Manon
de Jules Massenet, livret de Meilhac et Gilles Opéra de Marseille, 2 mai.
L’œuvrede Jules Massenet, livret de Meilhac et Gilles Opéra de Marseille, 2 mai.
L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) est si forte qu’on oublie que ce récit n’est qu’un bref épisode des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité de l’Abbé Prévost. Cette « délicieuse catin » selon Diderot s’empare même seule du titre, Manon Lescaut, et après d’autres opéras, dont celui d’Auber (il n’en reste que la scène du « rire »), avec Massenet en 1884, devient tout simplement Manon au succès toujours jeune.
Ce livre qui fit scandale, condamné et brûlé pour son immoralisme tranquille, né de la frivole et libertine Régence semble issu de notre époque, avide de consommation, de plaisir, individualiste, hédoniste et pressé : deux jeunes gens se rencontrent, s’aiment, veulent tout et tout de suite, guère regardants sur les moyens. Manon que l’on amène au couvent car elle « aime trop le plaisir », n’a guère de peine à détourner le jeune Chevalier des Grieux : le garçon l’enlève, la fille se laisse enlever, ils partent pour Paris, rêve de Manon, n’écoutant que leur désir immédiat. Les deux tourtereaux vivront une rente de situation puis des charmes, auprès de riches rentiers, de Manon, qui n’hésite pas à sacrifier son amour à son plaisir. Le jeune homme reconquis, arraché à l’Église, deviendra même un ambigu gigolo. La fugue adolescente de départ finit en fuite tragique, scellant le destin de l’héroïne légère qui trouvait « amusant de s’amuser toute une vie », rêvait de mourir « dans un éclat de rire » et meurt déportée en Louisiane, suivie par des Grieux, dans un désert.
Le livret de l’opéra, qui innocente Manon de l’enlèvement de son aimé, qui fait de Lescaut son cousin et non son frère entremetteur, qui gomme la complaisance de des Grieux qui ferme les yeux dans le roman sur l’inconduite rentable de sa dulcinée, qui n’hésite pas à tricher au jeu, à tuer par jalousie, même édulcoré par le moralisme bourgeois du XIX e siècle, demeure d’une grande force : celle d’un plaisir qui renverse toutes les valeurs, morale, famille, honneur, classes sociales, celle de la passion plus forte que les barrières et la répression sociale.
La réalisation
Directrice de l’Opéra de Marseille, Renée Auphan qui y débuta il y a près d’un demi-siècle comme assistante dans cette même œuvre, assistée ici d’Yves Coudray, quitte ses fonctions, mettant en scène l’œuvre de ses débuts. On reconnaît sa patte à cet art luxueux de donner beaucoup avec une grande économie de moyens, son travail minutieux sur le jeu des acteurs chanteurs, et l’on retrouve l’inventivité de Coudray, qu’on déjà vu faire beaucoup avec des riens, belle association. On apprécie la musique visuelle des mouvements à la fois individuels et collectifs des personnages des ensembles. Bel effet d’espace avec la scénographie et les décors épurés de Jacques Gabel : deux discrètes enfilades de portiques encadrent un fond nuageux de ciels gris faisant vibrer délicatement les teintes pastels des costumes Watteau ou Fragonard (Katia Duflot) des cocottes coquettes cocottantes, leur mignon chapeau de côté, prêtes à se laisser embarquer pour Cythère pour le plaisir du vin et du repas, de la fête galante offerte par de riches libertins : monde du plaisir. Mais en fond, une chaîne de femmes déportées est venue rappeler, comme dans le début du roman, le sort réservé aux tristes filles de joie, et quelques religieuses, comme en passant, disent aussi le destin des filles de famille tentées par le plaisir. En quelques images discrètes de fond de scène, « c’est là l’histoire de Manon, de Manon Lescaut ». Elle arrive pour son couvent, grise chrysalide qui sera métamorphosée en radieux papillon, brûlé au feu de ce plaisir, peut-être ce ruban rouge ramassé entre ses doigts.
Même sobriété à l’acte II, largement occupé par le lit, lien puissant du couple. L’épure de maquette du trois, le Cours-la-Reine, des arbres blancs griffonnés d’un crayon rapide, met en valeur les attitudes, déçoit certains, plus tard séduits par l’Hôtel de Transylvanie, rouge enfer du jeu avec ces costumes d’un feu redoublé par ce vaste miroir penché sur la table et la scène comme une imminence menace. Les lumières de Roberto Venturi allègent ou dramatisent les scènes, solaires, nocturnes à Saint-Sulpice ou livides et sulfureuses sur le ciel de fin.
L’interprétation
Cyril Diederich, assisté de la précise Jocelyne Diest-Blandin, dompte et dirige l’Orchestre de l’Opéra, de la légèreté pastel et pastorale de certains tons et teintes musicales aux déchaînements passionnels de cette musique à la si riche palette. Pierre Iodice tire le meilleur des chœurs, joyeux, bruyants, brouillons dans les scènes de foule, lointains dans l’église ou grondants. Josyane Ottaviano règle avec goût le ballet, avec un clin d’œil à Nijinsky dans le faune de Philippe Chevrier.
Les comparses, hôtelier et soldats (François Castel, Damien Surian, Julien Dran) sont bien campés. Les trois demi-mondaines, Poussette (Catherine Dune), Javotte (Cécile Galois), Rosette (Véronique Chevillard) ont fière allure et l’on regrette de voir trop sous-employées ces belles artistes. Christian Jean a la prestance, la morgue et la voix venimeuse du vindicatif Guillot de Morfontaine tandis qu’André Heyboer a la chaleur sensuelle dans la voix d’un amateur de femme qui sait saisir la mignonne au vol. Dans le rôle du Comte des Grieux, Alain Verhnes est un vrai père noble par la couleur, la gravité, la force la ligne et la beauté d’un phrasé et d’une diction de la plus grande école. Le Lescaut de Jean-Luc Chaignaud est le parfait bravache, bretteur plus en brelan branleur qu’à l’épée, le jouisseur sans états d’âme.
Roberto Saccà, par sa prise de rôle, entre en des Grieux comme dans un vêtement taillé pour lui, voix élégiaque, lyrique, dramatique, aisée, égale, au tissu soyeux, aux aigus puissants et ronds et aux nuances délicates, doublé d’un comédien émouvant face à la « perfide Manon ». Elle, Ermonela Jaho, Traviata d’emblée éblouissante, bouleversante, délicate, toute « faiblesse et fragilité » comme l’héroïne dont elle prend pour la première fois le rôle, chante comme elle parle, parle comme on voudrait chanter, tout semble naturel, timbre perlé, ourlé, jamais acéré, des rossignols dans la voix agile, facile, gracile dans son port, subtile dans son jeu. Elle est Manon comme il est des Grieux, voix assorties et passion partagée dans le duo sensuel de Saint-Sulpice. Un bonheur.
Renée Auphan fait une sortie par la grande porte de sa fonction actuelle, avec un bilan impressionnant et laissant mille regrets. Mais nous reviendra, à notre grand soulagement, dans un autre rôle pour veiller sur les destinées de cet Opéra qui lui doit tant.
Photos Christian Dresse, légendes, B. P. :
1. "Aussi bien qu'une souveraine…" : Ermonela Jaho;
2.. "Je suis belle…"
3. Le jeu tourne mal (Manon et des Grieux, Hôtel de Transylvanie).
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