MIREILLE
Charles Gounod, livret de Michel Carré d’après Frédéric Mistral
Opéra de Toulon
Charles Gounod, livret de Michel Carré d’après Frédéric Mistral
Opéra de Toulon
Préjugés
Les Pêcheurs de perles de Bizet sont peu joués : à tort, Avignon vient de le prouver ; Mireille est rarement représentée : à grand tort, Toulon le démontre. Dans le jeune élève comme dans son maître Gounod, même invention mélodique jaillissante, au service, dans les deux cas, d’amours contrariées, par les tabous religieux dans l’Inde du premier, dans les interdits familiaux, sociaux, du second : dans les deux cas incarnés par le Patriarche, le pouvoir despotique mâle, un prêtre là, un père ici. La noirceur du soleil du midi.
La pauvre Mireille (1859) pâtit d’un préjugé : œuvre d’un Parisien, Provençal de passage, touriste superficiel, qui fait parler en français les Provençaux ; s’il utilise des rythmes locaux (farandoles), il n’use pas de motifs folkloriques. Mais si la Carmen de dix ans postérieure emprunte des mélodies à l’Espagne (Habanera d’Iradier, polo de Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, la séguedille), les héros ibériques s’expriment en français châtié, Bizet n’est pas pour autant allé dans le pays, mais il est vrai que Mérimée, dont est tiré le livret, a une connaissance profonde de l’Espagne.
Gounod prit au moins la peine de s’installer à Saint-Rémy, d’y passer trois mois auprès de Mistral lui-même, pour trouver l’inspiration locale, sinon de la musique, de l’œuvre. On reconnaîtra que dans un air de Mireille, ses exclamations répétées : « Ah, c’Vincent ! » ne font pas très arlésien du cru, à moins que cette demoiselle bien n’ait reçu une éducation bourgeoise à la parigote, dédaigneuse du parler local. Ceci dit, la Provence de cette Mireille (1864) n’est pas plus artificielle que la langue provençale, géniale mais artificiellement recrée par Mistral pour sa Mirèio, le vrai provençal étant depuis belle lurette rétréci en patois par l’hégémonie impitoyable du français, ce que le poète reconnaît lui-même dès le début en avouant son dessein de dignifier cette « langue méprisée », en l’adressant aux Provençaux :
« car nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et habitants des mas ».
Mais, même si Mistral était malheureusement nationaliste, fort heureusement, la culture n’a pas de patrie et personne ne reproche à Alphonse Daudet, plus Parisien que Nîmois, ses délicieuses Lettres d’un moulin plus rêvé que vécu. Ceci dit, Madame Mistral fit mettre l’opéra en provençal en 1914 (fatale année des nationalismes meurtriers) qui eut un grand succès à Marseille et dont un disque (piano) existe…en Australie.
La réalisation
Passons sur un rideau de scène un peu négligé, un trou dans des lignes de lavandes outrancières avec vue sur les Saintes-Maries-de-la-mer stylisées. Les décors et les costumes de Poppi Ranchetti sont mieux venus ensuite : des couleurs de fonds impressionnistes indéfinis (peut-être Monet), des lavande, bleu, rose, lie de vin, violet, roux, marron, comme crayonnées au pastel, sur lesquels se détache, issue de la masse, une façade rousse côté cour, puis, côté jardin à l’acte II, dans une indéfinition à la Sisley, les menaçantes arènes d’Arles de la barbarie humaine enclose. A la fin, l’intérieur de l’Église des Saintes dans des teintes rougeâtres luminescentes, a l’onirisme rutilant des peintures symbolistes de Gustave Moreau, exaltées par les lumières surnaturelles de Jacques Châtelet. Sur la place en pente, qui tient de l’agora ou du forum où se déploient les chœurs témoins du drame comme dans la tragédie antique, les costumes traditionnels sont picturalement mis en valeur : robes couleur lavande clair, rose fané, jaune, safran, orange en dégradés délicats, hommes en pantalons et gilets sur chemise, le père en costume sombre, lacet noué au cou, canne, lunette et chapeau du propriétaire terrien, classé par sa mise et sa mine austère.
Dans cet opéra très choral, femmes et hommes séparés, puis unis dans le drame, aux beaux ensembles bien tenus (Catherine Alligon) les masses sont plastiquement distribuées dans ce large espace public, sans confusion avec tout le savoir-faire que l’on connaît à Paul-Émile Fourny.
Sa mise en scène, travaillée dans le jeu des chanteurs, met en valeur, dans cet ensemble terrible du poids du regard d’autrui, les individus : ainsi, parmi les femmes, Taven la « sorcière», ou plutôt la femme marginalisée par une société impitoyable. On se réjouit qu’il n’ait pas fait de cette victime de l’exclusion, une très vieille femme reléguée, lourde en ans et en voix : Anne Pareuil, contralto, lui donne son timbre d’ombre mais aussi de soleil, une dignité de prophétesse antique avec cette ligne de chant aisée, large, égale, noble ; Mireille la révoltée est peut-être son passé non conformiste qu’elle paie de ce bannissement social. Ainsi, sa connivence avec la fraîcheur de la jeune fille est la logique de deux âmes sœurs au-delà de la différence de classe, plus peut-être qu’avec Clémence, joliment incarnée par Sonia Morgavi .
Mireille, c’est Ermonela Jaho : plus que belle, elle a un charme immédiat, gracieux, souriant, une intelligence du texte et de la musique qui en font un tout admirable, Albanaise qui pourrait donner des leçons de diction française. De ce rôle terrible, qui réclame pratiquement deux voix de soprano, elle se tire sans effort : elle a un air à chaque acte, léger à l’acte III (« Heureux petit berger ! »), mais avec une exclamation aiguë qu’il faut attraper, dramatique au dernier : écrasant. Sa tessiture, si elle n’est pas dramatique, remplit bien l’emploi, surtout avec cette musicalité, cette justesse et cette jeunesse admirables, grande actrice de surcroît. On découvre en Florian Laconi un Vincent sonore, solaire, émouvant, rayonnant. Le sombre Ourrias, le belluaire bellâtre et belliqueux, c’est Marc Barrard, dont on s’évitera la banalité de dire qu’il est actuellement l’un des meilleurs barytons lyriques, doublé d’un acteur passionné et passionnant. Voix rude aux arêtes aussi tranchantes que ses idées patriarcales ancestrales (« Un père, est toujours un père, un homme est toujours un homme… », Christian Tréguier est moins le père noble que le tyran domestique en Ramon. À l’opposé de la caste, Jean-Marie Delpas, en quelques répliques, a la dignité du pauvre honnête cloué dans son rang cher à la société bourgeoise de ce temps mais sa fille Vincenette, (timbre fruité, Isabelle Obadia) laisse percer des velléités d’évasion. On saluera le pâtre délicieux de Maud Ryaud et l’on applaudira la fougue et la délicatesse d’Alain Guingal à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon Provence-Méditerranée, qui fait honneur à l'œuvre qu'il sert. Succès mérité.
Photos, ©Khaldoun Belhatem
1. Mireille au panier ;
2. Les couples se forment : Mireille et Vincent ;
3. Final tragique aux Saintes.
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