’une musique toujours étonnante d’inventivité mélodique sans cesse jaillissante : beauté extérieure d’un souverain libertin vulgaire et d’une cour raffinée mais aux bas instincts ; laideur et difformité du bouffon bossu Rigoletto, complice complaisant des petitesses des grands mais qui cultive au fond de lui, et en secret, la beauté d’un amour pour sa femme perdue et pour la pureté sa fille qu’il entend préserver, en tyran jaloux, de la dépravation morale du monde : c’est quasiment Quasimodo amoureux d’Esméralda dans Notre-Dame de Paris, rédemption et tourment. Grain de sable dans la machine bien huilée des cruelles facéties des courtisans, cyniques pourvoyeurs en gibier féminin des caprices de leur maître : la malédiction d’un père outré de l’outrage à sa fille et dont l’imprudent bouffon se moque sans pitié. Ce thème, qui sonne dès l’ouverture à l’orchestre, pèse comme la fatalité antique sur le héros bossu et le poursuit jusqu’à la tragique fin où le père est puni par où il avait insulté un père. Mais du lever de rideau à la fin, ce héros difforme, choquant pour la bourgeoisie du temps, passe par une gamme large de sentiments humains : sarcasmes grossiers, mépris, crainte superstitieuse, remords, amour et jalousie envers sa fille, détresse, révolte, supplication, vengeance, désespoir. Et cela, dans une continuité dramatique toute neuve pour l’époque, que la musique exprime avec une rare et efficace économie de moyen, dans un flux mélodique continu plus que dans des morceaux à découpe traditionnelle, même les airs du Duc et de Gilda (états d’âmes opposés des jeunes héros, rêverie de jeune fille, déception amoureuse et désinvolte et élégant cynisme du séducteur) sont intégrés à l‘action.
Monter Rigoletto à Marseille est une assurance de succès, mais non tous risques, tant le public a fétichisé cette œuvre qu’on risque de s’y piquer à trop s’y frotter imprudemment. Mais foule pas folle forcément au rendez-vous et les insolites efforts vestimentaires, si rares aujourd’hui, dont on a pu juger dans la salle me semblaient être moins la signature d’un spectacle de fin d’année que le signe du respect pour cette œuvre. A cette attente respectueuse a répondu pleinement cette dernière production marseillaise.
La réalisation
Dans un cadre noir de scène, un amphithéâtre en bois, aux entrées basses de cirque, surmonté d’une vertigineuse bibliothèque noire à galeries, empilement de sombres livres de connaissance, peut-être ésotériques, et sûrement scientifiques dans ce théâtre expérimental de la science de la Renaissance où, durant l’ouverture, le metteur en scène Arnaud Bernard, nous fait assister à une expérience scientifique qui fait penser à celle que subit le malheureux Wozzeck : sur une table de dissection, définie par la voisine statue d’un « écorché » qui renvoie implicitement aux dissections de cadavres de Padoue du célèbre André Vésale, le duc teste, de sa dague, la bosse de son futur bouffon comme on piquait autrefois, lardait le dos des supposées sorcières. Dans un coin, toute petite, chapeau pointu et robe noire, sans doute l’une d’entre elles attend, terrorisée, son tour pour la torture ou l’expérience, ainsi que deux jeunes femmes effarouchées, comme des cobayes d’un autre genre pour la curiosité érotique et thanatique du souverain et de sa cour venue au théâtre de ce spectacle. Dans la même scénographie, à la fin de l’œuvre, une barque tient lieu de table de consommation sexuelle et d’autel du meurtre avec la même dague qui devrait, cette fois, percer le Duc débauché. Bonne unité dramatique, sous les éclairages poétiques ou sinistres de Patrick Méeüs dans ces beaux décors d’Alessandro Camera qui circonscrivent aussi la demeure de Rigoletto en rotonde et tour ronde prises à la Ville idéale de Piero della Francesca, dont nous aurons joliment les maquettes, les modelli, à l’acte II : la laideur du monde circonscrite dans la beauté géométrique rêvée par la Renaissance italienne.
Ce dispositif vertical bicolore permet d’heureux effets de lumière et couleur et de disposition des personnages, clairs sur le sombre comme Gilda descendant de la chambre ou le Duc facétieux en gloire plastronnant sur l’escalier en colimaçon ; la jeune fille en Juliette en son balcon et écrin d’amour ; splendeur sévère des vêtements des courtisans en noir et fraise blanche (Katia Duflot) à la mode d’une Espagne dont l’ombre s’étend alors sur l’Italie, avec des effets d’arabesque à la Gréco. Les groupes sont particulièrement bien animés et personnalisés si les rapports entre les héros sont parfois un peu distants, mais compensés par l’excellence singulière du jeu des principaux protagonistes et, même des comparses, comme l’impressionnant vocalement et scéniquement Monterone de Cyril Rovery, le remarquable Marullo expressif d’André Heyboer, la solide Giovanna d’Aline Martin et le sombre et caverneux mais incompréhensible Vladimir Matorin, en Sparafucile.
L’interprétation
Dès l’ouverture, au pupitre, Paolo Arrivabeni fait sonner l’orchestre avec un dramatisme sans pathos qu’il maintiendra dans cette intensité sans emphase, ciselant les cordes comme des lames de dague affûtées de cruauté dans l’acte II, éclairs cinglant de cuivres dans l’air de la vengeance, et, dans le fameux quatuor, l’orchestre est une cinquième voix tragique, peut-être un peu trop forte pour le velours voluptueux de la Maddalena sensuelle de Nona Javakhidze un peu estompé. Doté d’un timbre raffiné, d’une technique élégante, d’une présence certaine, Giuseppe Gipali pâtit sans doute d’une salle qui excède la puissance de sa jolie voix, mais a du panache. Mobile, ductile, agile, Sylvia Hwang, ancienne du CNIPAL que l’on retrouve avec bonheur, est une Gilda à l’aigu facile et précis avec une vérité scénique émouvante. Elle a la chance d’un Rigoletto d’exception en la personne de Carlos Almaguer, voix puissante, égale, chaude, souple qui, dès son monologue, manifeste un sens poignant du texte en ses recoins ombreux et la musique en ses plus subtiles nuances : il fait vivre ce père tendre et bête blessée au plus cher de sa vie, avec une bouleversante évidence et une humaine et confondante simplicité. Les chœurs sont toujours d’excellente tenue (P. Iodice).
Un spectacle qui est un magnifique cadeau de fin d’année.
29 décembe 2006
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