NORMA (Milan, décembre 1831)
musique de Vincenzo Bellini
Livret de Felice Romani,
tiré de Norma ou l’Infanticide
(Paris, avril 1831)
de Louis-Alexandre Soumet
Opéra de Marseille,
dimanche 29 septembre
La première
française de Norma eut lieu à Marseille en 1835, mais nous ne l’avions plus
revue depuis le 14 octobre de 2006. Elle nous revient en toute splendeur
vocale, même affligée, alourdie de collages parasites par la mise en scène.
Critiquée souvent, la musique de Vincenzo Bellini
(1801-1835), toute vouée à la voix, quelle qu’en soit la pauvreté harmonique et orchestrale, c’est un flux
mélodique continu, de larges arabesques moulées sur la parole, une sorte de
conversation en musique, poétique ou dramatique, qu’admirait Chopin, se rêvant
d’être le Bellini du piano, et dont Wagner n’oubliera pas la leçon dans sa
mélodie continue. Bizet, à qui on l’avait proposé, se refusa
d’orchestrer la partition pour en remplir les vides harmoniques de peur d’en
faire perdre la magie.
Vierges sacrées
Le sujet des amours maudites d’une
religieuse était à la mode. Le néo-classicisme du XVIIIe siècle
finissant et de l’aube du XIXe, entre retour à l’Antique gréco-latin
ou celte, avait fantasmé sur ces prêtresses vierges sacrées consacrées au culte
de dieux, jaloux de leur chasteté, dont on leur faisait cruellement payer la
perte. Selon Plutarque et Suétone, la vestale reconnue coupable par un
procès, était en grande pompe, funèbre naturellement, enterrée vivante dans une
chambre souterraine avec quelques vivres et une lampe. L’amant, battu
publiquement à mort.
Spontini avait fait verser des larmes sur sa
lyrique Vestale (1807) qui s’en tire bien ; le lubrique et peut-être incestueux
Chateaubriand, attelé aux pudeurs d’Atala (1801) et aux
pudibonderies des Martyrs (1809), avait aussi rêvassé sur une gauloise
prêtresse d’Irminsul, Velléda, rendue célèbre par Les Martyrs, dont
Felice Romani avait déjà tiré un livret pour Pacini en 1817.
Vient ensuite la pièce de
Louis-Alexandre Soumet (1788-1845) qui triomphe à l’Odéon avec Mademoiselle
George Norma ou l’Infanticide (6 avril 1831) qui ajoute, à l’infraction
sacrilège des vœux de la religieuse, le fruit maudit de ces amours, les
enfants, innocents, mais forcément criminels. Soumet, donnant à son héroïne le titre d’Infanticide,
inscrivait sa druidesse Norma dans la veine inépuisable des nombreuses Médée de
l’opéra baroque et de Cherubini (1797) mères criminelles, tueuses de leurs
enfants pour se venger du mari volage.
I. L’INTRIGUE
Le sujet est simple mais fort :
Norma, druidesse gauloise et prophétesse, non seulement enfreint ses vœux de
chasteté par une liaison avec le proconsul romain Pollione, mais en a
clandestinement deux enfants, commis aux soins secrets de Clotilde. En plus,
elle trahit son peuple en lui intimant la paix avec l’occupant romain contre
lequel ils sont prêts à se soulever. Imaginez, durant l’Occupation, une
Française ayant des amours et deux enfants avec l’occupant allemand. On
comprend que, déchirée entre amour et patrie, elle veuille la paix. Alors que
les Gaulois attendent de la Grande Prêtresse qu’elle donne le signal du
soulèvement contre les Romains, elle en arrive à dissuader, décourager la résistance
à l’ennemi. C’est sa poétique et fervente prière à la lune, « Casta
diva », chaste déesse, non comme elle, qu’elle implore d’apporter la paix
sur terre.
Mais Norma est trahie par son amant,
amoureux d’une autre prêtresse, Adalgisa, avec laquelle il prétend fuir à Rome.
Bafouée, la prophétesse aveugle sur
son destin, ira jusqu’à délivrer de ses proches vœux sa jeune rivale Adalgisa
pour qu’elle puisse épouser le perfide et élever ses enfants avec lui, leur
père, en fuyant à Rome. Mais Adalgisa, scandalisée par la trahison du Romain
Pollione qui a séduit deux druidesses, profanant ainsi le temple sacré, ne veut
pas du sacrifice de Norma et refuse de partir avec lui.
Mais voilà que le Romain amoureux, prêt
à enlever Adalgisa, est découvert dans le temple, capturé par les Gaulois qui
ignorent encore quelle druidesse a trahi ses vœux. Son sort dépend de Norma qui
exige de lui le serment de fuir Adalgisa, de ne pas l’arracher à l’autel qui la
condamnerait au bûcher et de partir pour Rome : bravant la fureur de la grande
Prêtresse, il refuse héroïquement de monnayer sa vie par le renoncement à
l’amour. Dans un tragique duo, Norma, telle une autre Médée, pour se venger du
volage amant, lui avoue qu’elle serait capable de tuer leurs deux enfants.
La tragédie fera qu’elle-même,
noblement, sans dénoncer Adalgisa, dénonce le sacrilège du Romain et le sien et
demande le supplice pour tous deux. Pollione, reconnaissant sa grandeur d’âme, lui
demande pardon et l’accompagne dans la mort : bûcher sacrificiel des amants
réunis dans les flammes d’un amour condamné d’avance. Mais auparavant, Norma,
qui n’a pas tué ses deux fils, demande en secret à son père Orovèse de ne pas
leur faire payer le sacrilège de leur mère, ce qu’il finit par accepter tandis
que les amants marchent au supplice.
II. De la Norma de Soumet à celle de Bellini : crépuscule
du paganisme
1. Quelle
Gaule ?
En ai-je vu des Norma, et
toujours la frustration, dans ma curiosité à approfondir les œuvres, de n’en
pas connaître l’époque exacte car enfin, la Gaule et Rome, c’est une longue
histoire. Prodigues en textes, en Notes d’intentions, rien chez les
metteurs en scène d’une chronologie plus ou moins précise.
Anne Delbée, dans le livret du programme, nous
offre, en avant mais hors propos, une intéressante glose, mais sans référence
de sources, sur des mythes celtiques tout à fait étrangers à l’histoire, le
Grand cerf blanc, le Bag-Noz, le pays Sid, etc., alors que, historiquement,
l’on sait qu’on ne sait pratiquement rien sinon de seconde et tardive main sur
les Celtes, très divers en cultures, diversement répandus en Europe. Par
ailleurs, comme souvent chez les metteurs en scène, elle prête au seul
compositeur, Bellini ce qui est à son librettiste Romani, ignorant, comme tous
les autres, la pièce originelle de Soumet d’où est tiré l’opéra.
Nous ne sommes pas dans la conquête
de la Gaule entre 58 et 51 avant JC par Jules César —qui en distingue trois et différentes—
les Romains ne sont pas des « envahisseurs » comme dit à tort le
résumé du programme, ni des occupants contre lesquels les Gaulois veulent se
soulever, Pollione n’est pas un de ces « conquérants au casque dur
séduisant des jeunes filles consacrées ». Nous sommes dans une société
depuis longtemps gallo-romaine, une didascalie nous présente la chambre de
Norma avec « un lit romain ». À lire Soumet, je peux situer l’action entre
313 et 391 après JC.
2. Motifs de la révolte des Gaulois : paganisme et
christianisme
En 313, l'édit de Milan de
l'empereur Constantin, pour mettre fin à la persécution du christianisme, avait accordé la liberté de culte à tous les habitants de
l'Empire mais les manifestations des cultes païens, magie, haruspicine,
sacrifices, sont lentement réprimées avant que toutes les pratiques païennes soient
finalement interdites et poursuivies à partir de 391 par Théodose Ier
qui, en 380, avait proclamé le christianisme unique religion de l'Empire.
Or, dès la distribution, on
lit Clotilde, « Nourrice chrétienne ». Au nom de ce Dieu sur la
croix, sa piété s’exprime dans ses conseils de pardon amoureux à Norma et de
pitié filiale à la mère traversée du désir monstrueux de tuer ses enfants. Sans
doute fait-elle le catéchisme aux enfants, puisqu’on la voit rassurer l’aîné
Agenor troublé d’un songe d’infanticide, quelle dit impossible à des parents.
Mais le gamin lui objecte un exemple :
Agenor
Mais ne m’as-tu pas dit qu’Abraham à
l’autel
Était prêt à frapper son fils du
coup mortel ?
Son fils !
Clotilde
Dieu l’éprouvait.
Agenor
Ah !
cette épreuve amère,
Pourrait-il la tenter sur le cœur
d’une mère ?
Ses ordres n’auraient pas sans doute
été suivis ;
Quelle mère jamais immolerait son
fils !
Notre mort coûterait trop de larmes
amères.
Oui, la mort des enfants brise le
cœur des mères.
Nous faisons tout l'orgueil de la
nôtre et toujours
Son amour tutélaire a veillé sur nos
jours.
Agénor à Clotilde
Mais quelle image encore adores-tu
tout bas ?
Clotilde
Une mère portant son enfant
dans ses bras.
Comme un exorcisme, il s’agit, bien
sûr, de la Vierge à l’Enfant, qui est déjà l’image de la Mère idéale, opposée à
Norma tentée par le meurtre des fils pour se venger du père dont elle pressent
l’abandon. Mais, tout en posant le thème de l’infanticide, mais aussi celui du
sacrifice final du Fils, la scène révèle l’image d’une famille : Pollion,
père attentif à sa descendance, rend visite à ses enfants que, pour les
protéger des Gaulois et préserver l’honneur de Norma, il a confié sans doute
aux soins secrets d’une servante d’une Rome chrétienne et sans doute l’est-il
aussi.
2. Pollion, chrétien ?
À son confident Flavio, qui veut le
ramener à la raison et à ses promesses à Norma, mère de ses enfants, il exprime
toute sa dérision des dieux locaux et sa répulsion des superstitions
religieuses des Gaulois et de Norma, une terminologie discriminatoire qui est
moins dans la tolérance religieuse du décret de Constantin de 313 que dans
l’esprit intolérant postérieur de Théodose. On apprend aussi que Norma a vécu trois ans à Rome. Peut-être y avait-elle connu Pollion, nommé Proconsul en Gaule, c'est-à-dire gouverneur et avec lequel elle envisage en tous les cas, avec leurs enfants, de rentrer à Rome. La prêtresse païenne (avant ou après son retour en Gaule?) connaît sûrement la nouvelle religion monothéiste qui s'impose à Rome, sinon officielle et obligatoire, près de l'être. Dans son interrogatoire final, pour
exiger son serment, c’est par son Dieu singulier et non par des dieux pluriels du paganisme
(« dei » en italien) que Norma veut le faire jurer par son Dieu, par ses enfants, alors que la symétrie grammaticale pouvait mettre en facteur commun le pluriel des dieux païens et des enfants :
« Pel tuo Dio, pei figli tuoi… » ('Par ton Dieu, par tes enfants')
C’est le Gaulois Sigismar, poussant Orovèse à presser sa fille à
décréter le soulèvement contre les Romains, qui exprime la raison profonde de
la révolte : contre l’esclavage religieux, l’imposition tyrannique d’un
nouveau culte étranger. Les Romains ont longtemps pris librement des dieux de toutes
les contrées conquises, les faisant adopter à leurs conquêtes, mais désormais ils semblent vouloir en imposer un
seul :
Et poussés chaque jour d'un
paganisme à l'autre,
Nous mourons pour leur foi, sans
vivre pour la nôtre.
Prolétaires martyrs de deux cultes
rivaux,
Voulez-vous, d'Irminsul désertant
les drapeaux,
Quand on peut dans la gloire en
laver les outrages
Laisser périr son culte entre deux
esclavages ?
3. Norma tyrannique et terrible
maîtresse
Si dans l’opéra c’est simplement
parce qu’il aime désormais Adalgisa qu’il veut quitter Norma, telle une épouse
dont on s’est fatigué à la longue après une liaison de l’ombre qui s’use par la
durée, puisqu’ils ont deux enfants, dont l’un assez grand à entendre ses
raisonnements, c’est un portrait plus noir et terrible que brosse d’entrée Pollion
à Flavius pour expliquer son désamour, son désir vital de « briser [ces
nœuds] maudits ». Il n'est pas seul à la redouter. Norma est
Prêtresse du tonnerre,
Les Gaulois à genoux tremblent sous
sa colère.
À Flavius qui lui reproche son
ingratitude, il convient qu’elle l’a déjà sauvé et favorisé, mais elle le lui
rappelle sans cesse, de façon humiliante, comme une dette :
À qui dois-tu le jour, ta gloire,
tes lauriers ?
Quelle voix jusqu’ici maîtrisa nos
guerriers !
Tu n’es rien, j’ai tout fait. […] »
(II, 4)
Tyrannique, possessive, elle le
harcèle et menace, faisant peser sur lui le poids de ses propres remords :
Le seul bruit de ses pas vient me
glacer d’effroi.
Chacun de ses bienfaits m’apporte
une terreur ;
Son dévouement pour moi ressemble à
la fureur. […]
Il semble qu’on ne puisse exister
que pour elle.
Et s’éloigner d’un pas, qu’on ne
soit infidèle.
Mettant toujours le ciel en tiers
dans ses transports,
Elle m’a saturé de l’ennui des
remords.
Honteuse dans le cœur d'un amour
qu'elle blâme,
Elle jette sur moi le fardeau de son
âme,
Et d'un rêve de crime envenime mes
jours.
La fièvre de ses traits passe dans
ses discours ;
Son orgueil insultant, même quand il
supplie,
Donne à ses passions le cri de la
folie. (I, 1).
Pollion pressent et annonce déjà la
folie meurtrière qui va s’emparer de cette amante que l’on dirait aujourd’hui
« toxique ». À Flavius qui lui conseille de l’amener à Rome avec les
enfants, il répond :
Que ferais-je à la cour d’un spectre
tyrannique,
Qui ne lit que ma mort dans son
livre mystique ?
Elle se prophétise un manquement de
foi,
Et son poignard jaloux veille
toujours sur moi.
Cependant, Norma en espérant le
mariage, la régularisation dirait-on de son humiliante situation d’épouse
et mère de l’ombre, le supplie humblement de l’amener à Rome avec les enfants, impatients
de partir en famille :
Moi, je t'aime encor quand je songe
à mes fils.
Quand je songe aux périls de ces
tendres victimes.
Oui, je sens que je t'aime et
pardonne à tes crimes.
Ne me donne ton nom que par amour
pour eux ;
Épouse, amante, esclave, esclave si
tu veux...
Emmène avec tes fils leur mère qui
t'implore,
Et qui te bénira quoiqu'elle pleure
encore.
Pollion, mélange de lâcheté, tramant
dans l’ombre sa fuite avec les enfants et Adalgisa, tout en craignant la femme,
ne craint pas la mort dont elle le menace : tombé entre ses mains, il
affronte avec un panache romain la prêtresse assoiffée de vengeance. Orovèse
donne à sa fille le poignard sacré pour le tuer. Norma a des hésitations
qui sont un souvenir du célébrissime récit d’Armide de Lully, repris par Gluck,
qui s’apprête à tuer Renaud endormi mais ne le peut :
Enfin, il est en ma puissance […] Je vais percer son invincible cœur.
Pollion voit que Norma hésite, il
remarque, la provoque :
La prêtresse a tremblé mais non pas
la victime.
Sois calme comme moi.
Norma semble se reprendre et trouve
une excuse à son impuissance :
Quoi! je puis me venger, et
j'hésite, oh non, non;
Ce fer...
Je te méprise trop pour t'arracher
le jour.
Pollion :
Frappe, qu'aucun remords ici ne te
retienne.
Norma, réclamant le supplice a cet
aveu public de ses crimes :
J'ai levé vers le ciel mes adultères
mains,
J'ai d'oracles menteurs protégé les
Romains.
En y cachant les fruits d'une flamme
exécrable,
J'ai profané des dieux l'asile
impénétrable
Je vous atteste tous, autels, rameau
sacré.
Le génie de Romani, par rapport à la
pièce de Soumet, est la dernière scène de duo entre Norma, qui veut sauver
Pollion contre son renoncement à l’amour d’Adalgisa, le fier refus du Romain ;
le chantage de Norma au supplice de la jeune druidesse, au meurtre de ses
enfants et, finalement sa propre dénonciation qui la condamne à mort,
l’admiration de Pollione pour sa générosité sacrificielle, et, envers cette
« femme sublime » son retour de flamme, littéral, puisqu’il vont
monter unis au bûcher, assurés de l’acceptation d’Orovèse d’épargner les
enfants.
Encombrée d’un cinquième acte de la
convention de la tragédie française, dans la pièce de Soumet, on n’exécute pas
sur le champ les amants : Norma n’est qu'arrêtée, reléguée dans une grotte en
attendant le châtiment. Pollion s’est enfui. Il revient en force pour sauver
cette femme qu’il aime encore. Mais elle est devenue folle et tue ses enfants
et se suicide, sous les yeux horrifiés de Pollion qui est épargné mais
Orovèse lui prophétise une vie pire que la mort :
Tu vivras en proie à sa démence
Son supplice finit ; Romain, le
tien commence.
Romani et Bellini nous épargnent une
de ces scènes de folie dont ils avaient lancé la mode en 1827 avec Il pirata
et son héroïne passant de la passion à la démence, qui a son sommet avec la Lucia
di Lammermoor de Donizetti en 1835.
III. MISE EN SCÈNE ET INTERPRÉTATION
Le décor (Abel
Orain / Hernàn Peñuela) hésite entre le symbolisme premier de panneaux
latéraux blancs, pendillons tombant des cintres, barbouillés de vagues feuilles
vertes qu’on dirait Art Déco, encadrant un sombre plan incliné, dalle de tombe ou
autel de sacrifice, et l’abstraction beaucoup plus parlante dans sa nudité, de
pans triangulaires, coupés tels des lames, menaçantes de leur épure affutée, prêtes
à trancher, à s’abattre sur le grouillement brouillon de ces Gaulois en braies
et vareuses blanches, tablier et foulard gris, sur un sol en miroir.
Le confident Flavio et Pollion ont
des cuirasses romaines de cuir et d’acier, ce dernier drapé dans une vaste cape
rouge à galon d’or, emblème d’imperator (costumes : Mine
Verges), c’est-à-dire du chef (et du mâle) victorieux, dont le déploiement,
quand il l’enlève, est d’un bel envol contrastant sur l’ensemble d’un noir
marmoréen, tout comme, à l’inverse, la blanche tunique de la vierge Adalgisa,
toute de rouge au moment de la passion avouée comme si les roses rouges de
l’amour l’avaient abreuvée, imbibée tout entière. Norma, femme fatale et
prêtresse de mort, est sobrement vêtue de noir, mais revêtue d’un manteau argenté,
enveloppée parfois du nuageux emballage du Cerf, oublions ici le déballage
cornu.
Discret mais
subtil signe scénique au milieu d’indiscrets et gros effets, le bouquet de
roses rouges come sa cape que Pollione arbore, sans doute offrande d’amour
ardent pour Adalgisa, qui gît, jeté au sol, dont la jeune vierge ramasse une
fleur, puis Norma, comme un passage de relais, la contagion amoureuse entre les
trois héros, et sang inévitable par les pétales effeuillés, éplorés sur le noir
général de la dalle sacrificielle.
Les lumières
variées de Vinicio Cheli, réalisées par Jacopo Pantani,
habilleront dramatiquement cette austère géométrie qu’on imagine plus
facilement dans une linéaire Égypte, ou un lieu imaginaire, que dans le
gribouillage buissonnier d’une forêt gauloise.
Le Grand Cerf,
volant à volants
Justement, à défaut de plantes,
d’arbres, de forêt sacrée argentée par la lune que chante Norma, nous avons les
ramures, les bois dorés d’un cerf, avec agrandissement occupant le devant de la
scène comme un trône incongru et menaçant de cornes pointues pour Norma, si
obsédant et omniprésent qu’à tant de corne soumise, la mise en scène en devient
multicornue ou, au moins, biscornue.
Pourtant, nous lui devons les plus
belles images sur fond de marbre noir : tiré d’on ne sait où, de supposées
légendes celtiques, ce Cerf pourrait bien être littéralement un vrai
cerf-volant à tant de volants éployés et voiles déployées dans un possible
envol de mousseuses mousselines pour voilure, un envol nébuleux enveloppant
Norma dans sa laiteuse et lunaire nuée.
Et le voilà qui parle ! En
français sinon gaulois ou gaélique, et même sur la musique italienne de Bellini,
bien sûr omni-langues car universelle. Par la voix non chantante mais créative
du méritant Valentin Fruitier, c’est la récréation : nous
contant des légendes qu’on nous dit celtiques, il nous distrait du drame terre
à terre de ces pauvres humains en nous ouvrant les portes surhumaines,
célestes, des mythes et légendes, les dissolvant à cette échelle cosmique où se
perdent, dans l’insignifiance, les tracas et scènes du ménage à trois de ces
fourmis humaines.
Pour finir, belle ombre fantomatique
blanche à la noire Norma, il ne la couronne pas de gui ni de verveine magique,
mais de la martyrisante couronne d’épines de ces bois, immense ramure dorée
qui, au risque d’écorcher celui de l’héroïne, accrochant l’œil, décroche
l’oreille du spectateur admirant le tableau. Bref, c’est un constant et
consternant parasitage de l’œuvre, un remplissage insultant à la concision
tragique de la trame tissée avec tant de finesse par Romani.
Pour finir, à nous qui détestons la
chasse, et plus la chasse à courre, on inflige ce spectacle : la pauvre
bête, qu’on croyait au moins sacrée, est massacrée sans qu’on chasse pourquoi,
peut-être pour nous prouver que la dalle tombale n’est pas que dalle mais bien
un autel de sacrifices.
À défaut de ce pauvre cerf
cruellement trucidé sans raison explicite, nous aurons l’image de deux chevaux
blancs surgis inexplicablement du fond de scène, superbe autant qu’énigmatique
présence, témoins piaffants du bûcher invisible des amants maudits signifié à
grand renfort de fumigène rougi par les projos.
Pourtant, hors ces gros effets
discutables, nous nous serons attendris aux images projetées de ces petits
princes enfants, l’un à la fleur, riantes frimousses à frémir quand on sait que
leur mère envisage de les tuer dans leur sommeil. La peau nue d’un homme, c’est
toute la douleur et la nostalgie sensuelle de la femme délaissée par l’amant au
profit d’une autre, plus jeune.
Anne Delbée a raison d’invoquer
Phèdre dans la somatisation du désir, de l’amour qui fait rougir, frémir et
dans les remords et le désir d’expiation de Norma. Mais, pour tous les héros,
on peut évoquer une générosité au sens cornélien du terme, une grandeur, une
noblesse d’âme : malgré sa jalousie, Norma n’implique pas Adalgisa, veut
sauver Pollione ; la jeune druidesse, malgré son amour pour le Romain,
n’accepte pas le marché en sa faveur qu’elle lui propose. Quant à l’homme,
objet du litige, par son héroïsme final, refusant le salut contre son amour,
suppliant pour Adalgisa et non pour lui, demandant la mort pour lui seul se
reconnaissant coupable (de désamour, d’amour ?), acceptant le supplice,
montre que, finalement, il était digne de ces femmes exceptionnelles. Même
quand Norma lui dit qu’elle peut le sauver, noblement, il répond : « Tu
nol dêi », ‘Tu ne le dois pas’, conscient des devoirs de la prêtresse qu’elle
enfreindrait encore pour lui.
D’entrée, dès la première battue, à
la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille qu’il enflamme comme
prédiction sonore du bûcher final, le jeune chef Michele Spotti donne
aux musiciens, à cette musique, une impulsion une pulsion, une pulsation, une
fièvre vraiment tragique, dont on a même peur qu’il ne soit victime tant il semble
faire corps avec cette partition passionnelle.
Le rideau se lève, sur un sombre grondement
menaçant du chœur, pratiquement masculin des Gaulois surgis de l’ombre, en
blanc, sur lequel s’élèvera, tonnera du haut de la dalle piédestal, la puissante
harangue d’un Orovèse de taille, hiératique statue de Commandeur, campé avec
grandeur en tous sens du mot et de voix par la basse Patrick Bolleire.
Planté ce décor vocal
impressionnant, escorté de son confident Flavio, un Marc Larcher qui, en
quelques brèves phrases claires impose un personnage net qui pourrait en dire
long sur l’ombreuse intrigue de son maître Pollione, un Proconsul d’Empire qui
n’en a plus aucun sur lui, usée sa longue prudence et patience de son occulte liaison
avec Norma dont il a deux enfants, saisi d’une nouvelle fièvre amoureuse, jetant
au vent sa noble cape de dignitaire romain, insensible à ses devoirs militaires
et politiques, de père, d’amant, en proie au seul désir impérieux, risquant
tout sur la folie sacrilège de vouloir arracher à l’autel une jeune druidesse
et de fuir avec elle et ses enfants à Rome. Avec ses aigus puissants, arrachés,
dirait-on, à corps et âme, acérés comme des lames d’un glaive, lancés comme ces
imparables javelots de légionnaire, Enea Scala sculpte un héroïque guerrier
de la dure grandeur romaine plus qu’un amoureux adepte de l’Art d’aimer
d’Ovide, dont seul le bouquet de roses qu’il arborait tendrement et
maladroitement à la main pourrait être un lointain souvenir, vite réduit à l’effeuillage,
voué à faner irrémédiablement comme son amour pour Norma, comme tout amour en fait.
Les chanteurs, c’est dire leur
qualité, se plient à ces tempos si vifs imposés par le chef, si haletants
malgré les parties difficiles qui sont le lot, le flot courant de cette musique
souvent incandescente de ports de voix inverses, gammes ascendantes, descendantes,
de sauts, fusées, mais aussi balancée de languides phrasés rêveurs empreints d’une
mélancolique poésie.
Après ce dynamisme viril presque brutal, la stase, presque
l’extase, c’est la parenthèse mélancolique, onirique, lunaire, la prière à la
lune de Norma, « Casta diva ». C’est une longue cantilène, une déploration opposant, à l’esprit de
guerre, une imploration de paix sur terre comme au ciel mais aussi pour son
cœur et son corps. Et c’est très justement que Karine Deshayes, la
commence comme un murmure, comme un vœu personnel, intime, avant de l’intimer,
comme le silence aux clameurs guerrières, aux Gaulois dont le chœur (Florent
Mayet et Clément Lonca) respectueusement attentif, semble une douce toile
de fond nocturne à cette aérienne aria, sinueuse, rêveuse, au souffle qu’on
dirait infini, doucement semée de vocalises scintillantes comme de discrètes
étoiles auréolant discrètement la lune.
La
ligne bellinienne, si bien suivie, est un chemin fleuri d’ornements qui ne sont
pas seulement de folles acrobaties techniques concédées aux caprices et audaces
de cantatrices virtuoses mais restent au service de l’expression, les vocalises
n’ayant jamais perdu complètement l’empreinte religieuse, mystique, de leur origine. Plus
que chez Meyerbeer, Karine Deshayes, récente Norma après avoir chanté
Adalgisa, me semble ici chez elle : la douceur de son timbre, au moelleux parfois
maternel me rend encore plus cruel et impossible le passage à l’acte de l’infanticide
dont elle rêve ou cauchemarde. Comme le voulait Callas, elle sait, parfois, prendre
des risques de sons brutaux expressifs dans les imprécations.
Digne rivale et complice, la soprano géorgienne Salome Jicia, remarquable Norma sur de
nombreuses scènes, s’impose ici en Adalgisa, opposant le satin doré de sa voix
à la soie brillante de celle de Deshayes et sa silhouette juvénile et fragile à
la force hiératique de la grande prêtresse empêtrée dans son rôle qui l’empêche
de vivre, qu’elle veut épargner à la jeune druidesse. Grande chanteuse
virtuose, c’est une parfaite actrice, légère, visage mobile, une voix large,
égale, à l’épreuve des aigus tout aussi tendus que ceux du rôle-titre. Leur
premier duo où la jeune conte à l’aînée comment naît l’amour que l’autre sent
disparaître chez l’homme tout en en revivant, à ce récit, les débuts, est
bouleversant. Le second, je le disais à Karine Deshayes rencontrée en toute
simplicité le lendemain à la Criée, en dehors de l’enjeu dramatique, m’a semblé
d’une rare beauté musicale : même si les vocalises des deux cantatrices
sont souvent conjointes, ou à peine délicatement décalées, c’était comme si l’or
et l’argent respectif de leur voix tressaient une tendre union, avec l’illusion,
dans la strette finale, que les notes piquées argentées de Karine se clouaient en
douceur sur le tissu doré de Salome Jicia.
On ne saurait rendre
justice à toute une troupe nous apportant un tel plaisir sans saluer la toute
féminine Laurence Janot campant ici une vraisemblable virile gauloise
guerrière de campement mais aussi gardienne farouche des enfants à sa garde confiés
par Norma et sans doute aussi Pollione, soucieux de leur progéniture.
Et comment ne pas applaudir encore le chef Michele Spotti,
payant sans doute son implication passionnelle dans sa direction, sa fougue, d’un
malaise, relayé sans hiatus, presque imperceptiblement, par son assistant Federico
Tibone, puis reprenant vaillamment la baguette après l’entracte. Beauté
et fragilité du spectacle vivant.
Opéra
de Marseille, NORMA, Vincenzo
BELLINI
Production
Opéra national du Capitole de Toulouse
Direction
musicale : Michele SPOTTI
Assistant
direction musicale : Federico TIBONE
2e
assistant direction musicale : Giorgio D'ALONZO
Mise
en scène : Anne DELBÉE
Collaboration
artistique : Émilie DELBÉE
Décors :
Abel ORAIN / Hernán PEÑUELA
Costumes :
Mine VERGES
Assistant
costumes : Maxime FONTANIER
Lumières :
Vinicio CHELI
Réalisation
lumières : Jacopo PANTANI
Sculpteurs :Vincent
LIÉVORE / Augustin FRISON-ROCHE
Régisseur
de production : Jean-Louis MEUNIER
Régisseuse
de scène : Alexandra BEIGNARD
Surtitrage :
Richard NEEL
Régie
de surtitrage : Qiang LI
Distribution
Norma :
Karine DESHAYES
Adalgisa :
Salomé JICIA
Clotilda : Laurence JANOT
Pollione : Enea SCALA
Oroveso : Patrick BOLLEIRE
Flavio : Marc LARCHER
Grand
cerf : Valentin FRUITIER
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille
Chef de Chœur Florent Mayet
Clément
LONCA :
Pianiste,
cheffe de chant : Fabienne DI LANDRO
Photos
Christian Dresse :
1. Le Grand cerf ;
2. Norma ;
3. Le Grand cerf investissant Norma ;
4. Des chevaux incongrus ;
5. Flavio et Pollione, bouquet à la main ;
6. Norma, Adalgisa, Pollione ;
7. Clotilde.