Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

Ma photo
Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

lundi, février 05, 2018

ÉPURE CARMÉLITAINE


     
DIALOGUES DES CARMÉLITES

Opéra en trois actes de Francis Poulenc

Texte tiré de Georges Bernanos,

D’après une nouvelle de Gertrud Von Le Fort, La dernière à l’échafaud et un scénario du Révérend-Père Brückberger et Philippe Agostini.

Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon

28 janvier

         Carmes, carmélites, persécutions

         L’Ordre du Carmel, créé de fait au XIIe par des ermites sur le Mont Carmel de Palestine au temps des croisades, chassé par la reconquête de Jérusalem par Saladin, cessa d’être érémitique en Europe et devint monastique et mendiant un siècle après. C’est un Ordre contemplatif, voué à la prière. Les turbulences et questionnements religieux du XVe siècle sur les dérives papales et le relâchement des mœurs conventuelles, culminant au XVIe siècle avec la Réforme luthérienne qui met en accusation les accommodements de l’Église avec le monde, entraîne, avec le Concile de Trente (1545-1563) voulu par Charles Quint pour concilier, réconcilier protestants et catholiques, malgré son échec, une Contre-Réforme catholique qui tentera de mettre de l’ordre en la demeure.

C’est dans ce contexte polémique entre chrétiens que Teresa de Cepeda y Ahumada, Teresa de Jesús en religion puis sainte Thérèse d'Ávila (1515-1582), première femme Docteur de l’Église, commence à réformer le Carmel : revenir à une étroite clôture, une stricte pauvreté, et « employer beaucoup de temps à l’oraison ». Elle crée des monastères de Carmélites déchaussées et fait appel au jeune Jean de la Croix, écrivain et poète comme elle, le faisant directeur spirituel de son couvent, afin d’en fonder le pendant masculin, les Carmes déchaux.

Tous deux se heurteront à la violente opposition des Grands Carmes qui refusent leur réforme, et subiront, plus que les tracasseries, les persécutions de leurs frères en religion. Thérèse, qui a écrit le Livre de sa vie sur ordre de son confesseur, où elle décrit ses premières extases, assimilées à une possession démoniaque, assignée à résidence, se voit soumise à l’Inquisition en 1574, menacée potentiellement, donc, du bûcher. Jean de La Croix (1542-1591), persécuté, torturé par ses frères chaussés qui refusent la réforme, est emprisonné près d’un an, dans un cachot, obscur où il élabore un poème mystique, qu’il retient par cœur et met sur papier après une rocambolesque évasion. Il sera même excommunié. Dessinateur de talent, il adressait aux carmélites qu’il dirigeait des dessins éclairants expliquant graphiquement les états d’oraison : de peur de l’Inquisition, elles les détruisirent et il n’en reste que la Montée au Mont Carmel de l’union avec Dieu (origine de La Carte du Tendre des amours profanes de Mademoiselle de Scudéry…), et sa description d’une de ses visions, la Crucifixion de Jésus, sorte de contreplongée, est si précise que Dalí en a fait un tableau célèbre.

Avant même la Révolution française, l’empereur révolutionnaire d’Autriche, Joseph II, supprima dans toutes ses possessions européennes couvents et ordres religieux contemplatifs, dont le Carmel. La Convention ordonne la fermeture de toutes les églises le 23 novembre 1793. 

N’ayant pu relire la nouvelle originale, qui n’est plus au catalogue, je ne pourrai dire si c’est à elle ou à Bernanos qu’il faut attribuer certains traits de la Première Prieure et de la seconde, Madame Lidoine, qui semblent manifester une certaine connaissance du caractère de Thérèse d’Avila.




              L’œuvre
          Poulenc, par son découpage du texte de Bernanos, et sa musique, semble désormais avoir définitivement fait sienne cette œuvre qui, sur un événement tragique de la Terreur, a pourtant subi diverses greffes. D’un récit d’une carmélite échappée de la charrette de seize de ses sœurs du Carmel de Compiègne guillotinées à Paris en 1794 (dix jours avant la chute de Robespierre qui aurait pu les sauver), Gertrud von Le Fort tire en 1931 une nouvelle Die Letze am Schaffot (‘la dernière à l’échafaud’), créant le personnage, fort dans sa faiblesse, de Blanche de la Force (sinon Le Fort comme l’écrivaine) qui va chercher au Carmel ce qu’elle croit un refuge contre la violence du monde : mais on trouve son destin à vouloir l’éviter.


          Une pièce américaine avait déjà traité le sujet puis, au sortir de la guerre, en 1947, Bernanos, mystique et malade, en tire le scénario d’un film dont sa mort empêche la réalisation, ajoutant le personnage du frère, le Chevalier de La Force.
Le film sera réalisé en 1960 par Philippe Agostini  et le Père Brückberger, authentique héros opposé à Pétain et résistant : les thèmes de la liberté, de l’oppression, de la résistance, de la collaboration, de l’obéissance à l’Ordre interne (à la Règle) ou externe (Politique) imprègnent l’œuvre.

  Ces dialogues sont d’une écriture sobre et puissante, traversée du sombre frisson de la mort, celle proche de Bernanos, infiltrée par Blanche et la première Prieure, et par la lumière de la grâce et de son transfert d’un être à un autre comme le dira, innocente prophétesse, sœur Constance : on meurt parfois par soi, pour soi mais aussi pour un autre, qui en aura sa rédemption, forte idée religieuse mais transposable laïquement, le sacrifice politique ou moral n’est jamais vain. Mais, malgré la pièce et le film (on n’oublie pas Jeanne Moreau en rigide Mère Marie), c’est à l’opéra de Poulenc, créé en 1957 à la Scala, que restent désormais indéfectiblement attachés les universellement appréciés Dialogues. Comme toujours, la musique donne une ferme forme définitive à des textes qu’elle magnifie et sublime émotionnellement.




Réalisation

       On a peur, d’abord : rideau baissé, avant même que ne commence l’action, ce personnage en smoking blanc, issu de quelque fête ou mariage, assis sur le rebord du plateau, extérieur, comment va-t-il s’intégrer à une action conventuelle féminine en gros ? Sinon sa justification dramatique, il aura sa raison d’être technique en opérant quelques minimes changements à vue, antithèse claire à Monsieur Javelinot en noir, éphémère médecin inutile mais jouant aussi l’utilité scénique et symbolique d’instrument de mort. Ange de la Garde, il guidera, à certains moments, une Blanche dans l’obscurité de son rêve puisqu’il faut accepter le postulat que, la tête posée sur le giron de son père dès la première scène, dans des vapeurs de songe envahissant le plateau, elle rêvera le drame, en sera le témoin permanent, présente et absente à la fois. D’où son omniprésence sur scène, ce qui ne gêne pas si l’on veut bien admettre que, dans son chemin ascétique de perfection et de dépassement volontariste enfin de ses peurs, elle revit sa vie, en fait le bilan, tragique mais vainqueur, par le pas du sacrifice final, mais pose tout de même un problème quand sœur Constance, son alter ego antithétique, se demande où elle est, sans la voir comme nous près d’elle, peut-être pas assez distanciée par l’ombre.


         Signe économique de temps de pénurie ou volonté d’ascèse monacale, sans doute les deux, mise en scène minimaliste à l’extrême d’Alain Timár qui signe aussi la scénographie : une austère boîte rectangulaire, les murs de trois écrans qui s’animeront de projections (vidéos de Quentin Bonami), superbes images de draps blancs flottant au vent sur un ciel d’abord bleu, se couvrant inexorablement d’orage pour la scène juvénile des deux novices, nuées menaçantes, lueurs d’incendie, peut-être redondance excessive du dialogue entre frère et sœur, deux mains immenses qui lentement se cherchent, se joignent puis se séparent  cruellement à regret dos à dos pour la rencontre entre le Chevalier partant pour l’émigration et Blanche qui se refuse à le suivre, l’Ange omniprésent tenant un ballon des jeux fraternels enfantins ; des murs moelleusement capitonnés qu’on comprend moins, à moins que cette apparente douceur cotonneuse ne soit l’image inverse de la dureté de la situation interne ; à feu et à sang, ruines, murs et grilles de la prison avec des transparences de vitraux, dans des lumières dramatiques, angoissantes, toujours significatives, de Richard Rozenbaum.


         Un raide fauteuil pour le père noble dans un costume strict, fils sans cravate écharpe au cou ; le même mais en plus grand—regard sans doute de Blanche— pour la Mère Supérieure, devenant lit de douleur, tombe et autel ; une corde à linge, un fer à repasser, à ces minces signes près, c’est d’une rigueur d’épure, d’un ascétisme finalement monacal qu’on réfèrerait volontiers, plus qu’à la souriante et joyeuse Thérèse, au rigorisme qu’elle jugeait excessif de Jean de la Croix dont elle tentait de modérer les mortifications, au détachement de tout, à l’abandon, à la nuit de l’âme de ce dernier, à sa théologie négative, sans images, alors qu’elle exprime, explique ses expériences mystiques dans une écriture fleurie de métaphores, un style qui se veut sans style qui anticipe de loin Nathalie Sarraute. Dans ce minimalisme général, le moindre signe fait sens : l’écharpe flottante du frère au cou libre, le seul qui réchappera par l’exil ; étole rose sur le fauteuil du père, devenant celle de la première Prieure, comme une relique paternelle, une amarre maternelle dont se saisira Blanche à sa mort, tel un passage de relais à double sens : la Prieure, mourant dans les affres de la peur, garde pour elle celle de la novice qui la perdra en assumant la sienne, et le drap blanc dont elle se drape joyeusement peut paraître une anticipation du linceul du martyre.   


         Décontextualisé historiquement et matériellement, pas de scapulaire brun ni de guimpe et cape blanche, blouses beiges, bleues pour les novices, bonnet sur la tête, costume moderne pour le père et fils pas trop datés, anonymes soldats noirs aux fusils rouges (Elza Briand), ce que le drame perd en réalité concrète précise, historique, nationale, gommant sinon absolvant la perversion de la Révolution par la Terreur, il le gagne en universalité dramatique et humaine : questionnement de la foi, du renoncement au monde, cheminement personnel, ascèse d’une âme écrasée par ses inhibitions, terrorisée par la vie, faisant finalement sa révolution personnelle, intérieure, sa libération, en s’affranchissant de la peur  de la mort par le sacrifice mortel assumé, christique héroïne vivant sa Passion.

À côté de ce parcours individuel, plus ou moins convaincant du rêve ou cauchemar de Blanche qui la dépouillerait du mérite concret du vécu, parallèles à cette ligne, il y a les antagonismes latents, subtils, entre ordre et soumission, anecdotiques mais psychologiquement bien vus entre les trois Supérieures différentes, toujours résolus en faveur de la « sainte obéissance » monastique, malgré le coup d’état intérieur de Mère Marie faisant voter le vœu de martyre aux carmélites en l’absence de la souple Supérieure Madame Lidoine, sûrement roturière, qui l’assumera noblement à elle seule et, surtout, le conflit entre Ordre interne et ordre révolutionnaire, liberté intérieure et « liberté » extérieure imposée tyranniquement et le droit, le devoir de non soumission, de rébellion face aux décrets iniques qui conduira les réfractaires à l’échafaud : le texte de Bernanos, lucide témoin indigné de la Guerre d’Espagne et de l’Occupation,  inspiré par le dominicain Brückberger, révolté, intrépide résistant de la première heure, pose le problème fondamental de l’oppression et de la résistance.

Reste la pierre de touche de la scène finale de la montée à l’échafaud des carmélites. Évacuée la guillotine, on attend le traitement qui attend et atteint les carmélites montant à l’échafaud. Sur un ciel gris constellé, ombres géantes de silhouettes découpées comme au couteau, frappées d’un invisible éclair de la lame sonore, tour à tour, chacune s’écroule. C’est saisissant, on a la gorge serrée, les larmes aux yeux. L’émotion est là : certes, pour un public averti de l’œuvre. Mais il est permis de se demander si des « primo-arrivants » à l’opéra, sans autre forme d’approche explicative que quelques brèves lignes du programme, pas forcément lues, peuvent capter le tout premier niveau, l’anecdote réaliste et tragique de la montée à l’échafaud.




Interprétation

Un sensible travail de direction d’acteurs privilégie les intenses dialogues au dramatique crescendo, rapports humains humainement traités : Blanche et son père qui tente vainement de la détourner de son intention d’entrer au Carmel, Blanche et la Prieure moribonde qui teste sa volonté d’y entrer, cette dernière gagnée par le doute de son salut après une vie de prières, révoltée par sa mort, doutant de Dieu (« Dieu nous renonce ! »), et sœur Marie de l’Incarnation tentant d’en étouffer le scandale, le frère partant pour l’émigration essayant de sauver sa sœur, Sœur Marie essayant de rattraper Blanche pour la sauver ou la rendre au vœu de martyre. Chacun tente d’infléchir ou d’entraîner, dans une dramatique montée en puissance, la faible, peureuse et inconstante héroïne, même dans le lumineux duo avec l’autre novice, Constance : c’est juste, vivant, haletant, soutient un angoissant suspense. Les personnages ne se contentent pas d’échanger des mots dans ces dialogues : vibrants, même avec toute la contenance aristocratique impassible de Mère Marie, frémissants sensiblement aux paroles des autres, comme le remarquable jeu entre Blanche et Constance, ou encore Mère Marie, hiératiquement silencieuse et digne, favorite au Priorat, mais non élue Prieure, la communauté lui ayant préféré Madame Lidoine.


L’œuvre est ardue, l’orchestration souvent massive, si complexe et si riche, que Poulenc lui-même voulait la réduire tant elle éprouve les voix, très souvent traitées avec des sauts expressifs dans l’aigu mais redoutables. Mais le plateau est d’une homogénéité satisfaisante en gros, des derniers aux premiers plans.

Premier Commissaire, Alfred Bironien, juste en quelques phrases bien posées, dans sa mise en garde chuchotée à Mère Marie, incarne avec justesse l’opportuniste hurlant avec les loups, le collaborateur à mauvaise conscience, laissant à la brutalité du second, Romain Bockler (deuxième Commissaire / L’Officier / Le Geôlier), le mauvais rôle du détenteur d’un pouvoir tout nouveau qui l’enivre de jouissance sadique. Dans le rôle de l’Aumônier, Raphaël Brémard, silhouette frêle et voix délicate, semblerait un peu perdu dans cet univers, aussi perdu, de femmes mais, a contrario, cette faiblesse d’homme en danger dans un monde en péril accentue la dramatique impuissance de ses apparitions, et il m’évoque la fragilité, apparente, d’un saint Jean de la Croix que Thérèse appelait avec un tendre humour protecteur, « Mi Senequito », ‘Mon petit Sénèque’ et, justement, ce sont les héroïques religieuses, prêtes au martyre, même Blanche, qui lui offrent une protection qu’il ne peut guère leur apporter. En marquis de La Force, Frédéric Caton, est un père noble, à tous les sens du mot, direct avec son fils, tendre et aimant avec sa fille dont il respecte la liberté de choix qui le blesse dans son amour paternel. Rémy Mathieu est un Chevalier de La Force juvénile et charmant qui se tire de la partie ardue de son rôle, ces aigus terribles, en les négociant avec des demi-teintes qui font sens, fils respectueux du père diminuant le volume de sa voix, et fraternellement affectueux et désespéré face à une sœur rétive à le suivre.

De l’ensemble des carmélites on admire la cohésion vocale et la musicalité (Aurore Marchand), avec le regret de ne pouvoir citer les remarquables voix qui s’en détachent par moments pour quelques solos, trop rapides pour qu’on les identifie avec justice dans une distribution si nourrie. Blandine Folio-Peres, mezzo, en allure et voix, campe avec justesse la raideur aux terribles aigus acérés de Mère Marie de l’Incarnation, promise en vain à succéder à la Prieure, âme aristocratique éprise de grandeur, avide d’héroïsme, de sacrifice, entraînant dans son rêve sublime sacrificiel toute la communauté dans son vœu de martyre, mais assez noble pour le soumettre à vote conditionné à l’unanimité  : sans doute une grande âme à l’acier trempé de cette « générosité » au sens cornélien du terme, trahie par la vie monastique, à l’étroit dans une clôture monacale faite d’humilité et d’obéissance. Instigatrice du vœu, elle y échappe et s’écrie : « Je suis déshonorée ! » quand l’Aumônier l’empêche de rejoindre ses sœurs sur l’échafaud, lui ordonnant de vivre, mais au-delà de l’orgueil de l’honneur de classe, elle a aussi ce cri déchirant d’amour : « Leurs yeux me chercheront en vain ! »  Avec une cruelle ironie de l’histoire, paradoxalement, celle qui poussa ses sœurs au martyre fut la seule survivante mais la Relation qu’elle en fit, après avoir entraîné la béatification des carmélites en 1906, inspira la nouvelle de Gertrud Von Le Fort, source de Bernanos.


À Madame Lidoine, le Seconde Prieure dont l’élection évince Mère Marie, Catherine Hunold, prête la rondeur maternelle de son physique et d’une voix de soprano large, chaude et rassurante, pétrie d’humanité, surmontant sans peine les aigus saisissants qui hérissent sa partie : servie admirablement par la chanteuse, on comprend le choix affectif qu’en ont fait ses sœurs. Consciente de détonner dans ce huis-clos de femmes presque toutes issues de l’aristocratie, sûrement roturière, elle incarne une noblesse naturelle, humble, pleine de bon sens et bienveillance, loin de l’altière contenance de Mère Marie et ses rêves d’héroïque grandeur : "Méfions-nous du martyre."

Sans doute deux justes images de Thérèse d’Avila dont Bernanos devait à coup sûr connaître l’œuvre : la première, grande amoureuse des romans espagnols de chevalerie, ivre d’héroïsme dans son adolescence rêvant de martyre ; la seconde, humaine, plus terrienne, prosaïque souvent, malgré sa culture, pleine d’humour, pour rabaisser la dévotion exaltée, le zèle mystique excessif de ses filles, dédaigneuses des tâches ménagères du Carmel pour ne se vouer qu’à l’oraison et ses extases, elle disait : « Dios anda por los pucheros », ‘Dieu est aussi dans les marmites’. Le vocabulaire simple, accessible, fleuri d’images de Madame Lidoine est à l’image de celui de l’écriture de la sainte. La première Prieure, dans une expression plus rude, semble aussi un autre avatar de Thérèse, en exprime la doctrine : le fauteuil n’est pas un privilège de la charge, puisque la Mère fondatrice les avait abolis entre la Supérieure et ses filles ; les carmels ne sont pas « des conservatoires de vertus » ; « Ce n’est pas la Règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la Règle » ; il faut être « détachée de son propre détachement. »

On avait connu Marie-Ange Todorovitch en Mère Marie, hautaine et noble, rigide et frigide, puis fiévreuse, tendre envers Blanche. Nous la retrouvons, registre plus grave, en Madame de Croissy, Première Prieure, poignante de vérité, de sévérité, grande voix impérieuse mais généreuse. Son fauteuil immense semble d’abord un trône pour cette noble douairière féodale, béquille du magistère et de la maladie à la main, tel le sceptre d’un spectre, bâton de justice arrimé au sol, ou même canne prête à frapper éventuellement. Inquisitrice en ses questions aiguës qui percent à jour la postulante d’un regard implacable, la voix s’infléchit, s’attendrit en jaugeant, jugeant cette fragile et gracile jeune fille dont l’humilité semble enfin la convaincre, la vaincre, et la voix se fait doucement enveloppante et protectrice comme ce châle qui passera de l’une à l’autre, caressante même. Dans sa seconde scène, sur un lit dont l’immensité et la hauteur semblent à la mesure de sa démesure, sans abdiquer son autorité, dans l’angoisse de la fin et du doute terrible, elle fait frissonner de l’ombre d’une voix qui pressent les ténèbres, révoltée contre Dieu, hallucinante, grandiose dans son cri proféré : « Dieu nous renonce ! » Comme un acte d’amour envers la jeune fille qu’elle fut aussi, elle a pris pour elle le nom en religion et la vie agonique de la postulante : Blanche de l’Agonie du Christ.


De la première Prieure à la seconde et troisième, voix du contralto à l’aigu de Madame Lidoine en passant par le mezzo de Mère Marie, Poulenc traite tout le spectre du registre vocal féminin. Les deux novices sont les voix les plus hautes, Constance, la plus légère. Sarah Gouzy est un joyeux pinson, une voix souriante et ravissante, pépiante, pétillante, d’une fraîcheur qui nous glace quand elle affirme sereinement, en jouant, qu’elle a la certitude que Dieu lui fera « la grâce de ne pas vieillir », innocente prophétesse du compagnonnage avec Blanche dans la mort. Quelques aigus sont trahis par la légère sonorisation, mais elle fait jolie paire contrastée, et pincée aussi, avec la sèche héroïne. Cette dernière, c’est Ludivine Gombert qu’on espérait enfin dans un grand rôle. Et quel rôle dans cette réalisation ! Présente, du début à la fin, presque toujours débout, pieds nus, presque obligatoire pour des carmélites déchaussées (en fait, elles portaient des sandales), supportant sur ses frêles épaules tout le drame que Bernanos exprime au début de son texte originel : la peur, cette peur inévitable que même Jésus éprouva dans le Jardin des Oliviers, sur la croix, se croyant abandonné de son père. Blanche est celle qui abandonne le sien, les siens, comme elle veut abandonner un monde qu’elle ne peut affronter pour, finalement, se confronter à elle-même et à son destin qui la rattrape dans sa fuite. Sa voix de cristal, limpide mais solide, ne se brise jamais face à un orchestre souvent compact, n’accuse jamais la fatigue, même dans les moments de paroxysme, qui pourraient presque logiquement confiner à l’hystérie. Interprète privilégiée par la mise en scène, son corps, dans une digne discrétion, et son visage sont comme un miroir mouvant, émouvant, non seulement des sentiments qu’elle éprouve, mais écho visuel de ceux des autres dont elle est le permanent témoin. La scène de séparation avec son frère est bouleversante de tendresse blessée, d’impuissance vite coupable. Secrète, ambiguë dans ses aspirations, le mystère reste entier de sa vocation, ou simplement invocation protectrice du Carmel contre la vie.

La direction musicale de Samuel Jean à la tête de l’Orchestre Régional Avignon-Provence et du Chœur de l’Opéra Grand Avignon est précise, claire, dans une tradition française, attentive aux couleurs mais, sans qu’on puisse l’imputer à ce grand chef, effet peut-être d’une fosse quelque peu surélevée et d’une sonorisation, remarquable de discrétion pour les voix à quelques crachotements près, elle sonne quelquefois un peu fort dans cette immense caisse de bois sonore. En revanche, dans la dernière scène de la mort progressive des carmélites chantant le Salve regina en montant une à une à l’échafaud symbolique, le chant choral s’amenuisant en proportion de la diminution de leur nombre, on ne perçoit peut-être pas assez le diminuendo. Mais, honnêteté critique oblige, on n’oserait l’affirmer catégoriquement : l’émotion est si forte dans ce climax tragique, que l’œil trahit peut-être l’oreille. En somme, l’esprit s’abandonne au cœur, belle preuve de la réussite musicale et scénique de cette réalisation.

Opéra confluence Grand Avignon
28 et 30 janvier.
Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc
Direction musicale : Samuel Jean
Direction du chœur : Aurore Marchand
Études musicales : Hélène Blanic
Mise en scène et décors : Alain Timár
Assistante à la mise en scène : Irène Fridici
Costumes : Elza Briand
Lumières : Richard Rozenbaum
Vidéo : Quentin Bonami
 Distribution :
Madame de Croissy : Marie-Ange Todorovitch
Blanche de La Force : Ludivine Gombert
Constance : Sarah Gouzy
Madame Lidoine : Catherine Hunold
Mère Marie de l’Incarnation : Blandine Folio-Peres
Sœur Mathilde : Coline Dutilleul
Mère Jeanne : Isabelle Guillaume
Sœur Valentine : Isabelle Monpert
Sœur Félicité :  Laura Darmon-Podevin
Sœur Gertrude : Marie Simoneau
Sœur Marthe : Runpu Wang
Sœur Alice : Julie Mauchamp
Sœur Anne de la Croix : Ségolène Bolard
Sœur Catherine : Pascale Sicaud-Beauchesnais
Sœur Antoine : Pascale Vernassa
Mère Gérald : Vanina Merinis
Sœur Claire : Wiebke Nölting
Sœur Marie Saint-Charles : Béatrice Mezrich
Le Marquis de La Force :  Frédéric Caton
Le Chevalier de La Force :  Rémy Mathieu
L’Aumônier du Carmel : Raphaël Brémard
Le premier Commissaire : Alfred Bironien
Le deuxième Commissaire / L’Officier / Le Geôlier : Romain Bockler
Javelinot : Saeid Alkhouri
Thierry : Jean-François Baron
L’ange : Cyril Cosson


Orchestre Régional Avignon-Provence
Chœur de l’Opéra Grand Avignon


 Photos : © Cédric Delestrade 
1. Le rêve de Blanche endormie (Cosson, Gombert, Caton) ;
2. Blanche de la Force novice (Gombert) ;
3. Première,Prieure entre Blanche et Mère Marie (Gombert, Todorovitch, Folio-Peres) ;
4. Mort de la Prieure (Todorovich) ;
5. Dernière rencontre frère et sœur (Mathieu, Gombert) ;
6. L'Aumônier réfractaire et les carmélites (Brémard) ;
7. La sécularisation forcée des carmélites ;
8. Madame Lidoine rassurant ses filles (Hunold) ;
9. La prison :
10. La mort des carmélites.

Aucun commentaire:

Rechercher dans ce blog