VICTOIRES DE VICTORIA
Le rameau de Salzbourg de Victoria Ocampo, traduit et présenté par André Gabastou, Éditions Bartillat, 156 pages, 20 € ;
Drieu, de Victoria Ocampo, suivi de lettres inédites de Pierre Drieu la Rochelle à Victoria Ocampo, Avant-propos et notes de Julien Hervier, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Éditions Bartillat, 153 pages, 20 €.
Le grand philosophe espagnol Ortega y Gasset qui lui publia son premier texte dans sa fameuse Revista de Occidente l’appelait la « Gioconde des pampas », André Malraux, « l’impératrice de la Pampa», pour sa puissance et beauté. En effet, elle était belle, intelligente et si riche que Witold Gombrowicz parlait méchamment de l’« oppressante odeur de ses millions. » Pourtant, on peut user plus mal de son argent. Victoria Ocampo, née à Buenos Aires en 1893, figure dans la galerie des femmes mécènes ou égéries du XX e siècle, Gertrude Stein, Misia Sert, au rôle d’inspiratrices argentées d’artistes qui l’étaient moins, mais elle, par ailleurs créatrice, était plus proche d’une Peggy Guggenheim sa contemporaine, née en 1898 et morte comme elle en 1979, ou d’une Ida Rubinstein (1885-1960) qui commandait à des musiciens (à Ravel le Boléro, à Stravinsky, Perséphone) des œuvres qu’elle dansait elle-même. Ce que Peggy Guggenheim fit pour la peinture, Victoria le fit pour les lettres. Collectionneuse aussi de tableaux, voyageant sans cesse d’un bord de l’Atlantique à l’autre, fréquentant tout ce qui comptait dans les arts, parlant et écrivant l’anglais et le français autant que l’espagnol, parlant l’italien aussi, elle fonde en 1931 et dirige la revue SUR (Sud), mythique, qui jouera un rôle capital dans la vie intellectuelle hispano-américaine pendant près de quarante-cinq ans (340 numéros). Au comité de rédaction figurent rien moins que Borges, Ortega y Gasset, Alfonso Reyes, le chef d’orchestre Ernest Ansermet, Jules Supervielle, Waldo Franck, Drieu La Rochelle qu’elle soutient financièrement même de loin.
Dès ses débuts, la revue publie, outre Victoria elle-même et les membres du comité de rédaction, Henri Michaux, André Malraux, Eugenio d’Ors, Hermann von Keyserling, Alfred Métraux, Benjamin Fondane, Antonin Artaud et, dans la version espagnole, Qu’est-ce que la métaphysique ? d’Heidegger, bien avant la traduction française. Elle ouvrira ses pages aux grands écrivains du monde entier. En 1934, elle créée une maison d’édition sous le même nom de SUR. Le premier livre publié est le recueil de Federico García Lorca, Romancero Gitano. Elle y éditera les auteurs qu’elle traduit elle-même, Faulkner, Camus, Lanza del Vasto, T. E. Lawrence, John Osborne, Graham Greene, Dylan Thomas mais à son palmarès figurent non seulement les grands latino-américains Onetti, Alfonso Reyes, Horacio Quiroga, Bioy Casares (son beau-frère), Cortázar, mais aussi Huxley, Jung, Virginia Woolf, Nabokov, Sartre, Kerouac, etc. Elle aide Roger Caillois qu’elle accueille pendant la guerre, à créer Les Lettres françaises (du même nom que celles, clandestines, fondées aussi en 1941, en France, par Paulhan) consacrée aux écrivains français anti-fascistes. De retour en France, Caillois traduira dans la collection Croix du Sud de Gallimard des auteurs latino-américains, continuant ce trait d’union de la belle Argentine. En 1955, la dévaluation du peso la ruine pratiquement, mais elle préfère réduire son train de vie, renoncer à ses voyages que sacrifier la revue. En 1936, elle est élue Présidente de l’Association des Femmes argentines pour l’égalité des droits, milite pour la République espagnole puis recueille des fonds pour les artistes français pendant la guerre ; elle est emprisonnée à 63 ans sous la dictature de Perón. Elle est la première femme à entrer à l’Académie argentine.
Voilà donc une belle et exemplaire figure de femme, très attachante, que font revivre les éditions Bartillat.
Le rameau de Salzbourg, un extrait de sa longue Autobiographie, est un épisode crucial de la vie de cette riche héritière d’une famille patricienne mais close sur les préjugés de classe, tyrannique sur l’éducation de ses cinq filles, dont Victoria aura du mal à se libérer. Frustrée dans sa vocation d’actrice formée par Marguerite Moreno, elle n’aura que la maigre satisfaction d’être la récitante de la création argentine du Roi David d’Arthur Honegger en 1925, et celle de la Perséphone de Stravinsky au théâtre Colón. Un mariage raté dont l’échec est dissimulé à ses parents, loin de l’émanciper, la plonge dans la dépendance d’un homme médiocre qu’elle fuit ; elle d’en tire par une longue liaison fidèle, mais douloureusement clandestine, avec celui qu’elle nomme discrètement J. qui croit en ses talents et l’aide à s’épanouir. C’est avec la même pudeur qu’elle évoque cet amour, analysé avec une acuité lucide au filtre des écrivains chers à son cœur, dont Proust, et gagne son indépendance de femme et d’intellectuelle vouée aux lettres.
C’est par contre, face à sa discrétion sur sa vie affective et érotique, l’impudeur de l’aveu dénué d’artifice (ou au contraire) de Pierre Drieu La Rochelle qui apparaît dans cet autre épisode de sa vie partagé avec l’écrivain rencontré à Paris en 1929, avec lequel elle voyage à Londres, Berlin, qu’elle invite pour des conférences à Buenos Aires pour l’aider financièrement. L’écrivain français, autoproclamé L’homme couvert de femmes dans un de ses romans, étale avec une fatuité narcissique ses conquêtes, et ne sort pas grandi moralement du récit, pourtant délicat, attentionné même, de Victoria, malgré ses réticences puis répulsions politiques quand il s’engage résolument dans le fascisme alors qu’elle-même, anti-fasciste résolue, fonde une association pour aider et sauver les juifs qu’elle accueille chez elle. Lui dirige sans scrupules la NRF sous coupe allemande, elle, publie des écrivains résistants.
Drieu, en filigrane de ce récit discret et dans ces propres lettres inédites, apparaît comme un dandy égocentré et neurasthénique, amer et cynique, qui ne peut complimenter sans dénigrer, gigolo sans vergogne, vivant d’abord de ses deux femmes, puis de Victoria dont il n’oublie jamais d’aller régulièrement encaisser le chèque même longtemps après qu’elle l’a quitté et renié son engagement politique. Obsédé par l’argent, tel son héros du Feu follet, « l’argent, résumant pour lui l’univers », « avec sa volonté secrète et à peu près immuable de ne jamais le chercher par le travail », mais « par des amis, des femmes. » Touchante, il est vrai, mais brève rencontre entre les deux, « Courte saison, en réalité », dit Victoria de leurs discrètes amours. « Ses idées me séparèrent de lui ». Cependant, longue amitié épistolaire qui perdura jusqu’au suicide de Drieu en 1944 à la Libération quand il se sentit acculé, qui lui destina une dernière lettre. Sans la racheter, son adieu à la vie eut un certain panache.
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