Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
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L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

jeudi, avril 05, 2018

AIMER À PERDRE LA TÊTE


HÉRODIADE


Opéra en quatre actes et sept tableaux (1881)

Version de 1895

Livret de Paul Miliet et Henri Grémont

D’après Hérodias de Gustave Flaubert


NOUVELLE PRODUCTION

COPRODUCTION

Opéra de Marseille / Opéra de Saint- Étienne

23 mars


De la Bible à Hérodias, Hérodiade

         Jean le Baptiste

Tête capitale du conte et de l’opéra, Jean le Baptiste apparaît dans les Évangiles comme cousin et parallèle exact de Jésus. À ses parents âgés et stériles, il est aussi annoncé par l’ange Gabriel. Sa mère Élisabeth, en a soudain le sentiment en ses entrailles par l’opération du Saint Esprit lors de la Visitation de sa cousine Marie après l’Annonciation, les deux enfants tressaillant simultanément dans le ventre respectif des deux femmes enceintes (Luc, 1 : 20, 24-56). Contemporain presque exact de Jésus qu’il baptise, il est une anticipation du Christ, qu’il annonce et énonce lui-même comme « l’Agneau de Dieu », refusant le titre d’Élie conféré par le peuple, confédéré par ses prédications enflammées, voyant en Jean le Messie prophétisé par la Bible, le possible nouveau roi d’Israël colonisé par les Romains. Il refuse aussi le titre de « Prophète », se définit comme « une voix qui clame dans le désert » (Jean, 1 : 23, 26-27, 29-31, 36). Vêtu de « poils de chameau », « une ceinture de cuir autour des reins », se nourrissant « de sauterelles et de miel sauvage », il baptise dans le Jourdain et proclame la fin des temps, l’urgence de la repentance (Matthieu, 3 : 1-12).  

Mais ses imprécations contre le mariage incestueux d’Hérode et de sa nièce et belle-sœur Hérodias ou Hérodiade entraînent sa perte. Hérode, « chef de district » selon Matthieu, le fait enfermer, tente vainement de le faire taire. Finalement, lors d’un banquet pour son anniversaire, aux instances d’Hérodiade lasse de ses insultes incessantes, séduit par la danse de sa belle-fille et nièce, Salomé (innommée par les évangélistes), prisonnier de sa promesse inconsidérée de lui donner tout ce qu’elle demanderait si elle accédait à son désir de la voir danser encore, malgré ses réticences, Hérode se résoudra à le faire décapiter pour complaire à la jeune fille qui a consulté sa mère et recevra la tête du Baptiste sur un plateau ( Marc, 6 : 21-29 ; Mathieu, 14 : 9-10).

De passage à Jérusalem, Hérode, hanté par cette mort, se fait présenter Jésus en qui il voit « Jean le Baptiste [relevé] d’entre les morts », ce qui expliquerait ses miracles (14 : 1-2). C’est peut-être pour cela que, lorsque Jésus est arrêté tant les prêtres et les Romains craignent un soulèvement lors de la fièvre de la Pâque juive dans une Jérusalem exaltée, en ébullition, il refuse de le juger bien que relevant de sa juridiction de Galilée, le remettant à Ponce Pilate.



Hérode Antipas (20 av. J-C-39 ap. J-C.)

Il est l’un des quatre fils d’Hérode le Grand, celui du Massacre des Saints Innocents, Roi de Judée avec l’aval d’Auguste. À sa mort, le monarque divise son royaume en quatre « tétrarchies » accordées en héritage à ses fils, celle de Galilée-Parée revenant à notre Hérode Antipas, devenu ainsi Tétrarque, gouverneur de la Galilée, « chef de district » pour Matthieu. Il ambitionne de ceindre la couronne comme son père tout en cultivant l’amitié des Romains ; il s’est fait bâtir une capitale, nommée Tibériade en l’honneur de l’empereur Tibère qui a dû l’adouber à Rome.




Hérodiade

C’est sans doute pour cela que, répudiant sa femme, fille du roi nabatéen de Pétra, il épouse l’ambitieuse Hérodiade, femme et nièce de son demi-frère Hérode sans Terre, avant la mort de celui-ci, petite fille d’Hérode le Grand, qui est donc aussi sa nièce et belle-sœur. Double divorce et mariage scandaleux dénoncé par le Baptiste, réprouvé par les Juifs, contesté par les Nabatéens qui battent les armées d'Antipas, dont la défaite est vue par le peuple comme une vengeance divine en punition de l’exécution de Jean.

Hérodiade a eu, de son premier mariage, une fille, Salomé, qui est donc aussi la nièce d’Hérode. Mais les évangélistes, on l’a dit, ne la nomment pas lors de sa danse fatale, la désignant simplement comme la fille d’Hérodiade, « la jeune fille ».

Victime, d’une machination d’Agrippa, semble-t-il frère d’Hérodiade, auprès de l’Empereur, Hérode est déchu par Caligula, banni et exilé en Gaule. Hérodiade le suivra fidèlement dans son exil.



Hérodias de Flaubert

Flaubert publie en 1877 ses trois nouvelles, Trois Contes, qu’il a élaborés trente ans durant, parmi lesquels Hérodias, autre nom d’Hérodiade. Il suit exactement les Évangiles, brossant simplement un tableau coloré de la situation exacte. Hérode est dans sa citadelle de Machaerous, pas à Jérusalem, contemplant avec angoisse

« les troupes du roi des Arabes, dont il avait répudié la fille pour prendre Hérodias, mariée à l’un de ses frères, qui vivait en Italie […].

Antipas attendait les secours des Romains ; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant à paraître, il se rongeait d’inquiétudes. »

Sa situation politique est par ailleurs très délicate, son pouvoir disputé en secret par son frère Philippe, Tétrarque de Batanée, contesté par les Juifs, miné à Rome par Agrippa, frère d’Hérodias. Il compte resserrer ses rangs et alliances en invitant à un grand festin, à l’occasion de son anniversaire, les chefs et dignitaires de Galilée, Vitellius et son fils devant attester publiquement le soutien sans faille des Romains.

Hérodias, présentée comme une ambitieuse « patricienne » qui méprise son époux « plébéien », rêvant d’un empire, vient lui faire une scène violente en dénonçant les affronts de « Iaokanann, le même que les Latins appellent saint Jean-Baptiste. ». Il est au pouvoir d’Hérode en ce lieu et sa voix, de son cachot, perturbe le palais par ses imprécations contre le couple qu’il maudit. Hérodias en demande la tête, ce que le Tétrarque refuse, déchaînant chez sa femme des reproches violents sur son ingratitude, rappelant tout ce qu’elle a fait pour l’aider à accéder au pouvoir :


« Rien ne me coûtait ! Pour toi, n’ai-je pas fait plus ?… J’ai abandonné ma fille !’’

Après son divorce, elle avait laissé dans Rome cette enfant, espérant bien en avoir d’autres du Tétrarque. »


Elle insinue même pouvoir réussir, par ses manœuvres, à éliminer son frère, l’hostile Agrippa, rival pour le titre de roi espéré des Romains par Hérode, révulsé au fond de lui du projet fratricide de sa femme. Cependant, il se distrait de ses soucis et de la scène de ménage en observant les mouvements gracieux une belle jeune femme vêtue à la romaine sur la terrasse d’une maison. Il ne la connaît pas, Hérodias non plus, prétend-elle, qui voit le risque d’une répudiation au profit d’un nouvel objet de désir par son volage époux : elle en connaît la faiblesse. Dont elle fera une force : lors du festin, une jeune danseuse inconnue subjugue les invités, enflammant le Tétrarque. Elle ôte son voile :

« C’était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. » En fait, à coup sûr comme une arme, elle « avait fait instruire, loin de Machaerous, Salomé sa fille, que le Tétrarque aimerait ; et l’idée était bonne. »


         Très bonne en effet : allumé par la danse suggestive de jeune fille, fou de désir, Hérode lui jure de lui donner absolument tout ce qu’elle voudrait si elle répondait à ses feux. Il réitère ses offres au comble du désir. Alors, montant sur la tribune, elle dit,

         « en zézayant un peu […] d’un air enfantin.

— Je veux que tu me donnes dans un plat… la tête…

Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant : « La tête de Iaokanann ! »


Nous n’avons pas, dans ce texte originel, la terrible obstination de la jeune Salomé dans l’opéra éponyme de Strauss (1905) d’après la pièce d’Oscar Wilde (1891), tirée aussi de Flaubert : face au Tétrarque consterné tentant de la détourner de son horrible requête par de compensatoires offres mirifiques, la gamine, ingénue et perverse, têtue, répète : « Den Kopf des Jochaanan », ‘La tête de Jean », dont elle veut baiser la bouche qu’il lui avait refusée.

 Le seul suspense sera ici les atermoiements du supplice dû aux scrupules, à la terreur du redoutable bourreau, chargé pourtant des pires basses œuvres d’Hérode : il n’ose exécuter cet ordre impie contre le Prophète, qui passe pour Élie. Mais après une attente insupportable pour d’impitoyables invités montés contre Jean, insistants, impatients de voir punir le trouble-fête imprécateur, l’ellipse tranche sur le vif :


« La tête entra. »


C’est Phanuël, ici non un Chaldéen comme dans l’opéra mais un Essénien, un Juif, également compatissant, qui emportera le corps du supplicié avec deux hommes.



L’œuvre

Les librettistes Paul Milliet et Henri Grémont transposent l’action dans la Jérusalem décadente, déchirée entre Samaritains et Pharisiens, où les Romains, les vrais maîtres, laissent habilement l’apparence du pouvoir au Tétrarque Hérode Antipas. Cependant, la révolte gronde contre l’occupant, et le prophète Jean le Baptiste semble incarner les espérances messianiques mais aussi politiques du peuple pour qui il est, malgré ses dénégations, le Messie ou le roi légitime des Juifs. Double réputation et imputation proches de celle contre Jésus qui arrivera bientôt pour son malheur dans l’effervescence des célébrations populaires de la Pâque juive dans une Jérusalem explosive, condamné doublement par les religieux juifs qu’il conteste, et le pouvoir romain qu’il inquiète : prétendu Messie et prétentieux « INRI », ‘Jésus de Nazareth, Roi des Juifs’.

Son image invisible traverse adroitement le livret, ne serait-ce que dans la demande d’Hérodiade de crucifier Jean, et sa dénonciation au Proconsul Vitellius comme roi des Juifs. Ce n’est, au fond que ce qu’en prétend le peuple, mais la seule charge qui peut à la fois armer contre le Prophète le Tétrarque aspirant à être roi et le représentant de l’Empereur romain redoutant la révolte.




Amour de Salomé

C’est peut-être encore l’image du Christ, révolutionnaire aussi dans son attention délicate aux femmes, qui se révèlera d’abord à Madeleine après sa mort, qui inspire le couple Jean/Salomé.  L’amour préalable de Salomé pour l’apaisant Prophète, et le réciproque amour de celui-ci est certes aussi une concession à l’opéra romantique qui veut des histoires d’amour même improbables, mais aussi un habile moyen de faire exister depuis le début le personnage, qui sera ici l’involontaire cause de la perte de Jean par sa lointaine danse innocente troublant un Hérode voyeur, et par un amour avoué pour le Prophète qui le condamne à mort par un rival jaloux. Dans Wilde et Strauss, c’est l’insultant refus du baiser qu’elle demande à Jean dans un accès et excès érotique, qui pousse Salomé à demander sa tête par dépit d’avoir été repoussée et pour baiser triomphalement ses lèvres mortes, déclenchant le dégoût d’Hérode qui la fait écraser par les boucliers de ses soldats. Mais cet amour de convention est sans doute l’une des plus belles pages de l’opéra, Salomé chantant à l’acte I l’effet bienfaisant de la parole de Jean : « Il est doux, il est bon […] Prophète bien-aimé. »

Massenet traite ce sujet, sa seizième œuvre lyrique entre les conservées et perdues, dans le style du grand opéra à la française, spectacle grandiose en quatre actes, sept tableaux pour la version finale, des décors monumentaux, un grand ballet, des fanfares, des soldats romains, des prêtres hébreux, des chœurs. Créé en 1881 à Bruxelles, l’opéra passe l’année suivante à la Scala de Milan en italien, dans la mise en scène de Massenet lui-même. Cette version, remaniée, est ensuite traduite en français et remplacera la primitive.

Marseille ne l’avait pas vu depuis 1966.


Réalisation et interprétation

Un rideau de scène aux lignes verticales de pointes agressives. Il se lève sur une brume sable et or, ombreuse lumière percée de persiennes géantes aux lattes, aux tranchantes lames horizontales superposées, jalousies filtrant un avare soleil des âmes confinées, confites en leurs obscures passions finissant par éclater, par exploser : haines, désirs jaloux, dévorantes ambitions. Tout se joue dans l’incernable pénombre dorée des civilisations méditerranéennes fuyant le soleil. Le fond s’ouvre, se couvre parfois de ciels somptueux mais, brouillés par l’orage menaçant des cœurs et des mœurs, ils n’arrivent pas à aérer ni éclaircir le flou onirique de cet univers clos sur ses rancœurs inexpiables ; la voûte céleste constellée examinée par Phanuël demeure aussi une angoissante interrogation entre la terre et le ciel, l’homme et le divin, une énigme comme ce Jean, « Est-ce un homme ? Est-ce un Dieu ? ». Et le mur du Temple, ou déjà des Lamentations, barre impitoyablement toute issue : mais s’il y a Prophète, prophétie et astrologie, tout n’est-il pas déjà écrit ?

 Les lumières de Michel Theuil, ocre et or, parfois allégées, auréolées d’une tendresse rose pour suivre la douce Salomé, magnifient ce décor symbolique signifiant de Jérôme Bourdin, qui signe aussi les costumes.  Il n’a pas cédé non plus à un naturalisme hors de saison et on lui sait gré de nous avoir épargné une vision misérabiliste, grisâtre, qui afflige en général, au théâtre ou au cinéma, la représentation des juifs ou des chrétiens tristounets. Ils sont d’un faste oriental luxueusement interprété : à part Salomé, traitée dans une claire légèreté heureuse et souple, rigides, ils se fondent, sans se confondre cependant dans l’obscure dorure ambiante par leurs scintillantes pierreries et dorures dont sont chamarrés ces tissus somptueux mais raides comme des carapaces, leur prêtant un aspect de scarabées moirés et mordorés.


Justement, le problème du début, l’unité de tons générale, cette esthétique fusion crée une confusion dans l’indiscernable affrontement entre Samaritains et Pharisiens où Dieu seul peut reconnaître les siens. Par ailleurs, ce Vitellius en capote militaire, son escorte romaine  pressée à la prussienne avec des casques à pointes démesurées, prêtent à sourire. Quant à Jean, que toute l’iconographie issue des Évangile nous peint vêtu, sinon de peaux de bêtes indéterminées, de « poils de chameau » précis, qu’Hérodiade a décrit presque nu, sans doute pour ne pas jurer dans le camaïeu de l’ensemble, est harnaché d’un plaisant accoutrement camel, bottes, jambières, chausses, cape sur sangles croisées : bref, au pire, un ascète Baptiste sauterelle (dont il se nourrit), au mieux un  élégant Prophète en loden pour une pieuse revue de mode.

Avec ce qui pourrait paraître la lourdeur du « grand opéra » français, ce décorum heureusement stylisé, Jean-Louis Pichon réussit finalement une mise en scène fluide, l’énorme chœur renforcé, même grouillant et bouillant de disputes, bien maîtrisé en ses mouvements, fait comme une nécessaire frise de fond, un bas-relief qui met en valeur, à l’avant-scène, les hauts reliefs, les déplacements des héros singuliers qui, fatalement, s’inscrivent, écrivent, leur destin propre dans une geste collective immémoriale  fixée par la Bible. Il y a de superbes images : le lit d’Hérode voilé de nébuleux désir, bercé par une musique onirique et des danses érotiques dans leur simplicité (Chorégraphie de Laurence Fanon) ; le cabinet astrologique de Phaneël, les candélabres du Temple, du palais, les vidéos de Georges Flores

L’Hérodiade de Massenet est du grand spectacle et une grande musique imposante en proportions, d’une richesse orchestrale assez wagnérienne, et un traitement des voix proche du prochain vérisme italien, sollicitant les voix verticalement, du grave à l’aigu, exigeant de tous les interprètes un médium étoffé pour y asseoir la puissance des aigus. D’où la difficulté à monter un ouvrage qui requiert un minimum de cinq rôles principaux, très exigeants. La distribution aura été sans faille.

Dans ce contexte très orchestral, comme un apaisant appel venu de l'ombre lointaine des coulisses, a capella, on apprécie la ferme et claire Voix du Temple de Christophe Berry ; dans le Temple même, le Grand Prêtre d’Antoine Garcin, voix noire oraculaire, a une vibration qui ne messied finalement pas à la ferveur religieuse émue du personnage. Jean-Marie Delpas, en impose, Vitellius puissant dont la voix impérieuse sonne comme un ordre impérial même pour un Hérode arrogant soudain soumis face au colonisateur romain.

Avec une seule phrase pour s’imposer, presque une berceuse pour le sommeil fuyant le Tétrarque, Bénédicte Roussenq, en Babylonienne experte en infusion propitiatoire aux songes, déploie la générosité contenue d’une voix ample, d’un timbre riche, dont la couleur semble même infuse dans l’environnement rêveusement doré de l’ensemble. On portera au crédit des librettistes qui, en inventant ce personnage, comme en passant, réussissent à élargir le cadre, l’environnement géographique et culturel d’Israël par l’évocation des vieilles civilisations voisines, médecine ou magie, science de Babylone, Phanuël, devenu Chaldéen, étant l’astrologue par antonomase puisque c’est en Chaldée que fut inventée l’astrologie, héritage  arrivé jusqu’à nous aussi fabuleux que la Bible. Vêtu, revêtu, enveloppé d’une immense et somptueuse chasuble ou simarre qui lui donne, isolé, une silhouette de solitaire pyramide posée par le destin, figure presque géométrisée d’icône byzantine, Nicolas Courjal, voix nocturne éclairée de bonté, est l’homme versé à déchiffrer les étoiles plus faciles à décrypter que les insondables noirceurs des cœurs humains. Par les astres, il sent venir mais ne peut prévenir les désastres, et sa voix a les tendres vibrations compatissantes d’un confesseur plus que d’un confident des puissants qui courent, concourent à leur perte inéluctable.


En Salomé, Inva Mula garde le privilège d’une silhouette juvénile et, par son art, sait faire passer le printemps dans sa voix blonde, ronde, perlée, sans aspérité, toute en miel dans des piani évanescents, expressifs, passant des graves à des aigus lumineux d’une écriture vocale ingrate. Peu familiers de cette œuvre, on se représente Salomé à travers la riche iconographie, des tableaux dépeignant cette belle jeune femme avec la tête sanglante de Jean sur un plateau d’argent et, on la voit et entend, musicalement, dans l’hystérie et le délire érotique morbide dont la dote Strauss : perverse fleur du mal. Ici, son rôle, c’est la parenthèse de la tendresse, de la douceur dans un monde brutal, sensible à la parole qui sait convaincre quand les armes ne font que vaincre sans persuader : pour elle, Jean, c’est d’abord la parole, la consolation, la douceur, et Inva nous le distille avec la sienne. Car, de la douceur de Jean pourtant nourri de miel, nous n’aurons que ce témoignage de la femme qui l’aime, à part l’aveu final de l’amour réciproque. Il est surtout l’imprécateur, « la voix qui clame dans le désert » déclame, proclame chez les hommes pervertis du palais des accusations, des insultes, des menaces apocalyptiques : "Sa voix tonne comme la foudre", dit Phanuël, je dirais plutôt comme l'éclair, tant celle de Laconi, plus que foudroyante, est éclatante, lumineuse. Il est essentiellement cette puissante voix dont parle la Bible, qui terrifie les coupables, audible dans la salle du festin du fin fond de la basse fosse où on l’a enfermé sans pouvoir le faire taire : dopé par les protéines des sauterelles dont il faisait son ordinaire ? En tous les cas, extraordinaire, Florian Laconi est de la sorte un Prophète vaillant, véhément, combattif, d’une étourdissante énergie et une santé vocale à rendre malade un Tétrarque.


Et celui-ci l’est déjà : rongé d’inquiétudes sur sa situation politique, affecté soudain d’une affection inattendue pour une lointaine image de jeune fille : le printemps dans l’automne d’une vie. Et le désir, d’autant plus poignant qu’insaisissable, est le grain de sable délétère qui vient corroder, ronger la belle mécanique. Et Jean-François Lapointe en est une, puissante, presque massive dans son costume ajusté comme une cuirasse, dont le défaut a permis la blessure imprévue, et non de l’ennemi mais de l’amie rêvée. Il est déjà ailleurs, insensible aux récriminations vengeresses et politiques de sa femme criant vengeance contre l’imprécateur, dissipant par sa violente requête les douces rêveries amoureuses dont elle sent vite le danger pour son couple. Il chante, entre rêve, désir de possession violente et douceur, sa « Vision fugitive… » qui s’empare de lui, de son corps avec une splendeur vocale du grave à l’aigu d’un chanteur à son sommet. Mais, personnage le plus complexe et le mieux traité de l’œuvre, il est aussi un habile chef de guerre et politique et Lapointe, en grand acteur et chanteur, offre à chaque fois une facette différente du personnage mais avec une égale et crédible intensité. Hérode est à coup sûr le vrai héros de l’opéra, et c’est sans doute pour cette raison qu’on lui laisse le salut final bien que le titre soit Hérodiade, accroche féminine toujours plus séduisante.

Mais quand celle-ci est campée avec l’autorité, la vérité et la beauté qu’on lui connaît par Béatrice Uria-Monzon, voix d’ombre et d’ambre, noble et furieuse figure de proue du navire agressif de sa robe lamée à la traîne comme un sillage, on est pris de regrets. Bien sûr, il n’appartient pas au critique de « refaire » une œuvre, un spectacle, une mise en scène qu’il doit juger tels quels, ici et maintenant, mais on permettra au dramaturge de regretter que les librettistes, sacrifiant à la sirupeuse et rassurante tradition, à la langueur et longueur du couple d’amoureux soprano/ténor du drame romantique, n’aient pas exploité davantage les potentialités vénéneuses d’un personnage qu’ils pouvaient hisser au niveau d’une Lady Macbeth ou d'une Ortrude. Car elle est le personnage le plus noir de l’œuvre : dans son tempétueux air d’entrée sans préparation, elle réclame du sang, la tête d’un homme attentant à son honneur de façade, publiant ses secrets d’alcôve pourtant officiels désormais et acceptés dans la conquête du pouvoir. Elle use de chantage envers son époux, lui rappelle sans ambages ses services politiques, et tente de le retenir par la séduction, la volupté : Béatrice, assassine d’abord puis câline, féline, est alors une sombre Manon veloutée, tentant la reconquête de l’amant perdu, mais aussi une Thaïs blessée douloureusement par les atteintes de l’âge, redoutant d’être éclipsée, dans l’amour et le pouvoir, pouvoir de l’amour, par une jeunesse. Elle révèle enfin, face à Phanuël, la faille intime : la fille abandonnée. Mais ces scènes sont elliptiques et, quand elle annonce la venue des Romains et dénonce Jean, sa dimension politique, plus grande que celle d’Hérode, est éludée : elle n’est plus que spectatrice et non actrice de son destin.

Les chœurs, renforcés, masse imposante, aux savantes superpositions complexes, admirablement préparés par Emmanuel Trenque, sont impressionnants de cohésion, du murmure à la clameur. Ancien assistant de Lawrence Foster, qui nous quitte, Directeur musical de l’Opéra, appelé aussi à d’autres destins par Daniel Barenboïm à Berlin, le jeune chef Victorien Vanoosten, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Marseille transcendé, soucieux des chanteurs risqués dans ce déluge orchestral souvent, semble chez lui dans cette immense partition de Massenet et nous fait la grâce de nous y promener ou baigner en guide intelligent qui en sait faire briller les couleurs les plus délicates ou tonner les tumultes les plus palpitants.

Les ridicules gardiens du temple aussi décrépit qu’eux de l’opéra français à l’ancienne, s’autorisent quelques huées, vite couvertes par l’enthousiasme des applaudissements, même abrégés par l’heure tardive et la longueur de l’œuvre qui presse le départ du public.

Hérodiade de Jules Massenet
Opéra de Marseille
23, 25, 28 et 30 mars
Direction musicale :  Victorien VANOOSTEN
 Mise en scène : Jean-Louis PICHON.Décors et costumes :  Jérôme BOURDIN.  Lumières : Michel THEUIL. Chorégraphie : Laurence FANON. Vidéo : Georges FLORES.
Distribution :
Salomé : Inva MULA ; Hérodiade : Béatrice URIA-MONZON ;la Babylonienne : Bénédicte ROUSSENQ.
Jean :  Florian LACONI; Hérode :  Jean-François LAPOINTE ; Phanuël : Nicolas COURJAL ; Vitellius :  Jean-Marie DELPAS ; Le Grand Prêtre : Antoine GARCIN ; La Voix du Temple :  Christophe BERRY.
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille. Chef de Chœur :  Emmanuel TRENQUE.
Photos : Christian Dresse
1. Jean (Laconi) ;
2. Salomé, Hérode (Mula, Lapointe) ; 
3. Hérodiade (Uria-Monzon) ;
4. Salomé (Mula);
5. Babylonienne, Hérode (Rousseng, Lapointe) ;
6. Phanuël, Hérodiade (Courjal, Uria-Monzon) ;
7. Phanuël (Courjal) ; 
8. Vitellius (Delpas) ;
9. Temple ;
10. Final.



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