Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

lundi, septembre 08, 2025

LE PIANO DE RAVEL

 

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Ravel

Complete works with piano

L’œuvre complete pour piano

François-Xavier Poizat,

Un coffret de 6 CD Aparte

 

 

         Face à ce somptueux et élégant coffret de 6 CD, avec un livret détaillé de cent-vingt pages, le critique se sent écrasé par le défi, impossible, d’en rendre compte dans les limites étroites du temps imparti à cette émission : quatre-vingt-dix-neuf titres d’œuvres, bref (si l’on peut dire) environ 7 h 30 minutes de musique d’un compositeur qu’on se plaît à dire peu prolifique mais qui apparaît soudain pléthorique à voir, disons, à écouter ainsi ne serait-ce que cette partie émergée de son œuvre pour piano, le piano, confident privilégié du compositeur.

         C’est, pourtant, porté par la générosité du label Aparte, le pari fou du pianiste François-Xavier Poizat pour célébrer les cent-cinquante ans de la naissance de Ravel. Ce pianiste, d’origine suisse, française et chinoise, lancé à l’âge de douze ans par Martha Argerich sur la scène internationale, couvert de prix, invité à se produire sur les scènes prestigieuses de vingt-huit pays sur plusieurs continents, porte en lui depuis son plus jeune âge la musique de Maurice Ravel. Et, après l’avoir travaillée et jouée pendant près de vingt ans, il nous offre aujourd’hui la quintessence de son interprétation de l'intégrale des pièces avec piano, la première entreprise par un même pianiste, menée sur une période de dix-huit mois.

         L’une des caractéristiques de Ravel c’est qu’il semble n’en avoir aucune tant chacune de ses œuvres semble d’un style différent, mais sans déférence, sans soumission pourtant même aux œuvres dont il cite même la référence. Alors, post-romantique, impressionniste, néoclassique, hispanisante, orientaliste ? La musique de Ravel ne se laisse pas facilement cataloguer, toujours autre mais toujours elle-même par ses harmonies propres, ses couleurs, ses recherches qu’on dirait exotiques au large éventail, du folklore madécasse, de Madagascar, grec, hébraïque, écossais, en passant par le jazz et la musique espagnole évidemment.

         Le programme embrasse ainsi non seulement les pièces solistes de piano et les concertos avec orchestre, mais aussi la musique de chambre, les partitions à quatre mains et le corpus complet de mélodies occupant les deux derniers CD. François-Xavier Poizat a donc embarqué dans cette aventure musicale et amicale des artistes de renom, ainsi, la cheffe Simone Menezes la deuxième femme à devenir chef d’orchestre au Brésil, à la tête du Philharmonia Orchestra, les pianistes Louis Schwizgebel et Anaïs Cassiers, le violoncelliste Jamie Walton et le violoniste Michael Foyle, ainsi que pour les mélodies, Suzanne Jerosme, soprano, Brenda Poupard, mezzo, les barytons Thomas Dolié et Florent Karrer, les flûtistes Héléna Macherel, Loïc Schneider et Natan Ca' Zorzi, les clarinettistes Panagiotis Giannakas et Quentin Chartier, le violoncelliste Constantin Macherel et le Quatuor Voce... Sans oublier Yves Marcotte et Valentin Liechti (contrebasse et batterie), qui ponctuent cette intégrale avec un standard jazz, genre que Ravel affectionnait en pionnier et auquel s'adonne également François-Xavier Poizat. Dans ses heures libres. En somme, un enthousiasmant panel d’artistes qu’il faut bien au moins nommer pour cette enthousiasmante aventure ravélienne à laquelle ils apportent tous leur talent.

         Le premier CD est dévolu au deux concertos le second, le plus long en trois mouvements en sol majeur et, le premier, c’est le fameux Concerto pour la main gauche en ré majeur en un seul mouvement composé entre 1929 et 1931 et créé à Vienne le 5 janvier 1932 par son dédicataire, le pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu son bras droit au cours de la Première Guerre mondiale. On sait combien Ravel fut affecté par la guerre de 14 : refusé à l’engagement comme inapte physiquement, il réussit en intriguant à se faire engager et devient ambulancier sur le front de Verdun. Dans ce concerto à un pianiste mutilé de guerre, écoutez, dans cette attaque piano de l’orchestre comme un sourd grondement qui s’enfle, monte, monde d’horreur et de ruines où, soudain, une main surgit, celle du pianiste, solitaire, comme un appel ou un signe de vie, d’espoir parmi les décombres :

DISQUE 1

1) PLAGE 1 

 

         C’est saisissant. Entre les deux concertos, comme un rempart de plaisir la célèbre Valse. Et, pour compléter ce premier CD, un vivifiante et ironique improvisation jazz, « The lamp is low », d’après Pavane pour une Infante défunte, avec au piano Poizat, à la double basse Yves Marcotte et Valentin Liechu à la batterie.

Retrouvons quelques mesures de cette noble et larmoyante Pavane pour une Infante défunte dans le second CD :

DISQUE 2

2) PLAGE 4 

 

         Par la contrainte de temps, nous sauterons les CD N°3 et 4 pour survoler les deux derniers, consacrés aux mélodies. Le N°5 contient les malicieuses Histoires naturelles sur les textes de Jules Renard, un bestiaire où se pavane le paon, flotte le cygne et passent d’autres animaux et d’autres poèmes mis en musique.

         Le disque 5 contient des mélodies de divers folklore dont le grec avec cette chanson de la mariée chantée par la mezzo Brenda Poupard :

 

DISQUE 5

3) PLAGE 10 

 

L’Espagne ne pouvant manquer chez Ravel, voici, par la même interprète la Chansons espagnole, en réalité en galicien et non en castillan :

 

4) PLAGE 18 : 1’45’’

 

         Le disque 5 est complété par les si connues Chansons de Don Quichotte à Dulcinée, chantées par Thomas Dolié, mais nous quittons cet important coffret sur l’envoûtant mélodie hébraïque Kaddisch chantée par la soprano Suzanne Jerosme :

 

DISQUE 6 :

5) PLAGE 4 FIN

 

Émissions n°792 de Benito Pelegrín, 16/01/2025


 

 

 

 

 

vendredi, septembre 05, 2025

DÉCADENCE MATÉRIELLE ET APOGÉE LYRIQUE DE VENISE

 

https://open.spotify.com/intl-fr/album/7Do2jX0QsDIhYTNj9V38yl?flow_ctx=04c0ba00-7a69-4b1f-8555-00351c7eaea2%3A1750129974

 

La Serenissima 

Sophie Junker, soprano,

[OH!] Orkiestra, direction de Martyna Pastuszka,

Un CD Aparté

 

         C’est judicieusement que Pedro Octavio Díaz, conseiller artistique, pour son introduction au CD, qu’il file dans une plaisante narration théâtralisée des héroïnes incarnées par la chanteuse, rappelle, en épigraphe de son texte, l’une des fameuses phrases de Nietzsche sur la musique, dont Venise est, pour lui, un synonyme immédiat.

Conséquence politique de la Paix de Passarowitz en 1718 (Georg Philipp Telemann en compose une action de grâces) qui met fin à la lutte séculaire entre l’Empire turc et Venise, la décadence commerciale lente de la République Sérénissime, s’accompagne d’un apogée artistique, hédoniste, mondain, faisant de la ville lacustre une capitale internationale, interlope souvent, des plaisirs, avec son fameux carnaval durant des mois. La musique y règne et s’exporte avec ses compositeurs qui essaiment dans toute l’Europe.

Je rappelle que, au XVIIe siècle, Venise voit éclore le premier théâtre d’opéra public payant, ouvert à tous. Le succès est tel qu’il entraine pratiquement une industrie lyrique compétitive dans des ateliers rivalisant de rapidité, dont Cavalli pour la musique et son frère pour les livrets, sont le fécond exemple frappant. Sur le modèle, l’imitation et le pillage du prolifique théâtre espagnol, théorisé en 1609 par Lope de Vega, passionnément admiré et discuté dans la Péninsule italienne, les livrets d’opéra mêlent à l’espagnole le comique et le dramatique. Mais, avec la création à Naples de l’opera buffa comme genre spécifique, l’opéra se spécialise en opera seria dramatique dont les grandes vedettes sont les virtuoses castrats. Venise ne les admettra pas, leur préférant ce qui va s’imposer vocalement comme la figure de la diva, tout aussi vertigineusement virtuose dont on peut juger les excès d’exhibitionnisme vocal acrobatique par le pamphlet de Benedetto Marcello dans son célèbre Teatro alla moda (1720), satire en fait de Vivaldi sous l’anagramme transparent de l Aldiviva.

En tous les cas, loin des polémiques de l’époque, cela nous vaut cet éventail d’airs d’héroïnes presque toutes tragiques d’Antonio Vivaldi, Antonio Caldara, Francesco Gasparini, Benedetto Marcello, Giovanni Porta, Antonio Lotti et Tomaso Albinoni, incarnées avec justesse, dans leurs gammes d’affects variés, par la passion maîtrisée de la soprano belge Sophie Junker, accompagnée, soutenue par le [OH !] Orkiestra sous la direction complice de Martyna Pastuszka, par ailleurs premier violon.

Les airs sont avec da capo, retour du premier motif mais orné librement, exprimant un affect, un sentiment que la situation scénique, exposée dans le récitatif préalable, explicite. Écoutons un extrait d’un air de fureur, « Con fiamme, e con straggi », ‘À feu et à sang’ pourrait-on traduire, tiré de Giove in Argo d’Antonio Lotti

 

1) PLAGE 1 

 

Après cette explosive violence extérieure contre la terre entière, tout aussi bien servie par Sophie Junker, on trouve la violence intime, réprimée à froid jusqu’à son ardente satisfaction dans un déchaînement de croches accrochées à la vengeance, « Vendetta sì, farò », ‘Oui, je me vengerai’. C’est un passage du Bajazet d’Antonio Gasparini, inspiré de la tragédie de Racine. Mais voici, de ce même compositeur, le premier à mettre en musique l’Hamlet de Shakespeare, un court extrait où le violon solo de la cheffe dialogue, avec une sensuelle mélancolie, comme une autre voix humaine, avec celle de la chanteuse toute en douceur :

 

2) PLAGE 10 

 

Sophie Junker séduit, et convainc, on dirait scéniquement, par cette large palette de sentiments, les fameux affects baroques, de l’excès passionnel à la délicatesse intimiste qu’elle sert avec une impeccable technique vocale qui ne s’affiche pas, restant au service de l’expression.

Voici cet extrait émouvant d’Ifigenia in Aulide de Giovanni Porta d’après ‘Iphigénie en Aulide’ de Racine. Iphigénie s’apprête au sacrifice exigé par Diane à son père Agamemnon contre des vents favorables pour Troie et, en victime consentante, elle adresse ses adieux à Clytemnestre, sa mère désespérée, lui demandant de pardonner à son père et de l’aimer malgré tout : « Madre diletta, abbracciami », ‘Embrasse-moi, mère chérie », la suppliant de rester pendant son exécution (« Rimanti », sans doute une erreur du texte pour « Éloigne-toi ») car ses larmes, dit-elle, la rendent moins forte pour l’épreuve. Pathétique sans pathos, écoutons Sophie Junker :

 

3) PLAGE 13 

 

         Ce florilège d’airs d’opéras baroques est un bon et parfait exemple tant d’un style que d’une thématique d’époque, reprise d’un compositeur à l’autre dans des livrets à la mode du temps, ouverts effrontément aux emprunts aux autres libretti, ou « poèmes » comme on disait, repris presque tels quels dès qu’ils avaient du succès, imités, calqués, la notion de plagiat n’existant pas comme le droit d’auteur (nos films et les séries sont aussi calqués sur des modèles archétypes). On retrouve donc inévitablement dans l’opéra baroque les imprécations et lamentations des grandes héroïnes mythologiques trahies par leurs perfides amants. Si la malheureuse Didon de Carthage, abandonnée par le Troyen Énée, est l’héroïne la plus reprise du répertoire baroque, absente ici, on trouve néanmoins sa malheureuse consœur en disgrâce amoureuse, Arianne, abandonnée par l’ingrat Thésée. Dans cette veine douloureuse de l’Arianne de Benedetto Marcello, il y a la plainte amoureuse, de l’Aspasia d’Antonio Caldara.

         On ne manque pas de trouver les scènes de genre, pages obligées de l’opéra baroque, parenthèses légères, comme ces zéphyrs susurrants qu’on trouve jusque chez Mozart, introduits par une flûte pastorale comme un chant d’oiseau « Zeffiretti, che sussurrate » de Vivaldi ou, encore l’aria di paragone, ‘air de comparaison’, où un élément de la nature est l’image du tourment du cœur « L’ombre, l’aure, il rio », ‘l’ombre, l’air, la rivière', métaphores de la souffrance du cœur.

Le Concerto pour violon en la mineur RV 357 de Vivaldi, « la stravaganza » est une vibrante plage où l'orchestre et la soliste et cheffe, se répondent avec une joie communicative.

Nous quittons ce disque sur l’air virtuose « Per combattere con lo sdegno » d’Antonio Caldara, tiré de son Coriolan,

 

4) PLAGE 15 

.

On regrettera que, pour un lecteur ne connaissant pas l’italien, surtout ancien, les textes des airs ne soient pas traduits.

 

Émission n° 810 de Benito Pelegrín du 19 juin 2025

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence 



 

 

VOIX ÉTOUFFÉES DES TOTALITARISMES


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Arnold Schönberg

L’arrangeur arrangé

Collection Voix étouffées

label Hortus

Le concepteur de ce disque, le chef d’orchestre et compositeur Amaury du Closel, ne l’aura pas vu paraître : la mort l’a emporté juste avant sa parution. J’en aurais parlé bien avant si des circonstances personnelles impérieuses m’en avaient laissé le loisir. Mais, le maître d’œuvre disparu, son œuvre demeure heureusement, surtout portée par un projet qui dépasse largement la temporalité : la résurrection, aujourd’hui, de musiques d’hier bâillonnées, étouffées, réduites au silence par des régimes totalitaires, ici le nazisme. En somme, rendre à notre présent des compositeurs et leurs musiques censurées autrefois.

Cet enregistrement Schönberg, l’arrangeur arrangé, avec son orchestre Les Métamorphoses, le concours de la mezzo-soprano Maria Schellenberg et du pianiste Thomas Tacquet, est donc le dernier d’Amaury du Closel (1956-2024), auquel nous rendons, même tardif, cet hommage.

Disciple en composition de Max Deutsch (1892-1982), l’un des derniers élèves européens d’Arnold Schönberg, Amaury du Closel avait fondé en 2003 le Forum Voix étouffées (FVE). Il se consacrait à la résurrection des œuvres laissées par les compositeurs victimes d’Hitler, de Mussolini, de Franco ou de Staline. Son action protéiforme avait pour armes, pacifiques, des concerts, des enregistrements, des ateliers divers, des colloques dans une vingtaine de pays de l’Union Européenne qu’il éveillait à la conscience de cet héritage dérobé à notre culture par la violence politique de certains régimes. Par ailleurs, à côté de ses compositions musicales personnelles, il est l'auteur du livre Les voix étouffées du IIIe Reich paru chez Actes Sud en 2005, l’année même du début concret de son forum.

Signalons qu’à Marseille, le Festival des Musiques Interdites, qui célèbre cette année ses vingt ans, fut lancé en 2004, presque à la même époque, par le Consul d’Autriche aujourd’hui disparu, est aussi consacré à la réhabilitation des œuvres musicales occultée et détruites souvent par les régimes totalitaires. 

Arnold Schönberg (1874-1951), père révolutionnaire de la musique moderne, compositeur et théoricien, demeure aussi une figure emblématique de la persécution nazie.

Dès 1933, à peine au pouvoir le régime d’Hitler, par ailleurs peintre banal, organise une série d’expositions pour dénoncer les avant-gardes artistiques comme une menace à la « pureté » allemande, commençant une purge méthodique des collections allemandes des musées. Plus de 20 000 œuvres, parmi lesquelles celles de Van Gogh, Chagall ou Picasso, etc, sont ainsi retirées, vendues ou détruites —certaines gardées secrètement, pour leur valeur marchande, même par des dignitaires nazis.

Le point culminant, c’est l’exposition « Entartete Kunst » (Art dégénéré), organisée en 1937 à Munich, qui va tourner, montrant plus de 700 œuvres d’une centaine d’artistes stigmatisés. En 1938, dans le cadre des journées de la Musique du Troisième Reich, qu’il fallait conserver dans la soi-disant pureté ethnique et esthétique, la race et la culture pures, c’est au tour des musique contemporaines d’être dénoncées comme Entartete Musik, ‘Musique dégénérée’. Dans une longue liste d’œuvres qu’il est interdit de jouer, de diffuser, d’enregistrer, sont ainsi bannis comme émanation condamnables des compositeurs modernes, de gauche, progressistes, tout le jazz nègre et la musique tzigane et, naturellement, d’auteurs juifs.

Schönberg, Autrichien, alors célèbre comme compositeur, théoricien et pédagogue de la musique à Berlin, a l’honneur et l’indignité d’être nommément cité et condamné pour ses deux tares de juif et de compositeur et théoricien d’avant-garde. Pour juger de son crime, écoutons un extrait de sa Erst Kammer symphonie, op.9, la Symphonie de chambre no 1 de 1906, dans un arrangement de 1922, réduit d’un tiers de l’orchestre, pour cinq instruments, de son disciple Anton Webern :

 

1) PLAGE 1 

 

Rien de révolutionnaire ici, dans une classique tonalité en mi majeur, mais des thèmes instables qui évitent les marches harmoniques habituelles prévisibles de la tonalité, avec une recherche des surprises qui en font une musique en perpétuelle évolution, littéralement inouïe. On y trouve déjà cette saveur, cette Klangfarbenmelodie, la mélodie de couleurs de timbres, d’instruments, comme des taches picturales dans la palette de ce compositeur qui était aussi un peintre.

La réduction, à seulement quelques instruments, des effectifs orchestraux massifs, qu’on trouvait chez Mahler ou Strauss, la miniaturisation des œuvres, devient une caractéristique de diverses musiques de l’époque, arrangements en réduction que l’on trouve de toutes sortes d’œuvres, souplesse d’effectifs répondant aussi à des nécessités économiques et des contraintes de lieux plus réduits où s’ajustent mieux quelques instruments. L’arrangement des œuvres trop grandes pour des salles et bourses modestes a toujours été une pratique musicale, comme les réductions au piano de salon des grands opéras fameux et inaccessibles par le prix des places. Schönberg, féru de Wagner et de Brahms, aux œuvres immenses, était lui-même un célèbre arrangeur, adaptateur des musiques des autres.

À l’inverse des effectifs réduits, le Britannique Howard Burrell signe, en 2007, l’amplification, pour quelques instruments, du cycle de lieder pour voix et piano de 1907, sur les poèmes du poète Stephan George (1868 - 1933), Das Buch der hängenden Gärten, ‘Le livre des jardins suspendus’. Schönberg semble abandonner la tonalité, entre dans l’atonalisme, ce dodécaphonisme, la gamme les douze demi-tons égaux, qu’il peaufinera en 1921 et va devenir sa marque, marque infamante au fer rouge des inquisiteurs nazis qui décrètent, en le désignant nommément, que l’atonalisme est « le produit de l’esprit juif. » Écoutons en entier le second poème du cycle par Maria Schellenberg :

 

2) PLAGE 3 

 

Arnold Schönberg, comme tant d’artistes dut fuir l’Allemagne pour se réfugier aux États-Unis, à Los Angeles, où il mourut. En saluant le livret très documenté du Dr.Philippe Olivier, et l’analyse de l’autoportrait de Schönberg, qui orne le CD, par Dominique Bouchery, nous quittons ce beau CD avec un extrait des Fünfe Orchesterstücke, ‘Cinq pièces pour orchestre’ de 1907, que ce génial arrangeur arrangea comme toujours plus tard :

 

3) PLAGE 21: FIN

 

 

Émission N° 815 du 3 juillet 2025 de Benito Pelegrín

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence



 

mercredi, août 27, 2025

IVRESSE AUTORITAIRE DU POUVOIR

 

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Cublai, gran kan de’ Tartari,

Opéra héroico-comique en deux actes (1788)

d’Antonio Salieri

par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques.

2 CD Label Aparté

            On ne plaisante pas avec le pouvoir, même plaisant, alors quand il est déplaisant ! Même dans la Vienne plutôt libérale du despote éclairé Joseph II, Da Ponte doit supprimer, sur la scène, la fameuse tirade révolutionnaire de Figaro des Nozze di Figaro de 1786, musique de Mozart, livret suivant de près le Mariage de Figaro. En France, Beaumarchais subit trois ans d’attente et de bataille contre la censure pour voir monter finalement, en 1784, sa pièce écrite entre 1775 et 1778, interdite par Louis XVI au moment même où on allait la représenter, ce qui n’empêchera pas son triomphe, en ces années prérévolutionnaires.

Rentrant de Paris où il vient de triompher en 1787, avec Tarare, la pièce de Beaumarchais dont il tire un opéra, une tragédie en musique sur un tyran oriental imaginaire, Salieri achève à Vienne sa comédie lyrique, héroïque et comique, une satire politique, Cublai, gran kan de’ Tartari, ‘Cublai, le Grand Khan des Tartares’. Le livret est de Giovanni Battista Casti, rival souvent victorieux de Da Ponte dans la fonction de poète de la cour impériale de Vienne. Casti, est un esprit brillant et caustique des Lumières, à la pointe de la revendication libertaire des temps. Il a eu des missions diplomatiques officielles en Prusse et Russie et connaît les rouages et les roueries politiques, les intrigues des cours sous le masque fastueux des apparences, qu’il arrache dans ses livrets. Après un autre opéra politique qu’il fournit à Salieri, Catilina (1790-1792), sur le célèbre et sinistre personnages qui complotait pour renverser la République romaine, dont Cicéron dénonça la conjuration, Giovanni Battista Casti, sympathisant de la Révolution française, finira expulsé de Vienne en 1796 comme jacobin. Il mourra à Paris en 1803. Lord Byron et Stendhal témoignent, par leur appréciation, de la qualité de ses vers.

L’opéra est achevé en 1788. En 1789, la Révolution française éclate remuant l’Europe. Mais le réformateur empereur autrichien Joseph II, que certains considèrent comme révolutionnaire à l’instar de Gustave III de Suède qui sera assassiné en 1792, interdit l’opéra de Casti/Salieri, non pour des raisons internes mais de politique extérieure : en effet, en 1788, année de l’opéra, l’Autriche rend effective son alliance avec la Russie, assaillie par les Turcs toujours menaçants.

Or, même situé dans un mythique Catay, l’œuvre est une satire mordante du pouvoir absolu des monarchies, notamment à travers le rôle-titre du Grand Khan, évocation burlesque de Pierre le Grand de Russie. Né en 1672 à Moscou et mort en 1725 à Saint-Pétersbourg, la spectaculaire ville théâtre qu’il fit construire en un lieu impensable, des marécages de la Baltique, le tsar est une figure historique sacralisée. Grandiose visionnaire, Pierre voulait européaniser la Russie et s’y prit de façon autocratique et souvent violente. Mais Casti, dans son texte, le travestissant en Gran Khan chinois, en fait une cocasse satire. Ainsi, à la fin du premier acte, Cublai ordonne à tous les hommes de son royaume de se raser, allusion, sans doute au poil près, à l’impôt sur la barbe instauré par le tsar Pierre. Les peuples sont souvent chatouilleux quand on touche à leurs coutumes : je signale qu’en 1766, les Espagnols se soulevèrent à cause des mesures de modernisation vestimentaire imposées par le ministre Squillace du roi réformateur Charles III, qui voulait leur faire abandonner le grand chapeau à larges bord et la longue cape, qui pouvait effectivement cacher des armes, au profit de simple habit à la française, jaquette et tricorne. Pas de chance pour les despotes éclairés de ce siècle ! Moins, éclairés, aujourd'hui, on voit, hélas, de sombres présidents de vieilles démocraties, tourner en despotes guère démocratates… 

Éclairé, Cublai ne l’est guère : grossier, fumeur, buveur, belliqueux, cruel. Mais amoureux de l’Italienne Memma, il est sensible à la beauté de la princesse Alzima, promise par lui-même à son fils. Interprété par Mirco Palazzi, avec une brève entrée solennelle, il chante de façon bourrue les charmes de sa future brue, rêvant même d’épouser la fiancée de son fils :

1) PLAGE 7 

Mais son fils, le faible Lipi, chanté par une femme, ne veut pas se marier. Le conflit du Khan avec son héritier pouvait être aussi perçu comme un rappel de celui du tsar avec le tsarévitch, que Pierre le Grand, déçu, n’hésita pas à faire mourir sous la torture. Et le couple d’italiens ironiques, Memma, qui tourne la tête du Khan et son amant Bozzone, rappelle les deux proches favoris de Pierre le Grand. Alors, l’œuvre de Casti et Salieri, jugée trop politiquement sensible dans un contexte d’alliance entre l’Autriche et la Russie, fut censurée avant même sa création. 

Pourtant, sans être un opéra-bouffe à la mode du temps, l’œuvre possède des passages vraiment comiques. Ainsi, Memma, profitant des armes de ses charmes sur le redoutable Khan, lui arrachant la loi contre les barbus, est la seule à oser le critiquer ouvertement, à l’affronter, à se battre même avec lui, le tournant en bourrique pour éviter qu’il ne tourne plus mal avant de renoncer, exaspérée, à changer en mieux ce babouin. Nous écoutons, par Ana Quintans, un extrait de son réquisitoire rageur contre le tyran qu’elle lui débite face à face après une dispute homérique :

2) PLAGE 18 

De quoi désespérer Orcano, gardien rigide de l’étiquette, qui se lamente de n'être aimé de personne à cause de son métier :

3) PLAGE 9 

Ces personnages comiques feraient de cette œuvre un opéra-bouffe s’il n’y avait la sagesse philosophique de Bozzone et, surtout, le couple noble de héros, la princesse Alzima et Timur, qui s’aiment en secret. Ce dernier, par la voix du ténor Anicio Zorzi Giustiniani, exprime son amour et sa douleur de la voir promise à un autre :

·       4) PLAGE 29 

Mais c’est lui qui succédera avec sagesse au trône du détestable Cublaï en épousant celle qu’il aime. Chantée par Marie Lys, nous nous quittons sur l’air virtuose de l'héroïne, exprimant son indignation de cette peu courtoise cour :

5) PLAGE 31 : FIN

On oubliera donc la menteuse figure de Salieri donnée par le beau mais fallacieux film Amadeus de Milos Forman, qui en propage une légende noire inventée, au profit, de ce très grand compositeur qui ne fut pas un rival jaloux de Mozart mais un maître respecté, à l'écoute de cette œuvre atypique, aux airs très courts, qui préfigure les bouffonneries musicales de Rossini sinon d'Offenbach.  

Émission N°807 de Benito Pelegrín du 26/05/2025 

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence 

vendredi, août 15, 2025

PROMESSES TENUES

 

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Backstage

Kevin Amiel, ténor

 Orchestra sinfonica G. Rossini, direction Frédéric Chaslin

Un CD Aparte

Pourquoi nommer en anglais Backstage, qui signifie en toute simplicité « Coulisses », un album se réclamant, en plus, de l’italianité lyrique et de la française, sans aucune référence à l’anglaise ? Sans doute Kevin Amiel, même avec cette maladresse de titre, veut-il nous livrer l’arrière-plan l’élaboration qui en a précédé la production.

Ce disque, était initialement pensé, ou rêvé « en toute humilité ! », dit Kévin Amiel, comme un hommage à LucianoPavarotti, grand ténor au répertoire et style certes limités à notre goût, et peu scénique en vérité, mais dont le timbre miraculeusement lumineux et la bonhommie, en firent sans doute l’un des plus populaires des chanteurs ayant démocratisé l’art lyrique.

C’était avant le Covid, qui a marqué une réelle frontière pour tant de monde, mais avec la reprise de la vie active, des activités artistiques, le projet, interrompu par la pandémie, relancé avec le soulagement pour les artistes des premiers concerts post-confinement, le CD arrive enfin à terme.

Mais, plus qu’un simple et chaleureux hommage extérieur à un grand ténor admiré, c’est à l’évidence aussi un portrait intérieur de Kévin Amiel à travers un véritable éventail lyrique à son image vocale actuelle, qui lui permet de laisser parler, chanter des émotions traduites par les multiples héros de la scène qu’il incarne à travers le seul échantillon d’un air. Il y mêle donc à l’hommage une introspection et exploration de sa sensibilité artistique qu’il offre, pour la première fois au disque, à un public qui le découvre.

         Nous l’avions découvert et applaudi tout jeune ténor, après Avignon, à Marseille, à l’Odéon, temple de l’opérette, en 2016, dans le rôle de Pâris de La Belle Hélène d’Offenbach et, à l’Opéra en 2020, dans le rôle touchant, au genre masculin vraisemblable de Siebel (chanté par une soprano travestie dans l’original) dans la version audacieuse du Faust de Gounod de Nadine Duffaut. Opérette et opéra, deux pôles lyriques et scéniques où il évoluait avec aisance, y déployant une facile légèreté et une juvénile fraîcheur de timbre.

La voix a mûri, le médium élargi, enrichi, sans rien perdre de ses superbes aigus, comme dans cet air tragique où, se croyant trahi par Lucia, que l’on a en réalité forcée à épouser un autre, Edgardo vient sur la tombe de ses aïeux pour maudire l’infidèle et clamer son désespoir dans la Lucia di Lammermoor de Donizetti, culminant sur un aigu, un contre ut déchirant que l’on va écouter :  

 

1) PLAGE 3: DE 5’40’’À 7’30’’

         Né à Toulouse, où l’accent solaire, rond et plein, de voix souvent naturellement bien placées, est déjà une musique, ville riche en grands chanteurs, Kévin Amiel, en est une sympathique incarnation. Tout jeune ténor, il fut lauréat de plusieurs concours lyriques (Voix Nouvelles 2018, Vienne 2019, Opéra de Marseille, Marmande, Béziers…) Il eSt très tôt distingué comme Révélation classique par l’ADAMI en 2011 et l’AROP, Association pour le Rayonnement de l'Opéra de Paris en 2013, puis nommé aux Révélations des Victoires de la musique classique en 2020.

Dans cet album, le ténor se mesure aux grands airs populaires de ténor du XIXe siècle de Donizetti, Verdi, Puccini pour les compositeurs italiens, Gounod, Massenet et Delibes pour les français. À part l’air déchirant de Macduff, déplorant la mort de ses enfants assassinés du Macbeth de Verdi, c’est un programme sans grande surprise dans ce répertoire archi-fréquenté de ténor, à l’image aussi du répertoire assez limité de Pavarotti.

Mais, dans le répertoire français, où il ne semble pas que le grand Italien se soit beaucoup aventuré, écoutons un extrait de la Mireille de Gounod d’après Frédéric Mistral. Kévin Amiel, dans un air peut-être désormais un peu léger pour sa voix actuelle, nous fait apprécier la parfaite diction française moderne, avec des r naturels imposés par Alagna. Vincent, le pauvre vannier, affolé du départ de Mireille, partie d’Arles pour aller implorer à pied les Saintes-Maries de la Mer, avec tout le désert de la Crau à traverser en plein cagnard —nous savons ce que c’est en pleine canicule— implore les anges du Paradis de protéger celle qu’il aime :

 

2) PLAGE 13

 

Comme ce soleil obsédant, on dirait que Kévin Amiel en cherche dans son timbre la luminosité, italienne comme celle de son maître Pavarotti, méditerranéenne à coup sûr, mais très claire au détriment peut-être de la couleur.

    La voix, homogène en volume sur l’ensemble de la tessiture, est bien conduite. Elle a gagné en largeur de médium qui lui donne une assise solide pour la franchise vaillante des aigus. On apprécie qu’il conserve de la tradition française un usage de la voix mixte qui lui permet des nuances de tendresse comme dans l’air célèbre de Nemorino de L’Elisir d’amore de Donizetti, « Una furtiva lagrima » où, démentant la mélancolie de la musique, le héros, jusque-là vaincu d’amour par la cruauté que lui oppose sa belle, sent son triomphe dans la larme furtive qu’il a vu perler de ses yeux. Un extrait :

 

3) PLAGE 14 

 

À la manière d’un récital public, qui termine, après les grands airs lyriques, par des morceaux plus légers, Amiel propose l’étourdissante et humoristique Danza de Rossini et la célèbre chanson napolitaine Core ‘ngrato, chantée dans la graphie napolitaine mais, malheureusement, à l’image de Pavarotti, avec l’accent italien standard, dénaturant la couleur de la langue et de l’air. En effet, une oreille, attentive à la musique et à la sensualité de l’accent napolitain, entend que les voyelles de fin de phrase a, é ou o de l’italien du nord, se prononcent toutes comme un e presque arrondi en o, ce qui donne une plénitude colorée au son car on sait, comme le disait Élisabeth Swarzkopf que, dans le chant, le a, le i et le é fermé sont des voyelles sèches, pauvres en harmoniques, et qu’il faut les colorer par des voyelles plus sombres comme le o ou le u. C’est peut-être ce dosage d’un peu de couleur vocalique qu’on peut regretter à ce bel album de Kévin Amiel.

Il finit sur « Je t’ai donné mon cœur » de l’opérette Le Pays du sourire de Franz Lehàr, comme un éventail, une carte de visite et un appel d’offre de ses possibilités interprétatives. Frédéric Chaslin le soutient efficacement avec l’Orchestra sinfonica G. Rossini, et l’on appréciera la sourde trame dramatique qu’il tisse dans l’air déjà suicidaire du Werther de Massenet dans les « Stances d’Ossian » » par lesquelles nous les quittons :

 

4) PLAGE 12

 

Émission N°813 de Benito Pelegrín du 26 juin 2025 


 

lundi, août 11, 2025

ESPAGNE SANS ESPAGNOLADE


Granada,

Elsa Grether, violon, Ferenc Vizi, piano

label Aparte

 

            Granada, Grenade, la célèbre ville espagnole, n’est pas ici le centre de ce CD magnifique : elle est l’épicentre, la métaphore qui globalise une Espagne musicale visitée par ces deux artistes. C’est un voyage sentimental, et virtuose, au cœur de l’Espagne musicale par deux Européens des limites linguistiques de l’Europe et de la langue latine : Elsa Grether, Française, est née à Mulhouse, proche donc de l’Allemagne et Ferenc Vizi, est né en Transylvanie, Roumanie, mais tous deux ont choisi pour leur programme l’Espagne, pointe extrême européenne.

Elsa Grether est une violoniste française à la belle carrière. Elle a voulu ce CD aux couleurs de l'Espagne pour rendre hommage aux origines de son grand-père.

Pour ce projet, elle est accompagnée d’un partenaire déjà ancien de concert, le pianiste Ferenc Vizi qui, depuis longtemps, creuse lui aussi ses racines, mais  roumaines de musique traditionnelle comme le prouve son CD, label Satirino, Czardas Fantasy , un enregistrement de rhapsodies hongroises et de musiques tziganes où ne pouvait manquer, naturellement, Liszt qui, se proclamait Tzigane lui-même, érigeant les Csardas en symbole national. D’ailleurs, c’est près de chez nous, au Théâtre des Salins, la Scène nationale de Martigues, qu’avec l'ensemble hongrois Cifra, Ferenc Vizi a créé le programme Rhapsodies - Liszt et les Tziganes que le succès fera tourner sur un grand nombre de scènes et de festivals.

Elsa Grether et Ferenc Vizi, déjà compagnons de concert, ne pouvaient que se retrouver au service de cette musique nationale, mais sans nationalisme.

En effet, des compositeurs ici convoqués, je dirais qu’ils ont l’Espagne au cœur et la tête en France. La plupart d’entre eux, Manuel de Falla (1875-1946), Joaquín Nin (1879-1949), Joaquín Turina (1882-1949) ont parfait leur technique musicale en France, fréquentant les musiciens français les plus novateurs, comme Debussy, Ravel, Paul Dukas, Vincent d'Indy. Les plus anciens rentrent en Espagne en 1914, à cause de la guerre, mais Enrique Granados (1867-1916), périt en 1916, dans le torpillage par les Allemands du bateau qui le ramenait de New-York où avait triomphé son opéra Goyescas. Seul Joaquín Rodrigo (1901-1999) y rentre en 39, à la fin de la Guerre civile espagnole, au moment du triomphe franquiste. Xavier Montsalvatge (1912-2002), coupé de la scène musicale européenne par l’isolement franquiste, est tenté par le wagnérisme et le dodécaphonisme, mais correspondant avec Olivier Messiaen et Georges Auric, il changera, peut-être grâce à leur contact  d’esthétique musicale. Quant au plus ancien compositeur du disque, Pablo de Sarasate (1844-1908), c’est le légendaire violoniste virtuose dont parle même Sherlock Holmes, grand transcripteur d’œuvres lyriques pour son instrument dont l’archicélèbre Fantaisie de concert sur Carmen. Donc, des Espagnols tous reliés à la France.

De Joaquín Nin, écoutons la vivacité endiablée de son Andaluza, sur la chanson connue du Vito, utilisée par nombre de musiciens. Ce nom de Vito n’est pas une simple onomatopée comme le suggère l’auteur du par ailleurs très documenté livret François-Xavier Szymczak, mais trouve à mon avis son origine dans la maladie dite de San Vito, en français la danse de Saint-Guy (La maladie de Huntington), maladie de la danse ou dansomanie, caractérisée entre autres, par des mouvements incontrôlés des membres. Et l’on a des témoignages médiévaux d’épidémies de danse interminable et incontrôlée :

1) PLAGE 1 

Mais la musique espagnole, très diverse dans ce pays morcelé, aux régionalismes très affirmés, est loin de se réduire à la seule scène andalouse, comme cette Sonata pimpante de Joaquín Rodrigo. Universellement connu pour son fameux Concierto de Aranjuez pour guitare et orchestre, Rodrigo, aveugle depuis ses trois ans, compose en braille, dicte à un copiste et vérifie ensuite le tout avec sa femme, pianiste. C’est son beau-fils violoniste qui lui avait demandé un morceau brillant pour clore ses concerts. Si, naturellement, la couleur espagnole générale est toujours présente comme fond, son adagio n’est guère andalou En voici un extrait :

2) PLAGE 7 

Dans ses célèbres Sept chansons populaires espagnoles, l’andalou Manuel de Falla nous promène dans la Péninsule Ibérique, ici des rives de l’Atlantique dans cette rêveuse Asturiana, où le piano semble verser des larmes sur la ligne mélodique mélancolique du violon qui demande consolation : 

3) PLAGE 14 : 1’26’’

Puis il propose la vitale et bondissante Jota, danse typique de l’Aragon, dont voici un bout :

4) PLAGE 15

Évidemment, on ne résiste ps à revenir à l’Andalouse du Catalan Granados de ses Danses espagnoles, le malheureux qui mourut noyé en voulant aider sa femme lors du torpillage du Sussex par un sous-marin allemand :

5) PLAGE 16 : 1’30’’

Nous saluons ces deux artistes qui allient prouesse technique et sentiment, intellect et empathie, dans leur interprétation complice et jamais rivale, toute en nuances, où des lignes chantantes semblent parfois suspendues dans l’air, pour s’épandre ensuite en irrésistibles rythmes contagieux. Nous les remercions de nous épargner par leur délicatesse une version coloriste de notre couleur locale, de nous offrir une Espagne musicale sans espagnolade.

Nous les quittons sur deux airs qui n’ont pas de patrie puisqu’il s’agit de berceuses, donc chant universel d’une mère, la première, andalouse, de Manuel de Falla, la Nana :

6) PLAGE 11 

Et la seconde est la berceuse de Xavier Montsalvatge pour endormir un négrillon où sa mère lui chante innocemment ravie que, si l’esclavage est aboli, il ne fait que changer de servitude. J'avais traduit ce texte  en version chantable, pour un concert  de Dany Barraud, de l'Opéra de Paris, qui fut transmis par France-Musique :

Ninghe, ninghe, ninghe,

Il est petit, si petit, le négrito,  

Qui ne veut pas dormir,

Noix de coco sa tête,

Graine de café,

Aux jolies bouclettes,

Aux jolies mirettes,

Comme deux fenêtres, regardant la mer. 

 Tu n’es plus esclave, 

Et si tu es bien sage, 

Notre maître assure

Qu’il va t’acheter 

Un joli costume

 Pour être son groom. 

Ninghe, ninghe, ninghe, 

Dodo, petit nègre, dodo, 

 Noix de coco sa tête,

Graine de café

 

7) PLAGE 21 : FIN

 

ÉMISSION N°809 DE BENITO PELEGRÍN, 12/06/2025

https://www.rcf.fr/culture/la-culture-en-provence 


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