jeudi, octobre 20, 2016

OMBRE ET LUMIÈRE D'URIA-MONZON



SOL Y SOMBRA

Opéra Grand Avignon

8 octobre 
Béatrice Uria-Monzon


         Ombre et soleil de l’Espagne dans la voix de Béatrice Uria-Monzon et la complicité d’un trio remarquable, piano (Jean-Marc Bouget), violon (Christophe Guiot), violoncelle (Jean Ferry), brodant, tissant une somptueuse mantille musicale autour d’elle. Tout un programme de musique espagnole car, à part la « Chanson bohème », la séguedille de Carmen, musique de Bizet mais rythme typiquement hispanique, la habanera du même opéra qui ouvrait le concert de la plus grande Carmen de sa génération, est un emprunt que fit le compositeur à l’Espagnol Sebastián Iradier, auteur de la célébrissime Paloma, en reprenant, pratiquement in extenso, son duo humoristique et sensuel El arreglito.


Comme on tire un rideau pour découvrir un tableau ou la scène, le trio ouvre littéralement le concert par l’ouverture de Carmen adaptée à leurs instruments : elle paraît, dans une robe rouge exaltant son teint de brune, et, comme dans un concert rock ou jazz, ou même autrefois dans les opéras en Italie, le public, irrespectueux pour ces beaux musiciens en pleine musique, applaudit la star.

Elle se lance dans la « Habanera », son début, et sa fin, son bis, même couplé malicieusement et « sororalement » avec « La gitana » de José Serrano, gitane de zarzuela, sera la séguedille de cette même Carmen : comme une identité lyrique et scénique revendiquée, assumée, mais manière subtile, me semble-t-il, d’enclore et dignifier ce concert espagnol sous les auspices de Bizet dont la Carmen, pour française qu’elle soit, n’existerait pas non seulement par le sujet, mais par la musique espagnole à laquelle elle doit son inspiration dans nombre de pages des plus expressives, non seulement habanera et séguedille mais aussi le magnifique prélude du dernier acte, génialement puisé dans un polo du fameux Manuel García (1775-1832), père de la Malibran et de Pauline Viardot, chanteur, interprète et collaborateur de Rossini, compositeur de quarante opéras, qui fixe déjà les couleurs de la musique espagnole dans des tonadillas et un grand nombre de chansons fort fréquentées dans une France férue d’Espagne depuis le romantisme et le règne de l’impératrice espagnole Eugénie de Montijo.

Il y a quelque chose d’émouvant à sentir cette grande Carmen franco-espagnole, plonger en Espagne, approfondir dans ce concert ses racines espagnoles, paternelles. Comme une introspection ? On dit, d’étrange façon, langue « maternelle », de ‘la mère’, pour la langue de la « patrie » qui serait le ‘pays du père’. Ici, Béatrice, avec je dirai respect, et beaucoup de pudeur, entre dans ce répertoire de la culture paternelle qu’elle fait sien par droit sinon du sol, du sang, quand le talent suffit à légitimer le choix d’un grand interprète. Mais, on pardonnera la réception forcément subjective de ce concert, je trouve, dans ce vaste programme, comme une exploration personnelle, sensible, sans doute assez secrète mais qu’elle nous fait partager un peu, de la chanteuse qui s’inscrit aussi dans la lignée des grandes cantatrices espagnoles familières de ce répertoire. Elle ne fait pas non plus que chanter : quand ses partenaires jouent, ensemble ou en solistes vraiment merveilleux, elle ne quitte pas la scène, elle vit avec eux leur musique, sa musique. Qu’elle servira     avec la même dignité que sa Carmen, sans faire de l’Espagne une espagnolade, loin des redoutables interprétations ultra coloristes de notre couleur locale.

Du grand compositeur pianiste Enrique Granados (1867-1916), mort tragiquement en mer de retour de la création triomphale à New-York de son opéra Goyescas tiré de sa fameuse suite pianistique inspirée des tableaux de Goya, elle nous offrira quelques Tonadillas, encore d’inspiration XVIIIe siècle. Elles prennent source et nom de ces innombrables saynètes satiriques très brèves, de vrais trésors, mêlant chant et danse typiques et texte, mettant en scène en général une piquante maja, élégante du peuple de Madrid, se jouant malicieusement des majos galants et des petits-maîtres sophistiqués à la française, époque encore joyeuse du Siècle des Lumières peinte par Goya dans ses lumineux et humoristiques cartons de tapisseries. De la collection de Tonadillas (1910), mais réduites à des airs, seules trois d’entre elles gardent l’esprit badin original : « El tra-la-la y punteado », « El majo tímido » et  « El majo discreto », que Béatrice Uria-Monzon chante avec la grâce primesautière et la légèreté qu’il convient : solaire. Les trois Majas dolorosas, tout en s’inspirant toujours de l’univers des majos de Goya, sont un basculement nocturne qui est déjà celui de l’opéra Goyescas, d’un néoromantisme morbide avec la mort inacceptable en rendez-vous et le lancinant souvenir du bonheur perdu : ombre et deuil. La grande voix de la chanteuse se déploie sur deux pleines octaves d’un grave extrême (fa) à l’aigu déchirant de douleur avec le sens dramatique qu’on lui connaît, la beauté pianistique égrenant, perlant de larmes, déroulant le voile noir de la mélancolie (« De aquel majo amante… »). Grâce mélancolique encore que la fameuse pièce « La maja y el ruiseñor », poétiques confidences amoureuses que la belle à son balcon ou sa reja, sa fenêtre grillée, en l’absence de l’amant, adresse au rossignol qui s’ébroue dans les feuilles, dont les doigts délicats de Jean-Marc Bouget font sentir le bruissement, farfouillis feutré de feuillage, les battements d’ailes des trilles battus de l’oiseau fondus enfin dans le silence rêveur de la nuit.


Avec Manuel de Falla (1876-1946) et ses Siete canciones populares, la musique espagnole folklorique fixée déjà grâce aux Tonadillas escénicas du XVIIIe siècle, à Manuel García, répertoriée, codifiée, dans sa vaste variété par Felipe Pedrell à la fin du XIXe, retrouve dans ces chansons des racines authentiques du peuple, rythme, couleur et textes poétiques, dans la traditionnelle inspiration populaire de la musique savante. Écrites sur des coplas, quatrains octosyllabiques assonancés aux vers pairs, héritage du romancero, sur lesquels s’est bâti pratiquement tout le folklore hispanique, de la Péninsule à l’Amérique latine, c’est un parcours musical synthétique de l’Espagne, qu’on réduit abusivement à l’Andalousie. Deux des trois chansons choisies par la chanteuse viennent du sud : « El paño moruno », réécriture d’un thème populaire andalou, cruelle métaphore de la femme déshonorée, avec un piano virtuose ostinato imitant le rasgueado et le punteado de la guitare, arpégé et pointé du flamenco, et la « Seguidilla murciana », véloce séguedille de Murcie, implacable rythmique à l’impeccable rendu dans ses triolets et mélismes. La « Jota » a l’arrogance drue et drôle de l’Aragon. Mais c’est à la voix tendre du violoncelle émouvant de Jean Ferry qu’est dévolue la cantilène mélancolique de l’«Asturiana», d’une région à la musique plus mélodique que rythmique, où les nets contours ibériques se teintent de brume celte jusqu’au Portugal, et Falla fait passer en finesse l’évocation bleutée de la gaita, la cornemuse du nord-ouest de l’Espagne, horizon vaporeux de nostalgie. En vif contraste, la célèbre « Danse du feu » de l’Amour sorcier est un grand moment instrumental qui transporte et soulève le public avec ces derniers accords  tranchés, inexorables comme des arrêts du destin.

Jesús Guridi (1886-1961), prolifique compositeur proche de Vincent d’Indy, Basque, est présent dans ce panorama péninsulaire par trois des Seis canciones castellanas (1939) : sécheresse rythmique héroïque avec une montée par demi-tons de « Llámale con el pañuelo » ; « ¿Cómo quieres que adivine ? », sorte de joyeuse dynamique séguedille castillane et, en contraste de rythme et couleur, « No quiero tus avellanas », climat mystérieux avec la transparence cruelle, comme l’eau de la fontaine, de la lucidité sur la fugacité des serments d’amour, beau phrasé d’une voix planant lentement, largement, suspendue sur la pudeur contenue du chagrin.

La seconde partie s’ouvrait somptueusement avec le premier mouvement du Trio N°2 en si mineur, opus 76 de Joaquín Turina (1882-1949), qui mérite d’être entendu en entier. Côté vocal, Turina, intégrant les mélismes du flamenco stylisé, illustre la grande mélodie de salon, très lyrique, comme en témoigne son Poema en forma de canciones, aux coplas du poète savant Campoamor qui mériteraient d’être qualifiées de populaires tant il retrouve la sève du peuple. Uria-Monzon en interprète quatre toujours dans un subtil alliage et contraste de couleurs, de rythmes et de tempi, dont les virtuoses « Cantares » aux sauts périlleux, à la tessiture tendue, et aux vocalises flamencas qui doivent beaucoup au Baroque, ou le contraire.

Fernando Obradors (1897-1945) est un autre de ces compositeurs sous la chape franquiste qui, coupés de la musique moderne européenne honnie par le fascisme, non exilés comme Falla, soit cultivent la veine andalousiste fomentée par le régime comme Turina, soit se tournent comme Rodrigo vers le passé idéalisé, idéologie officielle d’une Espagne en son sommet du Siècle d’Or. Ses Canciones clásicas españolas (1941) sont, en gros, des coplas du véritable trésor que sont aussi les villancicos, ‘villanelles’ populaires des XVIe et XVIIe siècles dont texte et musique se sont transmis oralement  et par les Cancioneros jusqu’à leur captation par Pedrell. Il est vrai qu’avec une touche respectueuse, Obradors les harmonise et en fait de petits joyaux lyriques et poétiques et Béatrice les sert avec une délicatesse vocale souriante (« Aquel sombrero… »), rêveuse (« Con amores, la mi madre… »), ou irisée de rêverie sensuelle (« Del cabello más sutil… »), mais il y a aussi l’humour du fameux « Vito » (XVIIIe siècle), la virtuosité flamenquiste des « Coplas de Curro Dulce » (XIXe). Quant à la délicieuse vignette orientalisante des « Tres morillas de Jaén », il faut rendre hommage alors au traditionalisme espagnol puisque texte et musique en sont attestés au XVe siècle, à la fin de la Reconquista, et cette forme poétique, un zéjel, un tristique monorrime (couplet  aux rimes par trois, une autre rime sur une note servant le retour du refrain) remonte au IXe siècle et l’on en connaît même l’auteur, le Ciego de Cabra, ‘l’Aveugle de Cabra’ !

Du compositeur Edouard Toldrá (1895-1962), puissant animateur de la vie musicale à Barcelone, auteur de nombre de mélodies en catalan, il appartiendra, dans un équitable partage des instruments solistes, au violon ailé de Christophe Guiot de nous faire découvrir et goûter son Cuaderno.

Enfin, on apprécie que Béatrice Uria-Monzon avec charme, humour, serve la verve et la veine de la zarzuela, répertoire d’une immense variété lyrique, avec les irrésistibles carceleras de Las hijas del Zebedeo de Chapí, et la liberté de l’air de Paloma de Barbieri, très grands compositeurs dont la gloire est si grande pour les Espagnols qu’on se passe de leurs prénoms. Et on rêve de la voir, de l’entendre, arrachée un peu aux grands rôles tragiques seyant à l’ombre de sa voix, rendue au soyeux soleil d’une Carmen espagnole sans tragédie : dans la joyeuse zarzuela.


Bref, oui, il aurait fallu être plus long pour rendre mieux compte de ce riche et ambitieux récital auquel on sait gré de l’image musicale d’une vraie Espagne sans caricature, par une chanteuse habituée des grandes scènes mais qui fait scène unique de chacune des mélodies : toujours différente et égale à elle-même.

         Un concert très équilibré, la Diva la moins diva qui soit ne tirant pas toute la couverture à soi mais laissant largement le champ, le chant dira-t-on, aux voix du violoncelle, du violon et du piano, tous merveilleusement chantants.

Sol y sombra
Opéra Grand Avignon
8 octobre

Béatrice Uria-Monzon, mezzo-soprano ;
Christophe Guiot, violon ;
Jean Ferry, violoncelle ;
Jean-Marc Bouget, piano,
de l’Opéra National de Paris

Bizet, Granados, de Falla, Guridi, Turina, Obradors, Toldrá, Chapí, Barbieri.


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