bODY – rEMIX
de Marie Chouinard
de Marie Chouinard
ÉTATS DU CORPS, LE CORPS DANS TOUS SES ÉTATS
Ainsi pourrait-on résumer ce qu’il nous a été donné à voir durant ce Festival à l’intelligente programmation. Si la danse est, effectivement, la mise en spectacle des possibilités, des états du corps, c’est bien des états extrêmes que nous en ont montré les chorégraphes comme si la chair des danseurs était d’une plasticité infinie, de l’apesanteur aquatique de Larrieu aux scaphandres sensoriels de Franck II Louise, du limite allongement linéaire balanchinien de Kilián au comble des torsades, torsions et contorsions de Clark. Enfin, Marie Chouinard proposait un passionnant et émouvant « remixage », justement, de la danse classique, du corps.
Si la danse classique est une apothéose d’un corps extatique à l’apparence éthérée, aspirant à l’envol par les pointes, les sauts, par une impondérable grâce qui joue à déjouer la pesanteur, à nier en surface la corporalité profonde, son poids, sa force en muscles, l’art, caché par un art plus grand, ne nous en offre que l’épiderme lisse, souriant, l’artifice consistant à dissimuler tout ce que de travail, d’effort, de souffrance cache cette poétique aisance.
Dans sa chorégraphie paradoxale, Chouinard met en scène les coulisses de l’exploit, ce qu’il y a derrière l’élégance classique de la danse et la recherche d’une cruelle perfection : l’exercice, sans cesse repris, raté, recommencé comme ces Variations Goldberg de Bach, inlassablement répétitives mais délibérément trébuchantes et gauchement glosées par Louis Dufort, comme la voix de Glenn Gould, commentant son imperturbable interprétation dans une bande sonore qui dérape, glisse, comme les danseurs claudiqueront, feront des pointes asymétriques, à cloche-pied, pieds en dedans, en dehors, tordus, cheville dramatiquement blessée, manifestant la fragilité du corps exposé, la douleur la peur, souffle fort, souffle court, essoufflement, que masquent ordinairement dans l’impeccable spectacle, l’implacable rythme et la musique, grimace de souffrance fardée par le sourire radieux. L'intérieur devient externe dans ce manifeste, cette manifestation contre et pour la danse.
Derrière la danse et sa merveilleuse souplesse, il y a la rigidité de fer du travail à la barre, partenaire ici du spectacle, telle une portée de musique où les danseurs deviennent de virtuoses croches, pointées, mesurées, de la partition, de la barre de mesure. La barre, intériorisée, c’est le bâton professoral, dictatorial, l'axe vertical, cette droiture exigée du danseur, ses figures forcées de géométriques symétries. Dans ce "remixage" des signes et du corps, tels des insectes qui ont extériorisé la dure carapace, à danseurs « mous », prolifération extériorisées d’images raides, contrastantes, du bâton et de la barre : béquilles courtes aux bras, prothèses, déambulateurs, skis, tout un appareillage et harnachement médical orthopédique (pour tenir droit) ou sado-maso qui semble dire, dans une évidente beauté jamais démentie, l’amont et l’aval de la danse classique, la souffrance qui précède ou celle, accidentelle et fatale qui est la dure conséquence parfois de ces spectacles aériens et gracieux dont nous jouissons égoïstement en aveugles et sourds à la souffrance de ces corps, à leurs bruits intimes bâillonnés.
Marie Chouinard, avec des clins d’œil savants à d’emblématiques chorégraphies, Lac des cygnes, dans ces pointes à quatre pattes, corps plié en deux, humoristiques mais terribles d’effort, dans ces pas de deux contraints par des attelages de siamoises, ce solo « désossé », ce tutu servant de perruque emplumée, dérisoire dépouille du cygne, ce chausson rageusement mordu, ces lacets qui lient la ballerine, dénonce à la fois la danse tortionnaire et en énonce la magnificence dans ce superbe envol dans les cintres de la danseuse, corps martyr sans doute mais en gloire, en religieuse ascension. Misère et grandeur aussi de la condition humaine.
6 juillet.
Photo Marie Chouinard, légende B. P. :
"figures forcées de géométriques symétries."
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