mardi, janvier 03, 2017

GAI, GAI, MARIONS-NOUS !




Le nozze di Figaro

Opéra buffa en quatre actes de Wolfgang Amadeus Mozart

Livret de Lorenzo da Ponte, d’après Beaumarchais

Opéra de Toulon, 27 décembre 2016

Coproduction Opéra de Toulon, Opéra Grand Avignon.





L’ŒUVRE : Le Roman de la famille Almaviva

Le nozze di Figaro, ‘Les noces de Figaro’ de Mozart, opéra bouffe créé à Vienne en 1786, est avec Don Giovanni (1787) et Cosí fan tutte (1790), l’un des trois chefs-d’œuvre que le compositeur signe avec la collaboration du génial Lorenzo da Ponte pour le livret, poète officiel de la cour de Vienne. Il s’inspire de La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro (1785), volet central de la trilogie théâtrale de Beaumarchais, Le Roman de la famille Almaviva, qui comprend Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile, 1775, ce Mariage de Figaro donc et  L'Autre Tartuffe ou la Mère coupable, 1792, en pleine Révolution française, située à Paris.


         Dans ce Mariage de Figaro, on retrouve les mêmes personnages que dans le Barbier de Séville :  pour les secondaires, don Basile, le professeur de musique intrigant et vénal, pour les principaux, le Comte Almaviva, grand seigneur andalou qui, grâce à l’ingéniosité du barbier Figaro, a enlevé puis épousé la pupille de Bartolo. Rosine sera donc la Comtesse délaissée du Mariage de Figaro. Ce dernier, devenu valet de chambre du Comte, va épouser le jour même Suzanne, nouveau personnage, camérière et confidente de la triste Comtesse, la vieille Marceline, obstacle à ces noces car elle prétend épouser Figaro sur la promesse de mariage qu’il lui a faite contre un prêt d’argent qu’il ne peut rembourser. Enfin, un autre personnage essentiel à l’intrigue paraît, Chérubin, un jeune page turbulent et amoureux qui sème involontairement le trouble sur son passage.


         Pièce prérévolutionnaire

         Écrite dès 1781, la pièce de Beaumarchais n’est créée que trois ans plus tard, mais censurée pendant des années. Car c’est bien une pièce prérévolutionnaire, dont les répliques contondantes font mouches, comme le féminisme de Marceline, insurgée contre la dépendance des femmes qui ne pouvaient même pas administrer leur fortune, et s’indigne :

« Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! »

Si, dans le Barbier, Figaro avait deux sentences d’une spirituelle impertinence contre les nobles : « un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal » et déclare impunément au Comte : « Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? », dans le Mariage, on trouve la fameuse phrase  de Figaro devenue la devise du journal éponyme, de même nom : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. »


         Il y a, surtout, dans le second volet du triptyque, la révolte argumentée du valet Figaro, parfait et loyal serviteur du Comte, qu’il aida à séduire et enlever Rosine : Suzanne lui découvre que son maître ingrat le trahit, veut rétablir le « droit de cuissage » qu’il avait aboli, droit du seigneur de posséder avant lui la fiancée de son serviteur, veut coucher avec celle qu’il doit épouser le jour même. Car, tout comme Le Barbier de Séville précédent, c'est aussi une comédie à l’espagnole avec des parallélismes entre les maîtres et les valets, mais ces derniers deviennent aussi premiers, les valets disputent la première place aux maîtres et donnent même le titre de la pièce. Ils entrent en conflit avec eux, pour le moment en secret, avec la ruse, force des faibles. Et c’est la fameuse tirade, le monologue de Figaro, qui annonce la Révolution en dénonçant la noblesse : 

« Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places […] Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus... »

Terrible réquisitoire d’un plébéien, d’un Tiers état, qui rue dans les brancards et demandera bientôt l’abolition des privilèges indus de la noblesse 

L’empereur Joseph II, frère de Marie-Antoinette, despote éclairé, favorable à Mozart, écartelé entre libéralisme et conservatisme royal, avait interdit à Vienne la pièce de Beaumarchais, mais pas sa lecture. Il approuva le livret de da Ponte, purgé de ses audaces, du moins la tirade finale impitoyable de Figaro contre la noblesse, qui devient simplement un air convenu contre les ruses des femmes quand il croit que Suzanne a cédé aux avances du Comte. Cependant, sous la trame d’une ingénieuse comédie aux rebondissements incessants fous et loufoques de cette « folle journée », le conflit entre peuple et noblesse demeure latent et même avoué et ouvert : Figaro, découverts le désir et projet du Comte, décide de le déjouer et le noble, joué, désire se venger sans pitié de ses domestiques. C’est une lutte des classes, dont la franchise est cependant feutrée par le rapport des forces entre le maître tout-puissant et ses serviteurs contraints à jouer les renards contre le lion, la ruse contre la force.


RÉALISATION 
       Une scénographie économe mais habile d’Yves Bernard permet à ce décor sans faste, dont le vaste volume est le seul luxe, de se moduler en lieux distincts : antichambre pour Suzanne et Figaro, stratégiquement entre l’appartement du Comte et celui bien sobre de la Comtesse, lit simple à baldaquin, un fauteuil Louis XVI fenêtre à grands rideaux ouverte sur un ailleurs de nostalgique liberté, deux fauteuils Louis XV pour le cabinet du Comte et la réception des vassaux et, jardin nocturne fermé par une grille des quiproquos, affranchie des travestis et masques déposés.
Ce dispositif simple, beige, sans couleur parasite, met en valeur les colorations délicates des costumes d’époque de Claude Masson, pastels tendres pour les serges ou cotonnades matelassées à chevrons des servantes à bonnet, soieries damassées ou brochées pour Bartolo, Basile, et lamé ou pailleté d’or pour un Figaro flambant en costume de marié, Suzanne, pimpante basquine fleurie de dentelle d’abord, puis en bronze, Marceline en satin taffetas violet, la Comtesse passant de la robe de nuit à  la robe « Watteau », le Comte allant de la nonchalante robe de chambre à l’habit de chasse et, enfin à  l’habit de cérémonie, courte culotte de soie et veste verte sur justaucorps et rabat, perruque poudrée à catogan. C’est d’une belle élégance en harmonie de couleurs et de formes, sans rien d’outré. Les lumières de Marc Delamézière ,réalisées par Christian Gangneron et Marc-Antoine Vellutini, servent ces teintes et ce ton de raffinement sans fioritures, affèteries, fanfreluches ou falbalas. C’est d’une noble simplicité.

C’est l’image même de la mise en scène de Christian Gangneron qui mise plus sur la mise en lumière psychologique de cette comédie de mœurs avec, plus que des personnages bouffes, des personnes de chair et d’os et non des marionnettes loufoques d’une « folle journée », dont la folie semble découler logiquement des situations plus que de la caricature de ces êtres au fond souffrants : trahis dans leurs croyances, d’amour, d’amitié entre le maître et le valet, dans ses espoirs de bonheur pour Marceline, de vengeance pour Bartolo. Sobriété efficace des signes : le mètre dont Figaro mesure l’appartement alloué au couple par le Maître, semble une menaçante épée du désir de vengeance quand il découvre ses manœuvres sur sa fiancée. L’ombrelle de Marceline est pratiquement l’instrument armé d’une défense ou d’une attaque entre deux femmes et leurs partisans.

Grande justesse dans le traitement délicat de Chérubin : trublion vibrionnant, il exprime ce désir nouveau d’adolescent à la vue de toute femme, qui le fait palpiter et, la fin de son premier air, quand il énonce que, s’il ne trouve pas d’interlocuteur, d’interlocutrice, disons de partenaire pour satisfaire son désir, son aveu « Parlo d’amor con mè », ‘Je parle d’amour avec moi’, est joliment exprimé, mais avec pudeur, par une main allusive passée rapidement sur son sexe : la masturbation, l’autosatisfaction érotique solitaire.


 L’irritation du Comte excédé par le page, qui contrecarre innocemment ses plans de séduction, c’est sans doute déjà celle de l’homme mûr contre un potentiel rival, jeune Don Juan en herbe, qui en a trop vu, trop entendu de ses propositions à Suzanne, à Barberine. La sensible faiblesse physique de la Comtesse pour Chérubin est tout aussi juste, puisque la suite, La Mère coupable, nous montrera qu’elle lui cédera, et en aura un enfant adultérin, Léon, qui, épousera finalement la fille illégitime du Comte : adultère contre adultère dans le grand monde. De même, la marche militaire ironique que chante Figaro au page envoyé à la guerre par le Comte pour s’en débarrasser (il y mourra dans La Mère coupable) c’est aussi une sorte de vengeance ambiguë du serviteur, entre sympathie et jalousie envers le jeune page, ce jeune noble oisif, papillon amoureux troublant nuit et jour le repos des femmes, dont la sienne.


Des bémols sociologiques cependant : que Figaro s’asseye familièrement sur le fauteuil de la chambre de la Comtesse peut, à la rigueur, se justifier par le mouvement du valet révolté venant au secours de sa maîtresse qui le sollicite et se soumet à son plan —moment de victoire intime—, mais, même à l’instant du triomphe sur le Comte des serviteurs et de sa femme, les êtres socialement soumis, on doute que  la grande dame accepte, malgré toute leur intimité complice, que sa soubrette, de joie, se jette à son cou, alors qu’elle a exprimé dans son digne monologue de femme blessée par l’abandon de l’époux, son humiliation d’en être réduite à rechercher « di una mia serva aiuta », ‘l’aide d’une de mes servantes’.

INTERPRÉTATION

         Avec un bel accord entre la scène et la fosse, elle est aussi réglée, à la baguette, par celle, minutieuse, de la chef Eun Sun Kim, une femme pour mener au triomphe contre l’ordre mâle le complot des femmes et du serviteur, des éternels soumis ou vaincus contre le Maître, qui tempère de raison la folie de l’ensemble, jouant ce jeu de l’équilibre, sagesse sans doute nécessaire dans les périlleux finales concertants des actes, servant de la sorte une approche élégante et non bouffie de bouffe. Le continuo au clavecin est tenu avec imagination par Gunji Kazuya qui réussit à exister, sinon au milieu, dans les parenthèses d’un orchestre rutilant.

         La distribution est d’une égale qualité avec des interprètes aussi à l’aise en musique qu’en jeu.

La Barbarina d’Eléonore Pancrazi a une voix bien mûre pour être exactement la donzelle frêle et fraîche qui trouble le Comte, couplée à Cherubino, mais s’acquitte bien de son air ravissant. Antoine Chenuet est le plaisant notaire de la tradition bouffe que l’on retrouvera dans Cosí fan tutte, mais Antonio, campé sans excès de ridicule ni d’ivresse par l’athlétique et rogue Cyril Rovery, portant à regret sa nièce Suzanne devant l’autel pour le mariage qu’il réprouve avec un Figaro de parents inconnus, donne une toute autre lumière sur le personnage et sur cette société de castes où même les classes inférieures participent des préjugés sociaux des nobles et même si des êtres éclairés comme Figaro se révoltent, cela ne vient pas spontanément du peuple puisqu’il s’avère qu’il est  lui aussi un noble, fils de la liaison ancienne entre Bartolo et Marceline, couple revendicatif et vindicatif d’abord, que cette révélation dote soudain d’un passé humain plus dense qui transcende leur caricature habituelle. Habituée du rôle, qu’elle avait admirablement incarné en 2004 au Théâtre des Champs Élysées, Sophie Pondjiclis lui prête toujours le velours sombre de sa voix, jouant le jeu de la vieille dame digne et indigne, mais féministe lucide dans ce monde des hommes et cela fait regretter que l’on ait supprimé son air du dernier acte, « ll capro e la capretta… », une belle fable féministe sur la situation des femmes,  joli menuet, l’unique aria à vocalises de l’œuvre dont l’esthétique renvoie à une mode lyrique, dépassée comme la dame, de chant orné dans cet opéra révolutionnaire anticipant, par son chant sans ornements, la « conversation musicale » de Richard Strauss. L’opéra est long, certes, et l’on a taillé, mais la faconde du ténor Éric Vignau, joyeusement cynique, jubilant de ses insinuations concrétisées sur le page, fait regretter qu’on ait coupé son air de l’âne, « In quegl'anni… ». Certes, cela pousserait l’œuvre dans le versant bouffe alors que la voix sombre, d’une noirceur mauvaise de Marc Barrard donne à son Bartolo rêvant de vengeance à froid, dans une grande subtilité entre l’humour et la menace, les accents inquiétants du Basile du Barbier de Rossini, dans l’air terrifiant de la calomnie meurtrière.

Car, à bien considérer cet ouvrage, la comédie, même si elle le déjoue, frôle toujours le drame qui en est la trame : une justice aux ordres du plus fort, rendue par lui-même, en l’occurrence le Comte, juge et partie, affectant le despotisme éclairé, mais en sous-main le maintenant, tyran domestique violant ses servantes, violentant sa femme, adultère prêt à tuer sur le moindre soupçon. Bien que malade, Michal Partyka, mince silhouette racée d’aristocrate vénéneux, fait passer dans son chant toute l’arrogance, la morgue de sa classe et l’on sent que ses menaces ne seraient pas vaines s’il n’était publiquement confondu, contraint à demander un pardon dont on peut douter de la sincérité. Face à lui, même concédant noblement le pardon, Camila Titinger déploie dans sa voix ample et son timbre doucement sensuel, toute la blessure de la femme délaissée injustement, blessée dans sa dignité et sa beauté, chant mélancolique et révolté : drame domestique banal mais cruel.

Victime de l’autoritarisme du Comte même s’il en réchappe cette fois, Chérubin est vraiment incarné, en chair et voix, par Anna Pennisi qui sait donner à son jeu et à son timbre une juvénile virilité sans caricature. Suzanne jolie, piquante et primesautière, Giuliana Gianfaldino, si elle est bien le personnage, n’a pas la voix de son rôle. Contrairement aux habitudes paresseuses ignorant la partition, ni cette Susanna ni Despina de Cosí, ni Zerlina de Don Giovanni, ne sont des sopranos légers, même si leur chant exige de la légèreté. Mozart avait écrit ce rôle pour la fameuse Nancy Storace, à laquelle il offrira le magnifique air de concert Ch’io mi scordi di te ? (K. 505) qu’il accompagna lui-même au piano forte lors des adieux à Vienne de la cantatrice anglo-italienne. Dans la typologie vocale du XVIIIe siècle, la prima donna, étant bien sûr la première, il s’agit ici d’un « second soprano », voix plus grave, plus corsée, caractérisant soubrette et paysanne. Cependant, Giuliana Gianfaldino, qui a beaucoup de charme et de naturel, se tire au mieux de ses moyens, même si elle peine un peu dans les notes graves (« notturna face… ») de son dernier air. Voix superbe, pleine, sonore, David Bizic est un Figaro tout aussi menaçant envers le Comte que réciproquement, digne rival plébéien de l’aristocrate qu’il vaincra, même s’il est vaincu par l’amour de Susanna et taraudé, peut-être non sans raison à bien creuser, par des soupçons dans l’ambiguïté humaine de tous ces personnages si vivants qu’ils semblent échapper à la scène pour nous hanter.

         Les chœurs, comme toujours bien préparés, jouent leur part avec une belle allégresse.  

Mariage pour tous

         Finalement, ce n’est plus sur le simple Mariage de Figaro que s’achève l’œuvre puisque non seulement Marcelline et Bartolo convolent en justes mais très tardives noces, mais aussi celui de Chérubin avec Barberine qui l’arrache au Comte par son chantage à ses assiduités, tandis que celui du Comte et la Comtesse semble renoué par le pardon, qui n’est pas l’oubli des fautes du conjoint. Mais on peut lire cette œuvre profonde sous son apparente légèreté, comme une ode ou une satire du mariage, institution qui déjà bat de l’aile : contrairement à ceux des nobles, alliance politique de deux fortunes, mariage d’amour, celui de l’Almaviva et de la Rosine du Barbier a sombré dans la banalité de l’usure du quotidien et de l’adultère des maris « infidèles par système » comme dit la Comtesse ; celui du vieux couple est bien tardif pour être d’amour ; Chérubin est un infidèle par nature. Quant au héros du titre, Figaro, il a été traversé par le doute : une servante peut-elle résister longtemps au maître, au désir maître de tout?  
Opéra de Toulon
Le nozze di Figaro de Mozart / da Ponte
mardi 27, jeudi 29, samedi 31 décembre,
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon.
Direction musicale :  Eun Sun Kim.
Mise en scène : Christian Gangneron, assisté d’Irène Fridrici .Décors : Yves Bernard.Costumes Claude Masson.Lumières :  Marc Delamézière, réalisées par Christian Gangneron et Marc-Antoine Vellutini.
Distribution
Comtesse Almaviva : Camila Titinger ;  Susanna : Giuliana Gianfaldoni ; Cherubino : Anna Pennisi ;Marcellina : Sophie Pondjiclis ; Barbarina :  Eléonore Pancrazi. Deux paysannes : Silvia Gigliotti et Rosemonde Bruno La Rotonda.
Comte Almaviva : Michal Partyka ; Figaro : David Bizic ;Docteur Bartolo : Marc Barrard ; Don Basilio :  Éric Vignau ; Antonio : Cyril Rovery
: Don Curzio :  Antoine Chenuet.
Photos Frédéric Stéphan
1. Une noble femme outragée aspirant à la liberté…
2. même avec l'aide d'un valet…
3. et la complicité de sa soubrette…
4. Vieux couple empêchant de marier en rond le jeune.
5. Présentation des fiancés à la Comtesse.
6. Festivités populaire sous le patronage des maîtres.
7. Le fandango.
8. Le jardin et la grille des quiproquos nocturnes.

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