EVÉNEMENT
Il y avait peu de monde à l’Opéra pour ce courageux exploit : ce n’était que Cavalli et Lully, excusez du peu. Mais on n’excusera pas un public déserteur qui s’est puni tout seul en n’assistant pas à cet événement. La ferveur enthousiaste des heureux présents l’auront compensé et récompensé au moins la troupe jeune et nombreuse des solistes, du chœur et de l’admirable orchestre de l’Académie baroque Européenne, menés de souple main de maître par Gabriel Garrido, grand maître justement du Baroque aujourd’hui..
Ce « dramma per musica », cette œuvre, cette « opera » d’avant l’« opéra », fut commandé par le cardinal Mazarin au compositeur vénitien Francesco Cavalli (1602-1676), au sommet de sa gloire, ancien élève de Monteverdi, pour célébrer, après le Traité des Pyrénées en 1659, le mariage en 1660 du jeune Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, qui devait sceller la paix entre la France et l’Espagne après 20 ans de guerre ouverte et clore un siècle et demi d’indiscutable hégémonie espagnole sur l’Europe dont la France relève le flambeau. On l’ignore : Mazarin, est Italo-hispanique, né dans l’Italie espagnole, s’est rendu en Espagne dont il parle la langue, d’où sa connivence et sans doute amour avec Anne d’Autriche, la mère espagnole de Louis XIV. À eux d’eux, ces étrangers feront la grandeur de la France dont cet opéra doit marquer avec éclat la jeune et indiscutable prépondérance dans le concert européen. […]
Commandé par un Italien, voulu par une Espagnole, le spectacle doit être à la hauteur de l’événement, de l’avènement. Le meilleur de l’Italie, musique et technique, est embauché et débauché à prix d’or pour l’affaire : le grand architecte Vigarini construit une salle spéciale et spacieuse entre Louvre et Tuileries de 7000 places et le « sorcier » Torelli, ingénieur de l’Arsenal de Venise, célébré dans toute l’Europe pour ses ingénieuses «machines », en fabrique de gigantesques qui font l’effroi et l’admiration des Parisiens. L’abbé Butti écrit un livret mythologique et apologétique de la monarchie française auquel se greffe une généalogie mythique faisant remonter la dynastie aux empereurs romains ; Cavalli le met en musique ; Lully, le Florentin, déjà bien en cour, écrit les ballets, intermèdes bien français sur des poèmes aussi allégoriques de Bensérade que la cour dansera, le roi en tête en Mars, Pluton, Soleil….
Cette œuvre, qui dans sa structure mêle le tragique et le comique dans la tradition de la comedia espagnole avec un rôle important du serviteur bouffe parodiant les maîtres (ici Lychas) est donc un carrefour d’influences européennes, une somme de sommets techniques et artistiques de ce temps, offert à l’admiration de toute l’Europe comme une apothéose d’une France rayonnante qui se dote d’un Roi Soleil.
Mais le mariage a déjà un an et Mazarin est déjà mort quand a lieu la tardive première avec deux ans de retard, en 1662. Non sans déception : le bruit des machines couvrant parfois la musique, ce qui n’empêche pas l’œuvre d’être jouée de février à mai. Elle n’invente pas mais fixe spectaculairement toute une topologie de l’opéra baroque : enchantement, sommeil, zéphyrs, tempêtes, scènes des enfers, etc) et fait des émules par sa machinerie et ses décors grandioses dans toute l’Europe et par son sujet jusqu’aux « Hercule » de Hændel (1745 et 1751). C’est pour cette salle que Molière écrit son Amphytrion (1668) c’est pour en réutiliser les décors que le roi commande à Molière et Corneille leur Psyché (1669), ce dernier ayant déjà fait ses preuves dans les pièces à machines (La Toison d’or et Andromède ) et même Racine se propose pour écrire un Orphée pour cette salle et ces décors.
Hercule amoureux
Détaché de l’éthique et de l’esthétique baroques, le sujet paraît à tort saugrenu. Le volage demi-dieu guerrier répudiant sans ménagement son épouse Déjanire pour convoler avec Iole, dont il a tué le père, fiancée de son fils Hyllus, et prêt à tout pour assouvir son désir brutal, ne semble guère un exemple moral à offrir au jeune Louis XIV, « Hercule gaulois », le jour de noces qui consacrent officiellement sa rupture avec son adorée Marie Mancini, nièce du Cardinal qu’il rêva d’épouser. Par ailleurs, cet Alcide livré à l’empire sauvage de sa passion, qui terrasse les monstres mais ne sait se dompter, est ici moins celui lumineux et vénéré des « Douze Travaux » qui purgent la terre de ses terreurs que la sombre brute d’une série de meurtres qui en font un mythique « serial killer », honni et vomi par une foule de personnages qui, des Enfers, en réclament vengeance. Ce serait d’abord oublier une longue tradition chevaleresque et courtoise : le héros vainqueur cède le pas au héros vaincu et blessé d’amour. Ensuite, l’allégorie moralisante : Hercule, déchiré entre les excitations de Vénus (« Pourvu que tu jouisses, qu’importe que ce soit par fraude ou de plein gré ? ») et les incitations à la vertu conjugale de Junon est un emblème de la nature humaine partagée entre l’âme et le corps, vice et vertu, mais aussi une figure christique dont le sacrifice terrestre infligé par la tunique maudite assure la montée au ciel où il épouse Hébé, la Beauté, ici clairement désignée comme la princesse espagnole.
Héritière encore de Monteverdi, la musique de Cavalli frappe par sa diversité et son naturel qui semble émaner directement du texte, effaçant la frontière entre le parler et le chanté, passant du récitatif accompagné à l’orchestre à l’arioso qui parfois se fait aria strophique à ritournelle sans solution de continuité, déjouant l’attente par des suspensions tonales que la musique plus close et métronomique des ballets de Lully, plus cadentielle, par contraste, rend plus sensibles. Les ensembles, duos, trios, chœurs se font aussi dans un fondu enchaîné admirablement dramatique. Le continuo est inventif, varié, confié, selon les situations, à la noblesse de l’orgue régale, au clavecin, à la harpe, aux théorbe et guitares baroques.....Les jeunes chanteurs se coulent avec bonheur dans ce flot musical et en maîtrisent le style : grave Hercule tonnant d’Ismaël Gonzalez face au couple tendre, la douce Iole de Iulia Elena Surdu et l’Hyllus de David Hernández Anfrus et contre la déchirante Déjanire de Jana Levicova, dans la lignée de l’Octavie de Monteverdi ; la ductile et capricante Vénus de Lauren Armishaw a pour contraste une noble et véhémente Junon (María Hinojosa) ; la solide Pasithea (Juliette Perret) semble faire pièce à la grâce de cygne de la Diane et Beauté d’Ingeborg Dalheim. Vincent Vantyghem a la voix sombre de l’ombre, Ricardo Ceitil l’ingénuité du Page tandis que qu’Adrian George Popescu est un Lychas primesautier qui sait faire rire et fantaisie du « trillo martellato » virtuose. Le danseur Victor Duclos synthétise souplement la chorégraphie absente que la gestique baroque des chanteurs rappelle un peu.
La belle mise en espace de Pierre Kuentz, sobre et plastique, ne fait pas regretter les machines et les costumes à l’antique revus par le Grand Siècle (avec des références à Zurbarán) de David Messinger sont d’une rêveuse et moelleuse grisaille teintée de pastel sous les lumières tamisées d’Adèle Grapinet, même s’il cède à l’académisme très usé de mêler quelques inutiles costumes contemporains.
3 octobre 06
Il y avait peu de monde à l’Opéra pour ce courageux exploit : ce n’était que Cavalli et Lully, excusez du peu. Mais on n’excusera pas un public déserteur qui s’est puni tout seul en n’assistant pas à cet événement. La ferveur enthousiaste des heureux présents l’auront compensé et récompensé au moins la troupe jeune et nombreuse des solistes, du chœur et de l’admirable orchestre de l’Académie baroque Européenne, menés de souple main de maître par Gabriel Garrido, grand maître justement du Baroque aujourd’hui..
Ce « dramma per musica », cette œuvre, cette « opera » d’avant l’« opéra », fut commandé par le cardinal Mazarin au compositeur vénitien Francesco Cavalli (1602-1676), au sommet de sa gloire, ancien élève de Monteverdi, pour célébrer, après le Traité des Pyrénées en 1659, le mariage en 1660 du jeune Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, qui devait sceller la paix entre la France et l’Espagne après 20 ans de guerre ouverte et clore un siècle et demi d’indiscutable hégémonie espagnole sur l’Europe dont la France relève le flambeau. On l’ignore : Mazarin, est Italo-hispanique, né dans l’Italie espagnole, s’est rendu en Espagne dont il parle la langue, d’où sa connivence et sans doute amour avec Anne d’Autriche, la mère espagnole de Louis XIV. À eux d’eux, ces étrangers feront la grandeur de la France dont cet opéra doit marquer avec éclat la jeune et indiscutable prépondérance dans le concert européen. […]
Commandé par un Italien, voulu par une Espagnole, le spectacle doit être à la hauteur de l’événement, de l’avènement. Le meilleur de l’Italie, musique et technique, est embauché et débauché à prix d’or pour l’affaire : le grand architecte Vigarini construit une salle spéciale et spacieuse entre Louvre et Tuileries de 7000 places et le « sorcier » Torelli, ingénieur de l’Arsenal de Venise, célébré dans toute l’Europe pour ses ingénieuses «machines », en fabrique de gigantesques qui font l’effroi et l’admiration des Parisiens. L’abbé Butti écrit un livret mythologique et apologétique de la monarchie française auquel se greffe une généalogie mythique faisant remonter la dynastie aux empereurs romains ; Cavalli le met en musique ; Lully, le Florentin, déjà bien en cour, écrit les ballets, intermèdes bien français sur des poèmes aussi allégoriques de Bensérade que la cour dansera, le roi en tête en Mars, Pluton, Soleil….
Cette œuvre, qui dans sa structure mêle le tragique et le comique dans la tradition de la comedia espagnole avec un rôle important du serviteur bouffe parodiant les maîtres (ici Lychas) est donc un carrefour d’influences européennes, une somme de sommets techniques et artistiques de ce temps, offert à l’admiration de toute l’Europe comme une apothéose d’une France rayonnante qui se dote d’un Roi Soleil.
Mais le mariage a déjà un an et Mazarin est déjà mort quand a lieu la tardive première avec deux ans de retard, en 1662. Non sans déception : le bruit des machines couvrant parfois la musique, ce qui n’empêche pas l’œuvre d’être jouée de février à mai. Elle n’invente pas mais fixe spectaculairement toute une topologie de l’opéra baroque : enchantement, sommeil, zéphyrs, tempêtes, scènes des enfers, etc) et fait des émules par sa machinerie et ses décors grandioses dans toute l’Europe et par son sujet jusqu’aux « Hercule » de Hændel (1745 et 1751). C’est pour cette salle que Molière écrit son Amphytrion (1668) c’est pour en réutiliser les décors que le roi commande à Molière et Corneille leur Psyché (1669), ce dernier ayant déjà fait ses preuves dans les pièces à machines (La Toison d’or et Andromède ) et même Racine se propose pour écrire un Orphée pour cette salle et ces décors.
Hercule amoureux
Détaché de l’éthique et de l’esthétique baroques, le sujet paraît à tort saugrenu. Le volage demi-dieu guerrier répudiant sans ménagement son épouse Déjanire pour convoler avec Iole, dont il a tué le père, fiancée de son fils Hyllus, et prêt à tout pour assouvir son désir brutal, ne semble guère un exemple moral à offrir au jeune Louis XIV, « Hercule gaulois », le jour de noces qui consacrent officiellement sa rupture avec son adorée Marie Mancini, nièce du Cardinal qu’il rêva d’épouser. Par ailleurs, cet Alcide livré à l’empire sauvage de sa passion, qui terrasse les monstres mais ne sait se dompter, est ici moins celui lumineux et vénéré des « Douze Travaux » qui purgent la terre de ses terreurs que la sombre brute d’une série de meurtres qui en font un mythique « serial killer », honni et vomi par une foule de personnages qui, des Enfers, en réclament vengeance. Ce serait d’abord oublier une longue tradition chevaleresque et courtoise : le héros vainqueur cède le pas au héros vaincu et blessé d’amour. Ensuite, l’allégorie moralisante : Hercule, déchiré entre les excitations de Vénus (« Pourvu que tu jouisses, qu’importe que ce soit par fraude ou de plein gré ? ») et les incitations à la vertu conjugale de Junon est un emblème de la nature humaine partagée entre l’âme et le corps, vice et vertu, mais aussi une figure christique dont le sacrifice terrestre infligé par la tunique maudite assure la montée au ciel où il épouse Hébé, la Beauté, ici clairement désignée comme la princesse espagnole.
Héritière encore de Monteverdi, la musique de Cavalli frappe par sa diversité et son naturel qui semble émaner directement du texte, effaçant la frontière entre le parler et le chanté, passant du récitatif accompagné à l’orchestre à l’arioso qui parfois se fait aria strophique à ritournelle sans solution de continuité, déjouant l’attente par des suspensions tonales que la musique plus close et métronomique des ballets de Lully, plus cadentielle, par contraste, rend plus sensibles. Les ensembles, duos, trios, chœurs se font aussi dans un fondu enchaîné admirablement dramatique. Le continuo est inventif, varié, confié, selon les situations, à la noblesse de l’orgue régale, au clavecin, à la harpe, aux théorbe et guitares baroques.....Les jeunes chanteurs se coulent avec bonheur dans ce flot musical et en maîtrisent le style : grave Hercule tonnant d’Ismaël Gonzalez face au couple tendre, la douce Iole de Iulia Elena Surdu et l’Hyllus de David Hernández Anfrus et contre la déchirante Déjanire de Jana Levicova, dans la lignée de l’Octavie de Monteverdi ; la ductile et capricante Vénus de Lauren Armishaw a pour contraste une noble et véhémente Junon (María Hinojosa) ; la solide Pasithea (Juliette Perret) semble faire pièce à la grâce de cygne de la Diane et Beauté d’Ingeborg Dalheim. Vincent Vantyghem a la voix sombre de l’ombre, Ricardo Ceitil l’ingénuité du Page tandis que qu’Adrian George Popescu est un Lychas primesautier qui sait faire rire et fantaisie du « trillo martellato » virtuose. Le danseur Victor Duclos synthétise souplement la chorégraphie absente que la gestique baroque des chanteurs rappelle un peu.
La belle mise en espace de Pierre Kuentz, sobre et plastique, ne fait pas regretter les machines et les costumes à l’antique revus par le Grand Siècle (avec des références à Zurbarán) de David Messinger sont d’une rêveuse et moelleuse grisaille teintée de pastel sous les lumières tamisées d’Adèle Grapinet, même s’il cède à l’académisme très usé de mêler quelques inutiles costumes contemporains.
3 octobre 06
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