Pelléas et Mélisande
de Claude Debussy d’après la pièce de Maeterlinck
Opéra de Toulon
Querelles d’écolesde Claude Debussy d’après la pièce de Maeterlinck
Opéra de Toulon
La musique, langue universelle, a souvent divisé les hommes. Surtout en cette France qui aime les querelles et a le génie de les inventer : opéra français en réaction contre l’italien (mais dont l’inventeur est le Florentin Lully), “Querelle des Bouffons” entre l’opéra-ballet (de Rameau) et l’opéra bouffe (de Pergolèse), Querelle des gluckistes contre les piccinistes, entre les partisans de Gluck, Autrichien, inventeur de la tragédie lyrique néo-classique à la française et ceux de Piccini, Italien, au chant fleuri de vocalises, sans oublier la simplification mélodique simplette de Rousseau (Suisse annexé par les Français) pour contrecarrer la subtilité harmonique de Rameau. Au XIX e siècle, c’est l’Allemand Offenbach qui donne ses lettres de noblesse à l’opérette française tandis que l’opéra français le plus universel c’est la Carmen de Bizet sur un sujet espagnol et des thèmes quelquefois empruntés à Manuel García, le père de la Malibran et de Pauline Viardot, la fameuse « habanera » étant reprise littéralement du compositeur espagnol Sebastián Iradier.
Vanité des querelles de clocher à l’échelle européenne de notre culture. De Debussy, “Claude de France”, on a voulu faire le fer de lance nationaliste de la contre-offensive musicale française dans une Europe où, malgré Sedan et la défaite cinglante et sanglante de 1870, triomphe l’Allemagne impériale et l’impérieux Wagner. Même les Italiens, qui s’en démarquent par la vocalité irréelle de leur tradition et les sujets réalistes du Vérisme, en subissent l’empreinte dans la recherche orchestrale et la richesse harmonique, si inventive chez Puccini.
L’œuvre
Or, au-delà du contentieux franco-germanique sur l’Alsace et la Lorraine qui débouchera sur la Grande Guerre, quoiqu’on dise, Debussy admire Wagner. Au point de ne pas vouloir se mesurer à lui, du moins dans la mesure, dans la démesure, musicales, du maître de Bayreuth. Il suit sa voie, trouve ses voix, entre le murmure et le soupir, la parole effleurant à peine le cri, dans l’indécis des êtres incertains, dans la vaporeuse instabilité d’une musique entre accord parfait et imparfait, qui répond assez au vœu de Verlaine : « …pour cela, préfère l’impair» et des esthétiques symboliste et impressionniste ambiantes. Le livret, lui, entend rivaliser avec Tristan und Isolde de Wagner : l’éternel trio des amants adultères et du mari blessé et meurtrier. Il l’emprunte à la pièce homonyme (1892) de l’ingrat dramaturge belge, Maurice Maeterlinck, qui mènera une cabale mesquine contre l’œuvre à sa création en 1902, Debussy ayant écarté de la distribution sa compagne cantatrice au profit de Mary Garden, première Mélisande.
Le texte, adapté par Debussy lui-même, est accablant de répétitions binaires (« Oh, oh!, ah, ah!, non, non!, si, si », etc), prétendument pour affecter le parlé naturel, qui apparaissent aujourd’hui comme une pure affectation, une affèterie mécanique mais il est heureusement sauvé par l’humanité ombreuse des personnages, la pénombre intime des sentiments. Dans cette œuvre de l’ombre et de l’onde, l’héroïne, venue d’on ne sait où, est telle une ondoyante ondine, insaisissable sous les doigts comme cette eau au bord de laquelle elle se penche, fallacieux miroir de la fontaine, ou vers laquelle elle penche, gouffre fascinant, attirant, mortel. Elle est fluide, fuyante comme la vague de la mer et sa sincérité est élastique, avouant à Pelléas :
« Je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton frère… »
L’ambiguïté de Mélisande, fondamentale, se fond dans la rêveuse évanescence, dans les opalescences irisées dont la musique la nimbe, prolonge et auréole les étranges ou délirantes paroles de son agonie :
« Je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous… Je ne sais pas ce que je dis… Je ne sais pas ce que je sais… Je ne dis plus ce que je veux… »
Le frustre Golaud, son mari, s’aveugle à la lumière de son énigme ténébreuse : « Je ne sais rien […] je vais mourir ici comme un aveugle » et le lumineux Pelléas s’embrume aussi de son ombre amoureuse. La musique est un flot continu sur lequel ou dans lequel les héros flottent, surnagent ou se noient, irréelle et impalpable matière pour un Debussy qui entend que sa musique « commence là où la parole dramatique est impuissante à exprimer. La musique est faite pour l’inexprimable ». Les points de suspension du texte, le suspense des consciences brouillées, les silences, sont comblés par elle, pléthore de sens imprononçable.
La réalisation
Dans un fond et cadre de scène noir, un plan incliné d’une incertaine lave ou boue, des pans de tissus tombants figurant des arbres d’une mystérieuse forêt ; le chasseur Golaud, armé d’un fusil : l’arme, les vêtements modernes, comme celui de Pelléas, vague et veule veste avachie, veulent rapprocher de notre époque les personnages médiévaux puisque les metteurs en scènes et les costumiers, selon un académisme affligeant les scènes depuis quarante ans, ont décidé que les spectateurs sont incapables de voir tout seuls la modernité intemporelle des œuvres anciennes. De la même manière la tour gothique de Mélisande devient sans doute un clin d’œil à la Tour Eiffel du temps de Debussy, un demi-cercle de métal, comme la passerelle d’architecture industrielle (Caroline Constantin).
Les costumes sont laids, à l’exception de la première robe, de brume et d’eau, de Mélisande et la seconde, ainsi que les nuageuses coiffes des femmes de la fin, vraie et poétique création d’un Moyen Âge réinventé. Le malheureux Arkel est affublé d’un long manteau rouge et d’une hiératique et haute couronne en herse hérissée qui, redoublant la raideur qu’on lui impose, lui donnent une note un peu burlesque de personnage de BD gothique. Bref, on ne retrouve pas, dans les deux compères, Olivier Bénézech pour la mise en scène et Frédéric Olivier pour les costumes, leur verve inventive des Mamelles de Tirésias. On concédera la poésie de la tour demi-lune s’élevant dans le ciel comme un astre ou lac suspendu, et celle des lumières caravagesques et ces éclairages de fond de scène (Laurent Castaingt) dispensés mystérieusement par un diaphragme horizontal ou vertical véloce et, enfin cette cascade de cheveux de Mélisande où s’englue Pelléas comme un insecte, draps mousseux ou suaire final. Sombre beauté aussi de l’ombre du troisième, le mari ou l’amant, entre le couple aux deux extrêmes de la scène.
Par contre, malgré un statisme glacial le jeu dramatique est ardent, convaincant, avec un plateau de rêve. Jean-François Lapointe, est encore un Pelléas idéal, mobile de visage, physique, une voix égale sur toute sa terrible tessiture, un la éclatant, romantique mais viril. Isabelle Cals est une Mélisande à sa hauteur, belle, gracile et gracieuse, égarée, farouche oiseau craintif, voix corsée, au riche médium sensuel, qui arrache l’héroïne aux versions étiques et éthérées. Face à eux, le Golaud de François Le Roux est bouleversant de fragilité sous la rude écorce, Othello désemparé mais sadique aussi, brutal et tendre, dépassé par les subtilités arachnéennes de la femme mystérieuse qui n’a pas réussi à le raffiner. Elodie Méchain est une Geneviève digne et noblement maternelle à l’impeccable phrasé ému et Fernand Bernadi prête au roi Arkel la profondeur humaine de son timbre royal de basse tandis que Bertrand Grunenwald campe un cédible médecin. Mais, dans le rôle soprano du petit Yniold, affligé de tant d’afféteries par une tradition cucufiante, on saluera avec admiration Louis-Alexandre Désiré, un remarquable et vrai petit garçon de douze ans.
Direction musicale
L’Orchestre et chœur de l’Opéra Toulon Provence Méditerranée étaient dirigés par Jean-Luc Tingaud. On avouera la perplexité de la proximité avec la fosse. La musique est spatialisée et on ne l’écoute pas indifféremment selon la place où l’on se trouve : trop près des cuivres, la moindre vibration excessive peut paraître douteuse sans l’estompe tendre et vaporeuse des cordes. Cette interprétation aurait mérité la justice d’une autre écoute d’une autre place. Aussi ne peut-on livrer, pour cet opéra symphonique, que des impressions qui se veulent plus impressionnistes qu’impressionnantes. Le chef, plus dramatique que poétique, me parut plus dessiner des lignes qu’estomper des contours d’une tradition nébuleuse et déliquescente. Il donne du nerf et du muscle là où l’on attend et entend habituellement des mollesses alanguies. Le résultat, dans l’optique d’ailleurs de la scène, fut une noirceur profonde, surgie d’on ne sait où comme les personnages, et moins un drame de héros de légende qu’une tragédie d’êtres de chair et de sang.
Minces réserves pour une réussite pour l’Opéra de Toulon
27 janvier 2007
(photo en haut: Mary Garden, la première Mélisande ; au centre, représentation de Toulon, crédit photo ©Khaldoun Belhatem)
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