lundi, octobre 24, 2016

Humanité cruelle au prétexte de Dieu


Iphigénie en Tauride
Goethe, Jean-Pierre Vincent
Marseille,
Théâtre du Gymnase,
 14 octobre 2016
L’œuvre
« Apaise-t-on le ciel par des assassinats ? » C’est la question que pose Iphigénie, prêtresse de Diane préposée aux sacrifices humains, dans la version lyrique de Gluck (mai 1779, livret de N.-F. Gaillard) au roi Thoas de Tauride qui attend d’elle qu’elle exécute encore deux étrangers pour détourner de sa tête la colère divine. C’est un parfait résumé de la problématique déjà humaniste de l’Iphigénie en Tauride (414-412 A. J. C.) d’Euripide, un plaidoyer contre les sacrifices humains encore admis par les Grecs. L’auteur antique fait dire à son héroïne, sauvée pourtant par Diane du sacrifice en Aulide, mais révoltée en Tauride contre la déesse avide de sang humain :
« J'ai lieu de me plaindre des lois imposées par la déesse […] Les habitants de ce pays, habitués à verser le sang des hommes, ont rejeté sur les dieux leurs mœurs inhumaines, car je ne saurais croire qu'une divinité puisse faire le mal. »
Des hommes mauvais faisant des dieux cruels à leur image, alibi et prétexte de leur inhumaine cruauté. On se souvient de la boutade de Voltaire :
« Dieu fit les hommes à son image : on le lui a bien rendu. »
Mais l’Iphigénie antique rêve de dieux à sa douce image : bons et compatissants. Rêve pieux dont elle fait un inlassable militantisme généreux qui résonne encore aujourd’hui face à la barbarie qui nous assiège et à la terrible actualité d’un Dieu prétendument de bonté altéré de sang profane.
     Problème également débattu en ce Siècle des Lumières, aux aspirations généreuses, à travers le mythe d’Iphigénie : sacrifiée en Aulide à ses intérêts politiques par son père Agamemnon pour apaiser Diane et avoir des vents favorables contre Troie, sauvée in extremis par la déesse lui substituant dans un nuage opaque une biche (comme Abraham arrêté par un ange au moment où il allait sacrifier son fils à la demande de Dieu qui le remplace alors par un bouc), Iphigénie, sera elle-même contrainte de perpétuer, à son corps défendant, les sacrifices humains à Diane dans une Tauride barbare.
 Le mythe d’Iphigénie, remis en scène par le classicisme de Racine dans son Iphigénie en Aulide (1674), traduite en italien en 1707 à Venise par Pietro Riva, avec le pendant de l’Ifigenia in Tauris de Jacopo Martello en 1709, passant du théâtre parlé à l’opera seria, devient l’étendard des réformes lyriques de l’aube du néoclassicisme avec l’Ifigenia in Aulide du réformateur Apostolo Zeno, à Vienne en 1718. Les versions lyriques de la tragédie ne vont plus cesser jusqu’à la fin du siècle, dont une aussi de 1779 à Naples mise en musique par l’Espagnol Martín y Soler, futur triomphateur de Mozart à Vienne. Le Viennois Gluck, avait déjà refusé à Paris un premier livret français en 1776. Ainsi, lorsque Goethe donne son Iphigenie auf Tauris en avril 1779, la fille d’Agamemnon et Clytemnestre, sœur d’Électre et d’Oreste, Iphigénie est un sujet, un texte à la mode, prétexte esthétique et éthique aux réformes néoclassiques du théâtre —et des mœurs moralisatrices depuis Rousseau, à dix ans de la Révolution française.

RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Et pourtant, bien datée en son jeu et enjeux, cette pièce, si l’on excepte les généalogies mythiques qui, même bien précisées d’abord en voix off puis en texte, passent, hélas, au-dessus de la tête d’une grande partie du public aujourd’hui acculturé en la matière, n’a pas pris une ride. Gageure gagnée de Jean-Pierre Vincent ramant à contre-courant de la facilité culturelle, en général, du théâtre aujourd’hui. D’autant que, sans forcer la note, sa lecture nous en livre une modernité d’une terrible acuité actuelle.
Sur fond de pré verdoyant (ou de mer ondoyante ?) mais avec un horizon en plan incliné, un arbre découpé en silhouette symbolise le bois sacré ; une chaise paillée d’un bleu grec contemporain (?) ; à jardin, un rocher, la nature brute stylisée et, à cour, des éléments d’architecture antique, une colonne brisée, une ébauche d’hémicycle en trois degrés, et, presque centrale, une table, moins de la civilisation que de la brutalité barbare des hommes : un autel de sacrifice du temple de Diane (décor de Jean-Paul Chambas). Sobre scénographie aux lumières dramatiquement expressives, d’aube à nuit, jour doré, en passant par des crépuscules somptueux (Benjamin Nesme). Sur cette épure classique du lieu unique, la pureté d’un jeu à cinq où la parole, la rhétorique antique réassumée par Goethe, sera maîtresse, jamais parasitée par une gestique excessive.
     D’abord, en chiton blanc, tunique traditionnelle, écharpe suspendue par une fibule à l’épaule gauche, paraît Iphigénie (Cécile Garcia-Fogel), brune, cheveux courts, grand yeux : dans ses gestes, dans sa grâce, ses mouvements graciles, c’est une vive biche humaine en laquelle Diane la transforma pour la sauver du sacrifice à Aulis, et la douceur mélodieuse de sa voix, loin de la déclamation tragique, rend plus évidentes et terribles les choses qu’elle dit et dira. D’abord, l’inégalité entre hommes et femmes :
« Je ne querelle pas les dieux ; mais la condition des femmes est pitoyable. A la maison comme à la guerre, c’est l’homme qui règne. […] À lui la joie de posséder, à lui la couronne de la victoire ! »
Elle ne met pas, en apparence, les dieux en procès mais c’est déjà l’interpellation d’une révoltée qui ne se résigne pas à l’ordre immonde du monde. La clémence dont elle fait preuve en éludant les sacrifices rituels contre les étrangers, ayant même, par sa douceur, gagné l’amour du roi Thoas attendri dans sa rigueur et l’amoureuse affection de son conseiller Arcas, est une mission civilisatrice de la femme face à la sauvagerie de l’homme. Exilée comme autant d’autres aujourd’hui sur un rivage étranger, dans l’exil aussi d’une mission sacrificatrice qu’elle exècre, elle use de son pouvoir pour sauver des vies, mettant et misant la sienne dans l’utilité de l’action :
« Une vie inutile est une mort avant l’heure. »

Face au plaidoyer d’un Arcas aussi massif que tendre et délicat devant elle, dont la voix et l’attitude protectrice et respectueuse sont gagnées de cette douceur contagieuse (Thierry Paret), qui la rassure sur son utilité, elle rétorque par une maxime généreuse d’une grande âme toujours insatisfaite en sa mission : « ce qui a été fait » n’est rien en regard de ce qui reste à faire. Magnifique leçon humaine d’une frêle jeune femme face aux dieux injustes et aux hommes despotiques, grandeur d’une leçon en langage clair et voix toute simple, qui ressortit, cependant, à la rhétorique antique du sublime revenue en force, dans tous les arts, au Siècle des Lumières —qui a aussi ses ombres comme la misogynie de la lumineuse Flûte enchantée maçonnique d’un Mozart contemporain.
Affublé d’un manteau rouge, lesté d’un clinquant collier barbare sur un pourpoint noir, épée à la main, le roi Thoas, voix grave, noble et redoutable allure (Alain Rimoux), voit son élan, pourtant amoureux, brisé sur le roc fragile de l’inébranlable jeune fille. Posée sur le rocher comme un oiseau solitaire les ailes de ses bras autour de ses jambes, accroupie telle une pauvre petite fille apeurée, puis grandie sur le piédestal d’un degré, elle opposera à la volonté de mariage d’un roi absolu toutes les ressources de la mètis, la ruse, arme des faibles, déclinant alors son identité, déployant avec toutes les ressources de la rhétorique des affects, l’horreur irrémissible et rédhibitoire de sa généalogie impie et abominable de Tantale à Pélops, de Thyeste à Atrée, affrontée aux dieux puis confrontée en famille aux pires instincts meurtriers, festins cannibales de neveux servis en repas au père, et la malheureuse ignore encore le régicide d’Agamemnon son père par sa mère et le matricide de son frère Oreste. Une malédiction, dirait-on aujourd’hui, génétique. Non posée transparaît la question du libre arbitre : échappe-t-on au déterminisme familial (des gènes), social (prêtresse sacrificatrice), ethnique ( Grecque en Tauride) ?
     On comprend, à cette longue tirade sur la monstruosité des hommes, débitée d’une si douce voix par l’actrice, que Freud ait découvert, dans la tragédie grecque, où les pires horreurs sont dites et jamais montrées, jamais commises, le pouvoir libérateur de la verbalisation, de la parole humaine : la parole sur le crime et non la répétition de l’acte meurtrier.
Une dynastie qui a fait du fratricide une tradition familiale, dira plaisamment le blond, juvénile, fringant et chaleureux Pylade (Pierre-François Garel), manteau XVIIIe siècle (costumes, Patrice Cauchetier) à un Oreste sombre, mal rasé, hirsute (Vincent Dissez), détruit par son crime contre sa mère, couverture ou reste d’exomide, manteau grec loqueteux sur le dos, tel un émigré naufragé des temps modernes. Le fidèle Pylade aura beau réconforter le frère d’Iphigénie au nom de leur amitié-amour entre hommes à la grecque, prodiguer les sages paroles apaisantes (« On hérite la bonté de ses parents, non de leur malédiction »), l’homme fatal poursuivi par les impitoyables Érinyes poursuit son inlassable cauchemar culpabilisant qui fait frémir certains spectateurs, mais dont l’inculture mythologique du public s’amuse, d’autant que son élocution outrée, causée par le délire, est la seule qui déroge à la noble simplicité des autres personnages raisonnables et raisonneurs. Le couple, dont le contraste est bien mis en valeur apporte un élément presque humoristique au spectacle, Pylade lumineusement persuasif et Oreste hystérique, forcé à l’excès par les Furies.
     On admire la fluidité des entrées et sorties des personnages avant et après la rencontre, le conflit se nouant sur le refus du mariage par Iphigénie et le refus du roi humilié de poursuivre la trêve dans les sacrifices, la renvoyant à son devoir de prêtresse de sacrifier les deux étrangers, dont le suspense lui fait ignorer l’identité que nous connaissons.
Aristote considérait que le passage d’Euripide où Iphigénie découvre enfin l’identité de son frère au moment où elle va le sacrifier était la plus belle scène de reconnaissance du théâtre grec. Chez Goethe, elle sera étalée, donnant lieu à d’autres péripéties, dont la tentative d’évasion des trois Grecs. Mais le Siècle des Lumières, comme dans l’opera seria n’aime que le lieto fine, le happy end. Thoas, sans doute civilisé par la femme douce qui le traite en père sinon en époux, entrant dans la lignée du despote éclairé, de ce « Turc généreux » de tant d’autres pièces ou opéras, aura la générosité de laisser partir, avec la femme qu’il aime, les deux amis grecs qui, au terme d’une sorte de mission commando en terre ennemie, rapporter à Mycène le vivant trophée qui arrête enfin la malédiction divine sur des hommes libres rendus à la terre, sainement émancipés des liaisons dangereuses avec les puissants :
     « La race des mortels est trop faible pour supporter sans danger la fréquentation des dieux. »
Belle leçon encore, politique maintenant,  de cette si belle Iphigénie.
Marseille, Théâtre du Gymnase
14 octobre
Iphigénie en Tauride de Goethe
Texte français de Bernard Chartreux et Eberhard Spreng ;
Mise en scène : Jean-Pierre Vincent
Dramaturgie : Bernard Chartreux ;
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie : Frédérique Plain, Léa Chanceaulme ;
Décor : Jean-Paul Chambas ; collaboratrice décor : Carole Metzner ;
Lumières : Benjamin Nesme ;
Costumes :  Patrice Cauchetier ;
Maquillages : Suzanne Pisteur ;
Son :  Benjamin Furbacco
Avec
Iphigénie : Cécile Garcia-Fogel ; Oreste : Vincent Dissez ; Pylade : Pierre-François Garel ; Arcas : Thierry Paret ; Thoas : Alain Rimoux.

Photos  : Raphaël Arnaud 
1. Arcas, Iphigénie ; 
2. Iphigénie et Pylade ;
3. Thoas, Iphigénie, Oreste.

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