FEMMES TONDUES
La Traviata
Musique de G. Verdi, livret de Fr. Maria Piave
Opéra d’Avignon
La Traviata
Musique de G. Verdi, livret de Fr. Maria Piave
Opéra d’Avignon
L’œuvre
On ne fera pas l’injure de raconter encore l’aventure de cette pauvre et magnifique « Dévoyée », sortie de la bonne voie, du bon chemin, de cette Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils : il en fera un mélodrame célèbre en 1851, qui touchera Verdi. C’est sa musique qui fixe dans l’imaginaire collectif le drame humain de la fille de joie perdue et sauvée, rachetée par l’amour. Amant de cœur de la courtisane Marie Duplessis qui inspire le personnage, maîtresse un temps de Liszt, morte à 25 ans de tuberculose, le jeune et pauvre Alexandre, offrira plus tard à Sarah Bernhardt, pour la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce, sa lettre de rupture avec celle qu’on appelait la Dame aux camélias ; il y résume l’un des aspects cachés du drame vécu :
« Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »
Ne pouvant ni l’entretenir, ni être entretenu par elle, il deviendra célèbre et riche avec son drame qui raconte le sacrifice de la courtisane, exigé par le père de son amant, redoutant que les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille où la morale fait loi. Et l’argent : on craint que le fils prodigue ne dilapide l’héritage familial en cette époque, où le ministre Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale : « Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde côté cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas très intérieur, cultivé au grand jour des nuits de débauche officielles avec des « horizontales », des hétaïres, des courtisanes affectées (et infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à leur femme légitime.
La réalisation
Même si l’œuvre initiale fleurit à l’époque de la révolution de 1848, si l’opéra de Verdi éclôt en 1853, en plein Second Empire autoritaire, le sujet, cet amour brisé entre une prostituée et son amant n’a pas de date -dans la mesure où l’on trouve un obstacle assez fort pour le rendre impossible. Or, le problème des transpositions des opéras à une époque moderne, bien nombreuses et répétitives depuis la mode déjà vieille lancée par Ponnelle et Chéreau dans les années 75 et qui sévit encore partout est que, au lieu de rapprocher, cela éloigne souvent, je m’en suis depuis longtemps expliqué (voir ici rubrique "Humeur" Du costume au théâtre). Beaucoup de réalisations « modernisées » de Traviata m’ont laissé perplexe : à notre époque du culte de l’image des people, la médiatisation de la vie privée, rentabilisée, est une prostitution acceptée et même recherchée, en sorte que l’alliance avec une star, même une call ou escort girl, si elle est riche et célèbre, n’a rien pour offusquer la morale bourgeoise matérialiste de notre temps. C’est donc avec inquiétude que je vois se lever le rideau sur une époque proche de nous, l’Occupation ou la Libération, d’autant que, dans les époques de guerre, le drame individuel se dissout dans la tragédie collective.
Cependant, lors de l’ouverture animée, l’arrivée de cette femme brisée, un foulard cachant ses cheveux, dans le hall du trop fameux Hôtel Lutétia, si marqué par le passage des nazis, qui en firent le siège de l’Abwher, puis par l’accueil des déportés de retour des camps en 1945, me font penser à une rescapée : une juive dont même après la Shoah, une famille bourgeoise ne pourrait supporter l’alliance. Cette hypothèse, plausible, ne sera pas la bonne, que la fin éclairera : le foulard cache la femme tondue, compromise avec l’occupant ou les collabos, lors des épisodes pas toujours glorieux de l’épuration qui suit la Libération.
Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, inscrit donc le drame individuel dans le collectif et, spécifiquement, féminin, avec une cohérence intellectuelle et une logique sensible : la suivante attentive et attendrie, qui escorte et veille sur Violetta, prend un rare relief ; Flora est plus une compagne compatissante et solidaire qu’une complice de débauche et, surtout, la photo matérialisée du chantage affectif, l’incarnation muette mais touchante de la fille, après tout cause innocente du sacrifice de son amour que demande le père d’Alfredo à Violetta : la pute se sacrifie à l’image de pureté qu’elle gardait en son cœur, prise au piège narcissique d’un Moi idéal. Sacrifice que la fille, solidaire aussi de la courtisane blessée à mort, aurait refusé si le pouvoir patriarcal des hommes l’avait consultée. La fille, par ailleurs, médiatrice entre le père et le fils, semble combler dans cette version une lacune d’autres réalisations : on saute en général la cabalette de l’air du père à son fils, qui évoque un contentieux passé entre eux et la femme apparaît, dans ce monde conflictuel des hommes (jalousie, défis, duels, et guerre) comme l’« ange » du texte, de paix, d’une harmonie, nostalgiquement symbolisée aussi par le piano toujours présent sur scène et la partition, tel un gage d’amour, ou la fleur rouge de l’amour vrai opposée aux camélias blancs, sans odeur ni couleur, des amours vénales passagères. Autant de signes délicats qui font sens, comme cette neige à travers la vitre qui, contrastant avec les fleurs de l’acte II sont des indicateurs temporels de l’action qui finit en un autre hiver de carnaval, donnant la dimension chronologique de l’aventure.
Le décor (Emmanuelle Favre) est donc celui du hall concave du Lutétia, monument Art Déco, beau, froid et impersonnel, acajou et marbre gris, une porte tournante du tourbillon vertigineux des plaisirs tournants, utilisé aussi pour la maison de campagne sous les belles lumières changeantes (Jacques Chaletet), fauteuil et secrétaire marqueté aussi au goût de l’époque. Si les femmes sont toujours belles quelle que soit la mode, on appréciera les costumes (Gérard Audier) en fonction du goût que l’on a ou non pour l’esthétique précise du temps : beaucoup de lamés, de paillettes, clinquant des coquettes cocottes, costumes d’officiers. Au milieu des noceurs (même frelatée, la fête est toujours plus folle après les guerres), des hommes inquiétants en manteaux et imperméables : souvenirs de la Gestapo, allemande ou française, qui hantait ces lieux, traquant juifs, et résistants, ou les mêmes, reconvertis maintenant à traquer les collabos et les femmes imprudentes compromises, promises à la proche épuration, souvent alibi rétrospectif des mauvaises consciences patriotiques.
L’interprétation
Du premier au dernier rôle, tous seraient à citer : le docteur (Frédéric Bourreau), peut-être pas assez confidentiel dans son indiscret diagnostic final ; le baron (Jean-Marie Delpas), Gaston (Olivier Dumait), d’Obigny (Sergeï Stilmachenko), crédibles comparses par le jeu et le chant. Christine Labadens prête à Annina, souvent sacrifiée, son élégance et sa sensibilité et Martine Olméda fait une Flora à la fois cocasse et humaine, pleine d’allure, tandis que Loreline Mione, dans le rôle muet de la sœur, réussit à exister sensiblement. Avec une belle voix musicale, au timbre raffiné, Yikun Chung, en Alfredo, a un jeu un trop raide mais dans la scène finale, sa pleine vocalité, fait sens terrible et indifférent ou déjà lointain à l’agonie murmurée et soupirée de Violetta dont, finalement, le vrai partenaire est le Père terrible de son amant : c’est Marzio Giossi, regard de glace, voix d’acier comme une lame, portant le coup avec une impitoyable élégance, économe de gestes, fuyant l’émotion et l’embrassade, d’autant plus cruel. Elle, menue, fragilité accusée par de dansantes robes floues, toute blondeur et délicatesse, c’est Inva Mula : voix de miel et de fiel dans la souffrance, sans outrance, timbre fruité et flûté, ductile, facile ; elle offre un large éventail de nuances dans la douceur ou la douleur qui ouvrent un arc-en-ciel d’arrière-fond humain bouleversant sous les nuages et les vapeurs de la fête évaporée. Ses vocalises ont le délire de l’égarement et la voix se brise et nous brise dans le désespoir. Une grande artiste qui honore souvent notre région.
Belle tenue des chœurs (Aurore Marchand), inventive chorégraphie (Roger Nuñes). Mais le chef, tout en nuances aussi, Vincent Barthe, attentif aux chanteurs, réussit le prodige rare, de l’ouverture à la fin, de tirer des effets même des faiblesses rythmiques de certains passages, donnant à des scansions redoutables, d’allure foraine, les allégeant ou soulignant, un tranchant de sentence funèbre, ciselant cruellement les rythmes hispaniques de la fête du début qui rend plus aiguë l’acuité du drame. Une production nationale et internationale qui honore ce grand théâtre de création qu'est l'Opéra d'Avignon.
25 novembre 2007
On ne fera pas l’injure de raconter encore l’aventure de cette pauvre et magnifique « Dévoyée », sortie de la bonne voie, du bon chemin, de cette Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils : il en fera un mélodrame célèbre en 1851, qui touchera Verdi. C’est sa musique qui fixe dans l’imaginaire collectif le drame humain de la fille de joie perdue et sauvée, rachetée par l’amour. Amant de cœur de la courtisane Marie Duplessis qui inspire le personnage, maîtresse un temps de Liszt, morte à 25 ans de tuberculose, le jeune et pauvre Alexandre, offrira plus tard à Sarah Bernhardt, pour la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce, sa lettre de rupture avec celle qu’on appelait la Dame aux camélias ; il y résume l’un des aspects cachés du drame vécu :
« Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »
Ne pouvant ni l’entretenir, ni être entretenu par elle, il deviendra célèbre et riche avec son drame qui raconte le sacrifice de la courtisane, exigé par le père de son amant, redoutant que les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille où la morale fait loi. Et l’argent : on craint que le fils prodigue ne dilapide l’héritage familial en cette époque, où le ministre Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale : « Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde côté cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas très intérieur, cultivé au grand jour des nuits de débauche officielles avec des « horizontales », des hétaïres, des courtisanes affectées (et infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à leur femme légitime.
La réalisation
Même si l’œuvre initiale fleurit à l’époque de la révolution de 1848, si l’opéra de Verdi éclôt en 1853, en plein Second Empire autoritaire, le sujet, cet amour brisé entre une prostituée et son amant n’a pas de date -dans la mesure où l’on trouve un obstacle assez fort pour le rendre impossible. Or, le problème des transpositions des opéras à une époque moderne, bien nombreuses et répétitives depuis la mode déjà vieille lancée par Ponnelle et Chéreau dans les années 75 et qui sévit encore partout est que, au lieu de rapprocher, cela éloigne souvent, je m’en suis depuis longtemps expliqué (voir ici rubrique "Humeur" Du costume au théâtre). Beaucoup de réalisations « modernisées » de Traviata m’ont laissé perplexe : à notre époque du culte de l’image des people, la médiatisation de la vie privée, rentabilisée, est une prostitution acceptée et même recherchée, en sorte que l’alliance avec une star, même une call ou escort girl, si elle est riche et célèbre, n’a rien pour offusquer la morale bourgeoise matérialiste de notre temps. C’est donc avec inquiétude que je vois se lever le rideau sur une époque proche de nous, l’Occupation ou la Libération, d’autant que, dans les époques de guerre, le drame individuel se dissout dans la tragédie collective.
Cependant, lors de l’ouverture animée, l’arrivée de cette femme brisée, un foulard cachant ses cheveux, dans le hall du trop fameux Hôtel Lutétia, si marqué par le passage des nazis, qui en firent le siège de l’Abwher, puis par l’accueil des déportés de retour des camps en 1945, me font penser à une rescapée : une juive dont même après la Shoah, une famille bourgeoise ne pourrait supporter l’alliance. Cette hypothèse, plausible, ne sera pas la bonne, que la fin éclairera : le foulard cache la femme tondue, compromise avec l’occupant ou les collabos, lors des épisodes pas toujours glorieux de l’épuration qui suit la Libération.
Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, inscrit donc le drame individuel dans le collectif et, spécifiquement, féminin, avec une cohérence intellectuelle et une logique sensible : la suivante attentive et attendrie, qui escorte et veille sur Violetta, prend un rare relief ; Flora est plus une compagne compatissante et solidaire qu’une complice de débauche et, surtout, la photo matérialisée du chantage affectif, l’incarnation muette mais touchante de la fille, après tout cause innocente du sacrifice de son amour que demande le père d’Alfredo à Violetta : la pute se sacrifie à l’image de pureté qu’elle gardait en son cœur, prise au piège narcissique d’un Moi idéal. Sacrifice que la fille, solidaire aussi de la courtisane blessée à mort, aurait refusé si le pouvoir patriarcal des hommes l’avait consultée. La fille, par ailleurs, médiatrice entre le père et le fils, semble combler dans cette version une lacune d’autres réalisations : on saute en général la cabalette de l’air du père à son fils, qui évoque un contentieux passé entre eux et la femme apparaît, dans ce monde conflictuel des hommes (jalousie, défis, duels, et guerre) comme l’« ange » du texte, de paix, d’une harmonie, nostalgiquement symbolisée aussi par le piano toujours présent sur scène et la partition, tel un gage d’amour, ou la fleur rouge de l’amour vrai opposée aux camélias blancs, sans odeur ni couleur, des amours vénales passagères. Autant de signes délicats qui font sens, comme cette neige à travers la vitre qui, contrastant avec les fleurs de l’acte II sont des indicateurs temporels de l’action qui finit en un autre hiver de carnaval, donnant la dimension chronologique de l’aventure.
Le décor (Emmanuelle Favre) est donc celui du hall concave du Lutétia, monument Art Déco, beau, froid et impersonnel, acajou et marbre gris, une porte tournante du tourbillon vertigineux des plaisirs tournants, utilisé aussi pour la maison de campagne sous les belles lumières changeantes (Jacques Chaletet), fauteuil et secrétaire marqueté aussi au goût de l’époque. Si les femmes sont toujours belles quelle que soit la mode, on appréciera les costumes (Gérard Audier) en fonction du goût que l’on a ou non pour l’esthétique précise du temps : beaucoup de lamés, de paillettes, clinquant des coquettes cocottes, costumes d’officiers. Au milieu des noceurs (même frelatée, la fête est toujours plus folle après les guerres), des hommes inquiétants en manteaux et imperméables : souvenirs de la Gestapo, allemande ou française, qui hantait ces lieux, traquant juifs, et résistants, ou les mêmes, reconvertis maintenant à traquer les collabos et les femmes imprudentes compromises, promises à la proche épuration, souvent alibi rétrospectif des mauvaises consciences patriotiques.
L’interprétation
Du premier au dernier rôle, tous seraient à citer : le docteur (Frédéric Bourreau), peut-être pas assez confidentiel dans son indiscret diagnostic final ; le baron (Jean-Marie Delpas), Gaston (Olivier Dumait), d’Obigny (Sergeï Stilmachenko), crédibles comparses par le jeu et le chant. Christine Labadens prête à Annina, souvent sacrifiée, son élégance et sa sensibilité et Martine Olméda fait une Flora à la fois cocasse et humaine, pleine d’allure, tandis que Loreline Mione, dans le rôle muet de la sœur, réussit à exister sensiblement. Avec une belle voix musicale, au timbre raffiné, Yikun Chung, en Alfredo, a un jeu un trop raide mais dans la scène finale, sa pleine vocalité, fait sens terrible et indifférent ou déjà lointain à l’agonie murmurée et soupirée de Violetta dont, finalement, le vrai partenaire est le Père terrible de son amant : c’est Marzio Giossi, regard de glace, voix d’acier comme une lame, portant le coup avec une impitoyable élégance, économe de gestes, fuyant l’émotion et l’embrassade, d’autant plus cruel. Elle, menue, fragilité accusée par de dansantes robes floues, toute blondeur et délicatesse, c’est Inva Mula : voix de miel et de fiel dans la souffrance, sans outrance, timbre fruité et flûté, ductile, facile ; elle offre un large éventail de nuances dans la douceur ou la douleur qui ouvrent un arc-en-ciel d’arrière-fond humain bouleversant sous les nuages et les vapeurs de la fête évaporée. Ses vocalises ont le délire de l’égarement et la voix se brise et nous brise dans le désespoir. Une grande artiste qui honore souvent notre région.
Belle tenue des chœurs (Aurore Marchand), inventive chorégraphie (Roger Nuñes). Mais le chef, tout en nuances aussi, Vincent Barthe, attentif aux chanteurs, réussit le prodige rare, de l’ouverture à la fin, de tirer des effets même des faiblesses rythmiques de certains passages, donnant à des scansions redoutables, d’allure foraine, les allégeant ou soulignant, un tranchant de sentence funèbre, ciselant cruellement les rythmes hispaniques de la fête du début qui rend plus aiguë l’acuité du drame. Une production nationale et internationale qui honore ce grand théâtre de création qu'est l'Opéra d'Avignon.
25 novembre 2007
Photos Cédric Delestrade/ACM-Studio
1. Violetta et Alfredo (Inva Mula et Yikun Chung) ;
2. Le père (Marzio Giossi) ;
3. Violetta (Inva Mula) ;
4. Violetta, vente de ses biens.
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