SALAMMBÔ
Opéra en cinq actes et huit tableaux d’Ernest Reyer, livret de Camille de Locle d’après le roman de Gustave Flaubert Opéra de Marseille, 5octobre
Opéra en cinq actes et huit tableaux d’Ernest Reyer, livret de Camille de Locle d’après le roman de Gustave Flaubert Opéra de Marseille, 5octobre
Marseille n’est pas qu’une future « capitale culturelle » et n’a pas toujours été ingrate envers ses créateurs, locaux ou venus d’ailleurs, contraints à chercher à Paris une reconnaissance souvent niée en leur indifférent pays. Renée Auphan, pendant son mandat à la tête de l’Opéra de Marseille, avec son complice Maurice Xiberras, toux deux Marseillais d’ici et d’ailleurs, s’est vouée à fêter certains illustres concitoyens parfois un peu trop négligés chez eux : tour à tour, des hommages ont été rendus à Louis Ducreux, à travers des reprises de son fameux passage chez nous et d’un amical foyer à son nom, à Edmond Rostand, avec son Aiglon mis en musique par Ibert/ Honegger, à Pagnol, avec la création de Marius et Fanny. Voici le tour d’Ernest Rey (1823-1909), célébrissime en son temps et jusqu’au milieu du siècle dernier sous le nom de Reyer, duquel la place de l’Opéra prend son appellation, anticipant d’un an le centième anniversaire de sa mort. Nous eûmes la chance, il y a quelques années, d’entendre ici son Sigurd (1884) mais Salammbô (1890) avait déserté notre scène (et celles du monde entier) depuis plus de soixante ans.
L’œuvre
Du Locle avait déjà écrit pour Verdi les livrets de Don Carlos et d’Aïda, et celui de Sigurd pour Reyer. Il partit du canevas de Flaubert lui-même qui rêvait d’un opéra sur son texte, la révolte des mercenaires contre Carthage, indignés par « la foi punique », la mauvaise foi des Carthaginois qui refusent de les payer alors qu’ils ont défendu de leur sang leur cité contre Rome. Le romancier avait opéré un découpage des scènes à faire, confiant la rédaction d’abord à Théophile Gautier, puis à son gendre Catulle Mendès, qui déclarèrent forfait.
Le roman touffu de Flaubert, encombré de somptueuses mais statiques descriptions, épuré en livret par de Locle, dans un contexte guerrier et politique, rejoint les classiques intrigues d’opéra : une virginale prêtresse, telle Norma ou la Vestale, amoureuse d’un ennemi, déchirée entre son devoir, sa religion et son amour, compliqué de la jalousie d’un traître : la trilogie classique de l’opéra XIX e siècle des amours contrariées d’un ténor et d’une soprano par une voix basse. L’héroïne est tentée comme une Judith ou une Dalila de venger sa patrie en tuant l’ennemi, mais Salammbô préfèrera se suicider au lieu de sacrifier son aimé, qui la suivra dans la mort -comme Roméo.
L’opéra de Reyer, après un succès éclatant, a été dénigré par des musiciens, le prix peut-être de son intransigeance acerbe de critique musical, juge et partie pris à son piège. Mais la caution de son ami Berlioz et l’admiration de Bizet, entre autres, devraient faire réfléchir. Si quelques accords de l’ouverture et des leitmotive font songer à Wagner, ce qui est normal à cette époque, rien à voir ni à entendre avec d’Indy et Chausson, qui s’en réclament ouvertement. Sans chercher automatiquement et abusivement des références, il est vrai qu’on songe parfois aux couleurs orchestrales et aux rythmes martiaux des Troyens de Berlioz (mais parties médianes mieux remplies) et, pour la déclamation lyrique, large, soutenue, c’est comme, chez Berlioz, dans Gluck qu’il faut la chercher, et d’ailleurs, le même type de voix féminine est requis : un soprano dramatique ou une mezzo. Cependant, efficace, adaptée à son objet farouche et guerrier, la musique de cet opéra d’hommes et de chœurs, avec de poétiques parenthèses de douceur féminine, est pleinement de son temps, mais originale.
La désaffection tient plus sûrement à la nécessité d’un plateau extraordinaire, un grand chœur, sept grandes voix masculines plus une chanteuse exceptionnelle pour passer la rampe d’un orchestre dense, nourri, souvent a tutti, dans des tessitures hors normes, exacerbées aussi. C’est déjà la première réussite de cette résurrection.
La réalisation
L’autre gageure de l’œuvre tient à la démesure des moyens scéniques originaux que nous rappellent les belles projections de maquettes de décors et costumes d’époque, très marqués par le style Art Nouveau du temps. Autres mœurs et contraintes de notre époque de pénurie : faute d’onéreuse mise en scène, la mise en espace. Yves Coudray, avec son inventivité habituelle, s’en charge : dispositif très simple, un praticable à degrés, palais, temple ou terrasse, deux colonnes délimitant des espaces divers fermés d’une tenture, une statue, une table, des bancs, un canapé. Les chœurs et les personnages s’y disposent en d’harmonieuses diagonales. Les éclairages de Philippe Grosperrin créent des atmosphères, jour, nuit, pénombre rosée du temple, dessinent des triangles bleus de rêve sur fond noir ou sanglants comme une lame.
L’interprétation
Pour la dernière, les chœurs (Pierre Iodice) sont parfaitement rôdés et domptés et déploient une énergie grandiose et barbare. Éric-Martin Bonnet, Antoine Gardin, basses, André Heyboer et Jean-Philippe Lafont (leur aîné), barytons, font un sombre tapis vocal et viril et illustrent au mieux l’école française de chant, tandis que Wojtek Smilek a la noirceur caverneuse du traître et son accent polonais ajoute de la couleur au personnage de roi Numide. En prêtre cauteleux et insinuant, mains jointes onctueusement comme un juvénile séminariste, Sébastien Guèze, étonnant dans ce rôle, déploie une voix claire pour sombres pensées, murmurant à l’oreille mais déferlant sur la houle orchestrale. Dans le rôle de Mathô, le chef mercenaire rebelle, Gilles Ragon, technique à toute épreuve se lance à corps perdu, sans perdre la voix ni la justesse de l’expression, dans la tempête orchestrale passionnellement déchaînée. Les quelques répliques de Murielle Oger-Tomao suffisent à imposer cette servante mais, tourmentée, douce, violente, aussi belle de ligne vocale que de corps, Kate Aldrich, avec une diction impeccable, voix large, généreuse, ductile, mezzo aux beaux graves, aux aigus éclatants et aisés, fait sien le rôle de Salammbô.
À la tête d’un orchestre transcendé, Lawrence Foster fait tonner, briller, vibrer, murmurer les luxuriances d’une généreuse partition heureusement retrouvée.
Orchestre et Chœur (Pierre Iodice) de l’Opéra de Marseille ; Direction musicale, Lawrence Foster ; mise en espace : Yves Coudray ; lumières : Philippe Grosperrin ; Salammbô : Kate Aldrich ; Taanach : Murielle Ogier-Tomao ; Mathô : Gilles Ragon ; Shahabarim : Sébastien Guèze ; Hamilcar : Jean-Philippe Lafont ; Narr’Havas : Wojtek Smilek ; Spendius : André Heyboer ; Giscon : Antoine Garcin ; Autharite : Eric Martin-Bonnet ; Marseille, du 27 septembre 2008 au 5 octobre.
Salammbô a été diffusée samedi 11 octobre à 19h30 sur France-Musique dans la "Soirée Lyrique" de J. Rousseau.
Photos Christian Dresse :
1. Salammbô et les mercenaires ;
2. Salammbô et le directeur de conscience ;
3. Salammbô et Mathô ;
4. Mort des amants.
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