mercredi, mars 19, 2008

L’ENFANT ET LES SORTILÈGES

HUMAINE CRUAUTÉ
L’ENFANT ET LES SORTILÈGES
Fantaisie lyrique en deux parties, livret de Colette, musique de Maurice Ravel Opéra de Marseille/théâtre du Gymnase

Œuvre de la guerre

1916 : la Grande Guerre fait rage. On meurt sur le front, on s’amuse toujours à l’arrière. Le Directeur de l’Opéra de Paris demande à Colette un livret de ballet et en commande la musique à Maurice Ravel, artistes tous deux célèbres. Mariée avec Henry de Jouvenel, l‘écrivaine a une fille de trois ans : Divertissement pour ma fille sera le premier titre de cet argument…qui ne figure pas dans ses œuvres complètes, si le texte est bien publié sous le nom de l’Enfant et les sortilèges par l’éditeur de musique Durand en 1925, année de la création à Monte-Carlo. Dans la seule correspondance tardive échangée entre le musicien et la femme de lettres, qui en avait oublié son livret, le compositeur explique par la guerre, où il partit, le long délai de sa composition et suggère des modifications. On ne connaît rien de plus sur la genèse du texte, passé de mince livret de danse à dense et poétique « Fantaisie lyrique ».
Colette, la solaire et Ravel l’ombrageux ne se fréquentaient pas, mais s’accordent, dans cet ouvrage de près d’une heure, sur un même amour pour leur mère, lumineuse présence dans l’œuvre de l’écrivaine, ombre douloureuse et tendre pour le musicien nourri des airs espagnols de la sienne dont il ne surmonte pas la mort. Tous deux partagent aussi un regard attendri et lucide sur l’enfance (Ravel a écrit Ma Mère l’Oye, évocation au piano des contes de Perrault) et un fort attachement aux animaux, une passion pour les chats en particulier : le compositeur avait créé en 1906 son célèbre cycle de mélodies, Les Histoires Naturelles, sur des textes de Jules Renard et la romancière avait déjà à son actif ses Dialogue de bêtes (1905), son premier livre signé de son nom, augmenté en Sept dialogues de bêtes (1907). Et Colette, l’année même de ce livret, en pleine guerre, publie La paix chez les bêtes (1916), leçon d’humanité de nos frères animaux aux « deux-pattes » inhumains, les hommes, suivi de Les Enfants dans les ruines (1917).
Je crois qu’il faut dire ce contexte, qu’on oublie, pour comprendre les ambiguïtés d’une œuvre assez noire qu’un certain infantilisme réduit souvent à un enfantillage rose et merveilleux. Malgré une mère plutôt répressive, un enfant rebelle, révolté contre les devoirs, plus que paresseux vraiment méchant, saccage meubles (horloge, fauteuils), objets (tapisserie, théière Wegwood, tasse en porcelaine), persécute animaux (pauvre écureuil en cage), chat, grenouilles, oiseaux, insectes, blesse les plantes et les arbres : tous s’insurgeront contre lui dans une violence vindicative et cauchemardesque dont l’écureuil fait les frais avant qu’un seul geste de pitié de l’enfant et un appel à sa mère ne l’absolvent et sauvent. Sombre vision de l’instinct humain racheté in extremis plus que vert paradis d’innocence enfantine…

La réalisation
De cette œuvre à la complexe et riche orchestration, le pianiste et compositeur Didier Puntos, auteur d’un significatif opéra L’Enfant dans l’ombre (2003), avait tiré en 1989, pour l’Atelier d’interprétation vocale de l’Opéra National de Lyon, une version réduite pour piano à quatre mains (qu’il tient ici avec Frédéric Jouannais), diverses flûtes (ici José Daniel-Castellon) et un violoncelle (tenu par Valérie Dulac) qui réussit l’exploit de respecter les subtiles harmonies ravéliennes, transcrivant, par cette épure, des couleurs essentielles du tissu instrumental original.
On retrouve avec bonheur toute la palette stylistique musicale déployée avec science et humour par Ravel : récitatif de la Mère, duo galant Fauteuil/Bergère, ragtime Théière/Tasse chinoise câline nuit de Chine, débit mécanique de l’Arithmétique, modalismes médiévalisants de la Princesse, valse viennoise de la Libellule, des nuances subtiles de voix et tout le jeu de sonorités expressives, feulements filés de félins rossiniens, frémissements, frôlements feutrés de feuilles, coassements cocasses de grenouilles rappelant Platée de Rameau.
Après la reprise d’Angers, Nantes et Rennes de 2006, mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser, cette production nous arrive dans sa sombre fraîcheur.
Un rude rideau de scène gris métallique percé d’une fenêtre de prison : l’enfant, cheveux roux, ras, menu minois renfrogné. Il se lève sur la pénombre d’un monde déglingué : cheminée de guingois, dégoulinante, tapisserie lacérée telle une menace pendante, pendule, fauteuils, et un cheval planant de manège et de malaise surplombant le tout, dans des lumières irréelles, angoissantes parfois (Christophe Forey). Les costumes (Patrice Caurier) sont beaux, adaptés aux personnages, vieillard du fauteuil emmitouflé, bergère/bergerette XVIII e siècle, déshabillé coquin de la Tasse chinoise très Loulou de Pabst, et lumineuse robe abat-jour plissée pour la Princesse. Dans la deuxième partie supposée au jardin, issus de la nuit les personnages, mondains élégants, représentants des animaux, à part les Chats et aux lunettes et gants verts pour la Rainette près, ne sont guère identifiables et nuisent à la compréhension par un jeune public déconcerté et frustré de ne pas reconnaître la Chouette annoncée, ni l’Écureuil, ni la Libellule, le symbolisme des branches pour les Arbres étant plus parlant sinon chantant.

L’interprétation
Quelque vingt rôles sont distribués entre un octuor de jeunes chanteurs, certains de l’initiale distribution, plus ou moins brefs mais aucun vraiment facile, le chant sollicitant des tessitures extrêmes du grave ou de l’aigu. En Enfant hargneux, teigneux, Gaële Le Roi arbore une mince silhouette assortie d’une limpide voix tenue, têtue, à l’impeccable diction, effeuillant enfin tendrement « Toi, le cœur de la rose ». En Mère sévère, Tasse chinoise aguicheuse, chuintante chatoyante, chichiteuse sensuellement, toute en jambes, jarretelles et soieries, Libellule grave épinglée, Lucie Roche (ancienne du CNIPAL) déploie l'étoffe d'un grave grondeur, puis voluptueux, satiné, mordoré. Révélation lyrique de l’année, Thomas Dolié (autre ancien du CNIPAL) est un Fauteuil feutré, calfeutré dans la chaleur de son large baryton dont il s’emmitoufle et un Arbre plaintif noblement blessé. Tour à tour Bergère, Pâtre, Écureuil, Sandrine Sutter fait une Chatte très chatte en chaleur et ronronnant duo érotique avec le chat très chaud de Simon Jaunin, par ailleurs Horloge démantibulée d’aigus déments comme Jean-Louis Meunier, le ténor de la Théière fêlée de fa, glapissante et glissante Grenouille et angoissante Arithmétique grimpée sur des aigus vertigineux d’insolubles problèmes. Gazouillante Pastourelle, Chouette et Rossignol rivalisant avec la flûte, Kareen Durand est le Feu fait flammèches de folles vocalises étincelantes. Avant d’être l’oiseau de l’ombre, la Chouette, Katia Velletaz illumine la nuit de son timbre, éclose dans sa corolle de lumière de sa robe de Princesse.
Avec ces chanteurs, musiciens et pianistes duels, on applaudit à quatre mains ce spectacle plus fantastique que fantaisiste et enfantin, plus cauchemardesque que féerique. Mais on regrette des surtitrages qui auraient un peu éclairci un sujet et un texte difficilement intelligibles, abandonnant les enfants désabusés sur ses bords.

15 mars 2008

Photos Vincent Jacques, légendes, B. P. :
1. L'Enfant en cage ;
2. Vengeance du Chat ;
3. Chats très chauds ;
4. Lumineuse Princesse.


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