jeudi, janvier 05, 2017

VIENNE PARIS ALLER RETOUR


 
La Chauve-souris

(Die Fledermaus) (1874)

de Johann Strauss fils,

livret de Richard Genée et Karl Haffner

d’après Das Gefängnis (‘La Prison’ 1851) de Röderich Benedix,

pièce adaptée en France par Meilhac et Halévy sous le titre Le Réveillon (1872)

Opéra de Marseille, 29 décembre



L’ŒUVRE 
Textes drôles pour drôle de contexte

Die Fledermaus, en français ‘La Chauve-souris’ dans le dernier tiers du XIXe siècle, a fait un plaisant va et vient entre Vienne et Paris qui se disputent alors, pacifiquement, la place de capitale musicale de l’Europe, à peine trois ans après l’écrasement du Second Empire français par les Prussiens qui ont créé le Second Reich, l’Empire germanique dont est dépossédée l’Autriche, encore indépendante mais englobée dans la Confédération des états de langue allemande.

      Malgré ce contexte politique peu favorable aux échanges avec l’autre rive du Rhin, les fameux duettistes librettistes Meilhac et Halévy décident d’adapter vingt ans après, une pièce berlinoise comique de 1851,  Das Gefängnis (‘La Prison’) de Röderich Benedix (1811-1873), sans que le patriotisme français exacerbé par l’annexion allemande de l’Alsace et la Lorraine ne suscite l’opprobre revanchard contre ce qui devient leur Réveillon (1872) puisé aux sources honnies, qui voue Wagner et l’Allemagne aux gémonies. Mais, créée à Vienne en 1874 Die Fledermaus, la version musicale viennoise de Strauss tirée des deux pièces, donnée en 1877 à Paris sous le titre La Tzigane, ne rencontre aucun succès sans doute à cause de ses origines germaniques douteuses. Il faudra attendre 1904 pour que la célèbre opérette trouve un écho favorable en France, les tensions franco-germaniques à peine peut-être un peu apaisées, avant d’exploser encore dix ans plus tard avec la Grande Guerre.


         Compositeur

Du compositeur, Johann Strauss (1825-1899), il est impossible que l’on ignore, sinon le nom, la musique : il signe Le Beau Danube bleu, la plus célèbre des valses viennoises, mais ses autres valses ont fait le tour et tourner le monde : Sang viennois, la Valse de l'Empereur, Aimer, boire et chanter, Histoires de la forêt viennoise, etc. Musiques soyeuses, joyeuses, vivantes, toutes associées, pour les Viennois, à la joie de vivre dans cette capitale encore heureuse qui s’étourdit en rose pendant le crépuscule morose et la proche fin tragique de l’Empire des Habsbourg et de l’Autriche. Ce n’est pas, pour rien qu’on appelle « Roi de la valse » ce  Johann Strauss II, car il est fils de Johann Strauss I, dit le Père, et ses frères Josef et Eduard sont également compositeurs, mais lui, Johann II sera le plus célèbre de la famille. Et pourtant, son tyrannique de père, qui voulait faire de lui un employé de banque, lui refusait l’accès à la musique. Ce n’est que grâce à l’aide de sa mère qu’il étudie clandestinement le piano et ce père parti de la maison et le divorce consommé, il pourra librement s’adonner à la musique, éclipser père et frères et devenir le plus célèbre de la famille Strauss. Un autre célèbre compositeur aussi d’opérettes, Oscar Straus (1870-1954), enlèvera un s final à son nom pour n’être pas confondu avec l’illustre dynastie qui le précède.




Chauve-souris

L’histoire, vaudevillesque, est simple mais compliquée par les quiproquos causés par des déguisements. Le titre en est un : de chauve-souris.  Deux joyeux fêtards, après un bal costumé, s’apprêtent péniblement à rentrer chez eux, au domicile conjugal à l’heure discrète entre chien et loup (de carnaval), où tous les chats sont gris. L’un d’eux, Duparquet, plus que gris et grivois, éméché qui ne veut vendre la mèche de ses plaisirs nocturnes, s’endort et l’autre, Gaillardin, pour lui faire une blague, ne le réveille pas : le grave et sérieux notaire et notable bien connu, qui rêvait d’incognito, est contraint de rentrer chez lui en plein jour dans son accoutrement ridicule guère anonyme de chauve-souris, au grand rire des passants. Il rêve de se venger du coup de la chauve-souris.
Il s’en donne l’occasion : Gaillardin, pour insulte à fonctionnaire, doit passer cinq jours en prison, et laisser au domicile sa femme Caroline, qui, en attente fiévreuse de son ancien amant Alfred, joue l’épouse éplorée. Il s’apprête mais Duparquet l’invite auparavant, à l’insu de sa femme, à la fête costumée du Prince Orlovski. Avant d’aller en prison, Gaillardin s’y rendra incognito, déguisé en marquis.  C’est la recette du vaudeville : tout le monde se retrouve en même temps où il ne faut pas, pour l’heure travesti. Adèle la soubrette, en grande dame, parée de la robe de sa maîtresse, moquant le faux marquis prétendant la connaître ; sa femme Caroline, avisée par Duparquet de la fugue de son frivole époux, déguisée en comtesse hongroise, le Directeur de la prison qui avait arrêté à domicile l’amant Alfred en le prenant pour le mari Gaillardin, qui fera la cour à sa femme sans la reconnaître. Pas de trouble-fête dans cette fête du champagne où chacun joue son double rôle. Puis tout le monde se retrouvera encore dans la prison où enfin les masques seront joyeusement levés.



RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Absente de Marseille depuis 1995, l’opérette viennoise revenait en fête et faste avec les forces conjuguées d’une coproduction entre de grandes maisons d’opéra (Bordeaux, Metz, Monte-Carlo, Toulouse, Wallonie). Enchantés et bien chanteurs, les chœurs (Emmanuel Trenque) et l’Orchestre Philharmonique étaient  sous la direction minutieuse de Jacques Lacombe, le Québécois aux multiples casquettes, Chef d’orchestre principal de l’Opéra de Bonn et Directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Trois-Rivières, Directeur musical du New Jersey Symphony Orchestra, également Directeur musical de la Philharmonie de Lorraine, déjà invité à l’Opéra de Marseille pour des spectacles remarqués, la création mondiale de Marius et Fanny avec Roberto Alagna et Angela Gheorghiu, Colombe avec Marie-Ange Todorovitch en 2007, sans oublier Le Cid de Massenet avec Alagna et Béatrice Uria-Monzon en 2011, réalisation qui eut une récompense internationale.

         L’action, située en 1900 par le vœu du metteur en scène Jean-Louis Grinda, et les magnifiques costumes de Danièle Barraud avec ces dames sans crinolines ni paniers mais robes déjà droites, coiffures d’époque surmontées d’aigrettes, le soulignent, par les couleurs des décors de Rudy Sabounghi, semblent cependant relever d’une esthétique encore Second Empire, verts et rouges sombres somptueux, violets des colonnes mêlés au brun, plutôt que d’un Art Nouveau néo-rococo lumineux et léger, mais heureusement, les modes entre les époques n’ont pas les frontières étanches de l’Histoire de l’Art et se fondent et confondent, dans une grande beauté ici, éclairée par ces belles suspensions de globes déjà électriques et des lumières chaudes avec des creux propices d’ombres (Laurent Castaingt). Le salon des Gaillardin du premier acte, tout tendu à l’excès de tissu vert à motif anglais de chasse, dit sans doute, par sa diffuse profusion, la surenchère anglophile prétentieuse des bourgeois de Pontoise et, par une ingénieuse scénographie, nous passerons au luxe du palais du Prince Orlofsky, avec son grand escalier et son salon salle de bal.


Excellente idée de fin et de salut : nous ravissant ou menaçant de recommencer tout le spectacle, l’intarissable et inénarrable geôlier (Jean-Philippe Corre), lors d’une longue scène comique bourrée de clins d’œil, en fait —c’est le mot— fait défiler tout le décor, à vue, autre magie du spectacle et honneur mérité aux magiciens, « les petits, les obscurs, les sans grade », les techniciens sans lesquels le spectacle n’aurait lieu. Et toute l’équipe est à citer de Carl Ghazarossian (Bidard), avocaillon, avocat, à vocation procédurière prolixe comme son air de liste de la tradition bouffe dont da Ponte et Mozart signent le chef-d’œuvre, « le Catalogue » de Leporello ; Julien Dran (Alfred), dandy donneur de sérénade, gandin aussi élégant dans son chant et sa mise que sa muse, rêvant de faire mumuse adultère avec elle, sortant ou entrant non de l’armoire mais par la fenêtre, chaussant sinon les pantoufles, la robe de chambre de l’époux dont il prend la place en prison ; une prison dont le Directeur, apparemment austère, campé avec drôlerie par Jean-François Vinciguerra, Tourillon du tour d’écrou qui se dévisse aux vices tolérés de la prétendue haute société pour tomber dans les chaînes amoureuses d’Adèle. Rustaud sinon rustique bourgeois de l’alors campagnarde Pontoise saisi par la débauche, Gaillardin, moteur sinon auteur de la première farce dont il sera le dindon pour la seconde, c’est Olivier Grand : trop tonitruant pour avoir le bon ton du beau monde, plus vrai que nature bâfreur et viveur d’une époque de bombance de classe, il a, dans sa grande voix —on a envie de dire grande gueule— un aigu rêche qui n’empêche, par là même où il pèche vocalement, de caractériser le noceur, le roué, sans doute enroué par l’abus de cigares. Duparquet, sa victime qui va lui rendre la monnaie de sa pièce en montant celle du bal où joueront la comédie travestie soubrette, épouse, est incarné par Alexandre Duhamel, belle voix, élégante dans sa conduite. C’est lui qui lance le magnifique ensemble vocal « Ô douceur d’être frères, d’être sœurs… », rêve idyllique, sans doute éthylique dans la griserie du champagne, d’une humanité où il n’y aurait que des fils d’Adam sur l’illusion d’un soir de fête où, au milieu des travestis carnavalesques, se mêlent en apparence les classes sociales, les aristos et les apaches, les french cancaneuses et les danseuses classiques, les comtesses lyriques et ce souvenir de chanteurs de beuglants, Aristide Bruant tel que fixé par la fameuse affiche du Chat noir par Toulouse-Lautrec, grande cape et grand chapeau noir, écharpe rouge autour du cou. Littéralement, la cellule de dégrisement, des utopies, sera celle de la prison où chacun se retrouve.


Côté dames, un quadrille de choix : Flora digne de bien des fleurs, Estelle Danière pousse aussi joliment le couplet qu’elle lève la jambe et joue la comédie, artiste complète. Avec beaucoup d’humour, costumée et moustachée en homme, Marie Gautrot est un affable et ineffable Prince Orlofsky généreux et splendide, plus slave que nature, neurasthénique, de tout blasé, biaisé en virilité par celui qu’on devine son méga mignon (ou vice versa), un colosse à la turque à la sauce tartare, entouré de cosaques, de casaques de hussards, qu’arborera à l’épaule, avec une élégance désinvolte la fausse Comtesse hongroise (Anne-Catherine Gillet ) qui, pour confirmer sa nationalité magyare mise en doute, à Paris, chante, comme signe d’identification (reconnu peut-être par Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa alors Ministre de l’Intérieur très exigeant sur les cartes d’identités), une czardas à la fois nostalgique, vaporeuse, voluptueuse puis d’une véloce ivresse presque désespérée : troublante. On découvre ici avec bonheur, dans la comédie, cette soprano habituée de rôles en général dramatiques et le début de l’œuvre lui donne l’occasion, patronne altière, de passer à la parodie, de l’épouse éplorée dont le mari part pour la prison, à la frétillante attente de l’amant, avec la même belle voix doucement fruitée. Mais, en logique festive, puisque nos fêtes de fin d’année sont un héritage des saturnales romaines du solstice d’hiver (le Dies Natalis Solis Invicti, ‘le jour de naissance du soleil invaincu’ était le 25 décembre) où, comme dans ce palais idéal d’Orlofsky les classes sociales étaient abolies, les esclaves devenant maîtres d’un jour, on finira par l’inversion des rôles, la soubrette devenue maîtresse en endossant sa robe, par Adèle donc,  puisque, avec la czardas, l’air emblématique de La Chauve-souris, est le sien, « Mein Herr Marquis… », ‘Mon cher Marquis…’ Au gaillard Gaillardin mari en goguette, grisé, déguisé en faux marquis qui croit la reconnaître, Adèle, la pimpante et souriante Jennifer Michel, soprano léger mais charnu, avec aisance, oppose la dérision de cette joyeuse valse semée de rires cascadants, de cocottes virtuoses virevoltantes, piquante et pétillante comme le champagne chanté par le chœur et l’on regrette qu’on lui ait sucré  le premier air du rôle, du premier acte, qui donne une dimension plus salée à cette servante bien digne de devenir maîtresse.


Si les textes parlés ne brillent pas par leur esprit, en revanche, certains des couplets chantés en français sont bien venus et même spirituels. Quant à la musique, dès la longue ouverture, on n’en peut discuter la qualité, le raffinement : suites de danses, polkas, galops, valses bien sûr mais semée des duos aux ensembles plus complexes, d’une grande qualité qui requièrent une distribution à cette échelle.

Les danses, réglées par Eugénie Andrin contribuent joliment au plaisir simplement joyeux d’un spectacle, cotillons, serpentins, une fête pour l’ouïe et les yeux.



Opéra de Marseille

29, 31 décembre 2016, 3, 5 et  8 janvier 2017

La Chauve-souris, de Johann Strauss


Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Direction musicale : Jacques LACOMBE

Mise en scène : Jean-Louis GRINDA. Scénographie Rudy SABOUNGHI.

Costumes : Danièle BARRAUD. Lumières : Laurent CASTAINGT.

Chorégraphie : Eugénie ANDRIN.


Distribution :

Caroline : Anne-Catherine GILLET ; Adèle : Jennifer MICHEL ; Orlofsky : Marie GAUTROT ; Flora :  Estelle DANIÈRE ; Gaillardin : Olivier GRAND ; Duparquet : Alexandre DUHAMEL ; Tourillon :  Jean-François VINCIGUERRA ; Alfred : Julien DRAN ; Bidard :  Carl GHAZAROSSIAN ; Yvan / Léopold :  Jean-Philippe CORRE.

Photos Christian Dresse :
1. Amant pris pour le mari (Vinciguerra, Dran, Gillet, Ghazarossian) ;
2. Avocat sans voix sermonné par Gallardin (Corre, Grand) ;
3. Prince féminin et duo de femmes (Gautrot, Danière, Michel) ;
4. Directeur de prison et geôlier enjôlés par Adèle (Vinciguerra, Michel, Ghazarossian) ;
5. Tutus contre jupons ;
6.  Photo de famille fêtarde. 






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