À TRAVERS CLARA
Opéra de chambre
d’Orianne Moretti,
LyricOpéra,
Marseille, Temple
Grignan
13 avril
Sur la longue liste des
femmes de talent sacrifiées sur l’autel de la célébrité de leur conjoint, Clara
Schumann (1819-1896) occupe une place singulière. En effet, l’indubitable
histoire d’amour qui fait de la virtuose pianiste et compositrice Clara Wieck la
femme de Robert Schumann, par son romanesque émouvant et éprouvant, occulte, à
l’évidence, une réalité : l’éclipse progressive de la compositrice, mère
de huit enfants par ailleurs, à l’ombre paradoxale de l’éclat de son mari dont
elle va généreusement cultiver et faire connaître l’œuvre, au détriment de la
sienne.
Avec
la complicité du pianiste Romain
Descharmes, par cet intimiste « Opéra de chambre », fondé sur des
lettres, le journal intime à deux mains, des pièces de piano et des lieder de
Clara, c’est un bel hommage que lui rendait, la soprano Orianne Moretti. Dire simplement soprano n’est qu’une étiquette
commode pour définir cette incernable artiste et les diverses palettes de son
talent, de ses talents multiples : dramaturge, metteur en scène, actrice
aussi convaincante que touchante chanteuse lyrique, avec un séduisant naturel
qui n’est sans doute que la somme d’un travail qui sait polir, comme un
diamant, toutes les facettes de ses dons pour nous en offrir la face, le visage
le plus rayonnant : d’une simplicité raffinée.
Des projections discrètes de portraits de
Clara, de Robert, des extraits de lettres, de partitions, préludent en images,
préparent rêveusement le public à ce spectacle sans rien de spectaculaire, une
épure d’opéra confidentiel dont nous allons nous sentir, plus que les
spectateurs, le groupe amical recuelli, accueilli dans l’intimité de son salon
par cette belle et bonne dame toute simple qui nous confie, sans emphase ni
impudeur, son amour, leurs amours, d’elle, Clara, et de lui, Robert, les joies,
les exaltations et les peines, en somme L’Amour
et la vie d’une femme, prémonitoire, que Schumann mettra en musique en
1840, l’année de leur mariage si longtemps désiré, cycle de lieder finissant
sur la mort de l’époux… Mais, évidemment, ces poèmes musicaux pour voix de
femme plus grave, n’ont pas lieu de figurer ici (même si quelques pièces musicales de
Robert ne pouvaient y manquer en écho amoureux) puisqu’il s’agit de Clara, de
son œuvre, de ses paroles d’amour, d’humour souvent, qui parle, chante,
s’exprime pour notre bonheur par l’incarnation toute en délicatesse et nuances
d’Orianna Moretti qui réussit à nous
inclure dans cette intimité sentimentale sans nous donner le sentiment indécent
d’une indiscrète intrusion. Car c’est d’un couple, certes mythique, qu’il
s’agit, mais perçu, avec les mots de l’homme (Clara ayant détruit sa propre correspondance)
dits par la femme et la musique de la femme.
Une table de style Louis XV comme bureau,
quelques feuillets de papier pour la correspondance, la plume d’oie et l’encre,
une lampe à pétrole du temps, une
chaise, un fauteuil côté piano suffisent à créer un lieu, un climat. Elle
arrive, blond chignon discret, robe taffetas havane clair, aux éclats légers
d’or moiré, avec col brodé et liseré tabac, sobre élégance romantique. Dans une
lumière latérale discrète, délicatement accotée au fauteuil vide, c’est un
véritable tableau XIXe siècle aux teintes doucement automnales. Elle se dirige parfois vers le piano, le
pianiste, le regarde tendrement comme une incarnation vivante de l’absent, et
l’on se dit alors qu’il y a justice que ce Robert, au moins son substitut si
talentueux, inversant la réalité historique, joue, enfin, la musique de sa
femme, qui fit tant pour la sienne. Et il faut reconnaître que Romain Descharmes, pianiste adoubé du
Premier Grand Prix du Concours International de piano de Dublin, entendu sur de
prestigieuses scènes mondiales, de New York à Tokyo en passant par le
Festival de La Roque d’Anthéron,
magnifie la musique rare de Clara, lui rend une justice à parité avec celle de
Robert (présent par trois pièces), même si l’éclat de ce dernier , on le
répète, l’a laissée dans l’ombre, nombre réduit d’opus par la fatalité de la
famille nombreuse, d’un époux unique mais multiple en ses problèmes écrasants pour
une femme jeune assurant par ses tournées, pratiquement toutes les charges
financières de la famille.
Choix subtil du répertoire de Clara, des
œuvres de jeunesse, Pièces
caractéristiques, « Ballet des revenants », op. 5 (1835, elle a
seize ans), baignant dans un romantisme fantastique. « La ballade »
en ré mineur extraite de ses Soirées
musicales, op. 6, comme le Nocturne
en fa majeur, le premier mouvement du Scherzo
op. 14, dans l’air musical du temps, sentent, plus qu’une servile imitation,
l’hommage enthousiaste de la jeune pianiste à des maîtres comme Chopin et
Mendelssohn, mais les extraits de ses Romances
en sol mineur, et la mineur, notamment la N°1, op. 21, dédiées à Brahms, nous
font rêver de la virtuose expressive, tourmentée, qu’elle fut, servie
par elle-même.
Les lieder, toujours concis et expressifs, son choisis avec la même subtile progression
chronologique et sentimentale par leur contenu, leur couleur : du joyeux
et brillant Walzer d’un rêve amoureux
de bonheur assuré, à des vignettes romantiques comme le lunaire Der Mond kommt still gegangen
dont la chanteuse caresse doucement les
mots et les notes, à l’interrogatif Warum
willst du and're fragen, c’est finalement, cette fois par
Clara elle-même (on imagine qu’elle chantait aussi) L’Amour et la vie d’une femme que la dramaturge et chanteuse
Moretti, par ce choix intelligent, décline et dessine pour nous, comme de
l’intérieur même de cette grande dame dont, finalement, elle nous brosse un vivant
portrait en trois dimensions : son visage, qu’elle figure, sa voix, sa
musique, qu’elle incarne, baignant dans le flot pianistique vivifiant de Descharmes. Comme un cadran solaire qui
ne compte que les heures claires, c’est d’abord la clarté de Clara amoureuse,
cette valse rêvée avec le fiancé lointain, c’est la lumière d’un matin, la lune
d’une nuit. Puis le sourire rayonnant de l’interprète, juste une inflexion,
s’estompe doucement, s’effacera : des heures claires aux crépusculaires
malgré l’étoile (Der Abendstern),
lunaires, annonçant tempête, brume et pluie (Er ist gekommmen in Sturm und Reign), funèbres, tragiques (Ich stand in dunkle Traüme). La voix, sans ostentation, souple, se plie à
tout ce que demandent de confidence les textes et leur musique, jusqu’à
l’expression sourde du tourment à l’explosion, puissante mais contenue
pudiquement, de la douleur.
Car c’est bien la passion (qui veut dire
aussi ‘douleur’) que nous retrace cet opéra à deux voix, par le texte et la
musique, « une vie à deux mains », Clara et Robert, plus rêvée dans
l’idéal que réellement vécue.
Amour dès qu’ils se connaissent en
1827 chez le père de Clara, Friedrich
Wieck, le célèbre et terrible professeur qui fait travailler le prometteur Robert Schumann ? On
peut en douter : elle a huit ans, lui, dix-sept. Mais, « vert paradis
des amours enfantines » pour la gamine ? Sans doute l’absolu enfantin,
en attente d’amour adulte ? Ils se connaissent ou mieux, se
reconnaissent : elle, l’enfant prodigue, prodige, couvée et cuvée
pianistique de son redoutable père, petite fille bientôt célèbre dans toute
l’Europe à dix ans, composant dès ses douze ans. L’amour couve aussi dans ces
deux génies, exalté par les obstacles qu’oppose le père tyrannique de Clara.
Sagement, Robert attend la majorité de la jeune fille pour la demander en
mariage. Toujours refus inflexible du père. Sans doute craint-il de perdre
l’enfant qu’il a façonnée, menée à la célébrité, sachant que le mariage mettra
fin à sa carrière de compositrice sinon de virtuose, destin fatal de toute
femme mariée. Haine de ce Robert qui lui arrache sa fille, dont lui-même a
guidé le talent ? Doutes sur la personne du compositeur, dont il devine la
fragilité, les failles, que l’avenir confirmera vite malheureusement ?
Les années passent, non l’amour, la
passion, exacerbée sans doute par les obstacles : Clara compose, est applaudie
comme pianiste dans toute l’Europe, a le titre de pianiste officielle de
l’Empereur d’Autriche dès 1839. Les deux amants séparés, sans doute
communiquent-ils, communient-ils par cette musique qui les unit comme un autre
amour. Le couple amoureux, malgré les travers et traverses du despote père,
obtient, par décision de justice contre ce patriarche abusif, le mariage en
1840 : Clara a vingt et un ans, Robert, trente.
Dès lors, Clara se voue, se dévoue à son
mari, met sa notoriété au service de sa musique qu’elle sert dans ses récitals.
Cependant, mère de huit enfants en
treize ans à peine de vie commune (« toujours couchée, toujours
accouchée », comme dira l’épouse de Louis XV qui fermera son lit à son
mari, préférant abandonner à ses maîtresses l’incontrôlable libido de son époux
pourtant aimant et aimé), elle donne moins de concerts, ne compose plus guère,
sans doute aussi intimidée par le génie de son époux. Qui se détraque de plus
en plus, qui ne dirige et ne compose presque plus, elle devant partir en
tournée pour subvenir au ménage, à la famille.
En 1854, assailli
par des démons familiaux (père et sœur atteints de troubles mentaux) Robert
Schumann tente de se suicider, est interné. En 1854, le couple avait reçu en sa demeure le
jeune et beau Johannes Brahms, en pressentant aussi le génie, et j’ose espérer
affectivement, rétrospectivement, que le solaire musicien juvénile aura
effectivement quelque peu adouci les jours amers de Clara. Qui, à partir d’un
certain moment, ne va plus voir son époux à l’hospice. Veuve en 1856, elle
continue sa carrière de concertiste et, avec Brahms, elle éditera et continuera
à faire connaître l’œuvre de son malheureux époux, sans doute cultivant le
culte romantique du couple mythique avec Robert. Mais sa correspondance à elle,
elle la détruit…
Mais nous
disons ici en texte explicite, personnel en son opinion, ce qu’Orianne Moretti, a suggéré délicatement
ou exprimé plus ouvertement dans son propos et son chant. Durant tout ce
récital d’une heure et quart, passant, sans hiatus de la redoutable voix
parlée, écueil de tant de chanteurs, à la voix chantée, de même
couleur, timbre lumineux et chaleureux, elle nous aura fait, plus que
suivre, vivre, revivre l’histoire tourmentée de ce couple célèbre, les épisodes
de cet amour vainqueur, mais vaincu par la vie : longue passion, longue
patience amoureuse pour un trop bref bonheur. On ne peut que saluer
l’intelligence sensible, sans
sensiblerie, de ce spectacle qui évite le spectaculaire romantique, par
cette jeune femme charmeuse sans faire de charme qui, sans étalage de
féminisme militant, nous offre un double et beau portrait féminin de deux grandes
dames : À travers Clara celui de
Clara, et le sien
Marseille,
LyricOpéra,
Temple Grignan, Marseille
13 avril
À travers Clara
D’après Les Correspondances et Le Journal intime de Clara et Robert Schumann.
Musique de Clara Wieck‐Schumann, Robert Schumann et Jean‐Sébastien Bach.
Mise en scène et dramaturgie : Orianne Moretti
Costume : Arielle Aubert
Avec Orianne Moretti, soprano, Clara Schumann, Romain Descharmes, piano.
Photos : Gérard Monchablon, tirées de sa vidéo du spectacle.
Photos : Gérard Monchablon, tirées de sa vidéo du spectacle.
Oriane Moretti et le pianiste Ilya Rashkovskiy ont enregisté la musique de
ce spectacle.
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