Les
idées heureuses
Pour les 350 ans de
Couperin
(10 novembre
1668-22 septembre 1733)
Récital de clavecin
Christine Lecoin
Bastide de la Magalone,
Marseille
Samedi 10 novembre,
Christine
Lecoin
Heureuse
idée, en effet, que de célébrer le jour de la naissance du grand musicien par
un brillant récital de clavecin par une de ses meilleurs interprètes, Christine
Lecoin. Pianiste et claveciniste, en 1990, elle est l’unique française
sélectionnée pour participer à la Master class
de Gustav Leonhardt au Symposium International de Clavecin d’Utrecht (Pays Bas),
invitée ensuite pendant quatre ans, à travailler avec lui à Cologne.
L’an d’après, lauréate du
Premier Prix du Concours International de Clavecin de la fondation Spivey
(Atlanta, USA), elle se promène en soliste aux États-Unis et en Europe. Sans
abandonner les concerts solistes ou de continuiste dans des ensembles baroques,
désormais fixée à Marseille, elle est Professeur d’Enseignement Artistique en
clavecin au Conservatoire National de Région, appréciée d’élèves attentifs à sa
douce rigueur pédagogique.
C’est dans la belle
bastide de la Magalone, où elle prodigue aussi ses cours, qu’elle donnait un
sensible et élégant récital à l’image même, sonore, du musicien qu’elle
servait.
La
Magalone
Il
y a des lieux privilégiés où la musique se love en un acte d’amour Symétriquement
en face de la toujours moderne « Cité radieuse » de Le Corbusier, franchie
la ligne du majestueux boulevard Michelet, un mur aveugle d’où débordent des
arbres curieux. Un portail à l’ancienne ; un parc de buis taillés,
géométrique bassin et fontaine, allées dont la raideur rectiligne à la
française est déjouée par la fantaisie exotique de palmiers mêlés aux platanes
(introduits en Europe au XVIIIe siècle), et magnolias, jardin peuplé
de quelques statues : un chemin conduit
nonchalamment à la belle Magalone, harmonieuse bastide entre XVIIe et
XVIIIe siècles, façade et fronton classiques avec des réminiscences
baroques. Sa vaste salle d’entrée, scandée de deux majestueux escaliers
symétriques aux rampes en fer forgé, sous deux arcs en anse de panier du XVIIIe,
portes soulignées de trumeaux et cartouches en style rocaille ornés de trophées
dorés aux murs, est un intime salon de musique ancien pour un public choisi :
atmosphère et proportion exacte des concerts d’autrefois.
Concert français
Lieu
rêvé pour ce clavecin vert, la musique qui s’y va donner, et cette
instrumentiste blonde joliment longiligne, ensemble pantalon corsaire noir et
ceinture ceinte d’or, d’élégantes espadrilles aux lacets montant sur le mollet.
L’expliquant avec le naturel souriant de la pédagogue, elle prend la pose
imposée par Couperin même : la jambe face au public allongée sous
l’instrument forcément sans pédale. Le compositeur, nous dit-elle, dans les
préfaces de ses quatre livres de clavecin (1713, 1722, 1730) priait les
interprètes, de respecter à la lettre ses partitions, sans ajout ni omission ;
dans L’Art de toucher le clavecin (1716 et 1717), le
professeur exposait une méthode pratique de jeu, cette position du corps, des
doigts, et, surtout, la manière de réaliser les d’agréments. En commentant, spécialiste
scrupuleuse, Christine Lecoin, physiquement, entre donc déjà en Couperin avant
d’entrer dans sa musique, mais trouvera dans les contraintes, si chères à
Valéry, sa paradoxale liberté.
Évidemment,
on ne saurait réduire à l’unité du semblable les deux-cent-vingt-six pièces
composées par Couperin. L’interprète en a choisi quinze, qui la définissent
quelque peu par son choix autant qu’elles dessinent un univers du musicien,
alternant, dans la manière baroque, le vif et le lent, le gai et le grave. Wanda
Landowska, à qui l’on doit la renaissance de l’instrument au XXe siècle,
parlait du « noble ferraillement » du clavecin, sonore image belliqueuse, qui valait sans doute pour le sien,
un Pleyel bien particulier, mais sans doute pas pour Couperin.
Homme bien de
son temps à cheval sur deux siècles, entrant dans une période rococo qui, après
les lourdeurs et pesanteurs grandiloquentes des fastes compassés d’un Versailles
crépusculaires, déserte ses immenses galeries, préfère l’intimité heureuse des
salons en ville, les formes légères et brèves en art. C’est toute l'esthétique, je dirais l’éthique du
plaisir : Les idées heureuses d'une Régence délivrée de ce
poids.
Classés
selon des Ordres, appellation
particulière, aussi étranges que ses Baricades
mistérieuse [sic], aux obsédants amas
brumeux d’accords dans le grave, ces pièces courtes, assurément, sont de sortes
d’aphorismes musicaux à la touche rapide dirait-on en terminologie picturale,
qui sera plus tard en faveur dans la peinture galante des Boucher, Fragonard,
Tiepolo (La Voluptueuse, La Favorite, La Ténébreuse), des
tableautins peignant explicitement des scènes campagnardes idylliques dans le
goût pastoral du temps (Les Moissonneurs, Les Bergeries), un
énigmatique animal Amphibie
indéterminé, des portraits peut-être pensés à façon de La Bruyère (La
Visionnaire, La Ténébreuse, La Lugubre, La Charolaise),
ou un catalogue plaisant d’objets dans un style plaisamment représentatif (Le
Tic-toc, Le Réveille-matin), sans oublier une adorable
cantilène berceuse, Dodo ou l’amour au berceau, où l’amoureux
XVIIIe siècle, plus qu’un bébé ou Jésus, ne voyait sûrement que
Cupidon.
Des
titres donc par lesquels Couperin, sans les négliger (Canaries), dépassait la traditionnelle suite de danses en enfilade,
celles-ci servant dans cet échantillon, d’indication de forme, de rythme —ou de
signe ou clin d’œil d’identification à ses mystérieux portraits : La
Ténébreuse, c’est une « Allemande » ;
La Lugubre est une « sarabande », d’origine espagnole,
renvoyant, par un ironique renversement cette danse picaresque vive (on en a
gardé l’expression « Faire la sarabande »), à la gravité prêtée alors
au peuple espagnol ; La Favorite est marquée par une « chaconne
en rondeau », danse aussi espagnole, mais à la formule réitérative variée,
allusion peut-être malicieuse à la ronde incessante des favorites répétées. Qui
sait? autant d’hypothèses que nous proposons à ces devinettes mignardes au
charme piquant mais mystérieux.
En
tous les cas, l’expressivité de l’interprète, tenue fidèlement par ces titres souvent
énigmatiques de Couperin et ses révélatrices indications de tempo et de
caractère (« Gravement, noblement, gaiement, naïvement, vivement, tendrement,
légèrement… ») dessine à nos oreilles certes non une musique pléonastiquement
figurative, mais peuplées de figures par lesquelles, leur donnant un sens, elle
éveille nos sensations, nos visions, nos images : l’œil et l’oreille ravis.
C’est que le charme du clavecin, incapable
d’enfler ou de diminuer le son, sans le forte
raccoleur d’autres instruments qui nous tiennent à distance, sans le piano qui invite à aller chercher la
musique, convie à se laisser éclabousser par un flot délicat et délicieux mais entier,
par sa fraîcheur ruisselante comme la blondeur solaire de la claveciniste semblait
auréolée du nimbe argentin des notes.
Cependant, les limites de
l’instrument sont habilement fardées ou dépassées par la virtuose :
passant avec une prestesse de prestidigitatrice du registre aigu au grave, c’est
bien l’illusion du passage de piano
au forte que nous donne Lecoin (Les
Bergeries). La dextérité,
la célérité de ses agréments, pincés simples ou doubles, ports de voix,
tremblements, batteries de croches, trilles, notes très vertigineusement
rapprochées, semblent les lier, prolonger la durée du son, colorent une palette
de nuances qu’on dénie à tort à l’instrument. Si bien que la netteté précise du
son n’empêche pas de doux éclats satinés, diaprés, chatoyants, moelleux, vaporeux :
art, artifice de la technicienne bien imprégnée d’un temps se plaisant aux
trompe-l’œil, qui nous jouant aussi, voluptueusement, de l’illusion d’oreille.
Vers la fin du concert, la salle comble, la
chaleur des spots affecte un peu la justice et justesse des cordes mais,
finalement, pour une oreille contemporaine, délicatesse de plus à savourer
comme le fin scintillement d’eau d’une fine cascade, poussière lumineuse irisée
par le soleil, se vaporise en arc-en-ciel léger sous le soupir joueur d’un aimable
zéphyr.
Samedi 10 novembre,
Bastide de la
Magalone, Marseille
Christine Lecoin, clavecin
François Couperin
Photos B. Pelegrín
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