mardi, juin 05, 2012

TOSCA


Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica,
d’après la pièce de Victorien Sardou,
 musique de Giacomo Puccini
L’œuvre
Puccini ouvre le XX e siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900, évoquant les tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville, où les monarchistes réactionnaires, ignorant encore la victoire de Bonaparte à Marengo, alors porteur des idéaux de la révolution française, célèbrent à Rome leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang, l’année précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples par la restauration royaliste appuyée par l’Autriche. L’ancien consul de l’éphémère République romaine, Angelotti, évadé du château Saint-Ange, trouve un premier refuge dans l’église de Sant’ Andrea della Valle auprès de Mario Cavaradossi, peintre voltairien, libéral, amant de Floria Tosca, cantatrice célèbre et jalouse. Cette dernière est vainement désirée par le baron Scarpia, impitoyable chef de la police d’état, sorte de machiavélique Fouchet romain. Jouant sadiquement de la torture physique de l’amant et morale de l’amante, Scarpia réussira à anéantir les deux amis républicains et les amants vivant d’art et d’amour, même après son assassinat par la cantatrice.
Le livret de Giacosa et Illica, d’une remarquable concision, est tiré d’un drame (1887) de Victorien Sardou, célèbre dramaturge en son temps, qui aura l’élégance de reconnaître l’opéra supérieur à pièce, pourtant triomphalement défendue par Sarah Bernhardt dans le monde entier. L’histoire lui donne raison : on joue partout l’opéra qui, seul, nous rappelle son drame, irreprésentable aujourd’hui.
D’art et d’amour
À bien lire le texte, je l’ai déjà dit, j’y retrouve avec plaisir un culte voluptueux de la beauté : Tosca est belle selon son amant, « trop belle  et trop aimante» selon Scarpia. Mario médite sur la mystérieuse harmonie entre les beautés diverses fondues par l’art, celle de la mystérieuse femme blonde aux yeux d’azur qui prie, qu’il prend pour modèle de sa Madeleine, déchaînant les foudres jalouses de sa maîtresse, et celle de la brune Floria aux yeux noirs. À l’heure de sa mort, le peintre n’a pas de pensée pour Dieu ni la Vierge, mais pour sa maîtresse dont il évoque voluptueusement «les belles formes » qu’il dépouille de ses voiles. Mario est beau selon Tosca et même Scarpia. Il n’est pas jusqu’à la Madeleine peinte  qui ne soit « trop belle », selon la jalouse et sommaire diva, qui prodigue conseils avisés de scène à Mario pour ce qu’elle croit un beau simulacre artistique d’exécution. Tosca sait exalter le charme bucolique et sensuel de leur nid amoureux, et les deux amants artistes rêvent de répandre « les couleurs » et l’amour sur le monde : l’art et l’amour en somme dont la pieuse cantatrice a chanté le vécu en s’adressant à un Dieu incompréhensible qui la récompense mal à l’heure des douleurs. Si les douceurs de certains passages musicaux du terrible Scarpia le sauvent aux ouïes de la metteur en scène musicienne, on concédera à Nadine Duffaut qu’à nos yeux, c’est son sens de la beauté qui le rédime un peu, même si le sens du Beau n’est pas forcément celui, platonicien, du Bon et du Vrai. Scarpia exprime, sinon une éthique, une esthétique sadienne du Mal : la conquête violente et non la séduction est son art, l’amant passé par les armes et l’amante en larmes dans son lit, est pour lui jouissance double, trouble. Bref d’un côté un art et un amour simples comme les deux tourtereaux, et un amour de l’art du mal chez Scarpia, le plus complexe des personnages.
Réalisation
Malgré la modernisation à la mode (qui dure depuis 50 ans déjà…) de l’action, toujours problématique et pas toujours pertinente, on avait aimé celle, toujours intelligente de finesse et de densité culturelle, de Nadine Duffaut à Orange, en juillet 2010 (voir ce blog, 27 juil. 2010). Ici, elle s’en tient à la stricte époque historique : mobilier, beaux costumes d’époque (Gérard Audier) à la palette brune et jaunes havane, sauf les taches rouges des robes des enfants de chœur lors du Te Deum, somptueuses robes entre Directoire et Empire pour Tosca, lisse satin des culottes et reptilienne veste grise ou mordorée pour Scarpia dans les lumières diffuses, d’un sombre éclat, de Philippe Grosperrin

.
La scénographie et les éléments de décor (Emmanuelle Favre
 ) sont à la fois sobres mais parlants avec un minimum de signes, littéralement significatifs. Deux immenses praticables à cour et jardin, panneaux des cintres au plateau, en une sorte de marbre gris sombre ou de pierre de lave que l’on voit dans certaines églises italiennes du baroque tardif du XVIIIe siècle, enserrant quelques degrés : montée vers l’autel à l’acte I, ou vers la sorte de scène d’apothéose ou autel du martyre de la diva et d’expiation de Scarpia du II, resserrés ou étranglés d’angoissante façon au III dans la forteresse mortifère de Sant’Angelo. En facteur commun, au milieu, la Madeleine de trois quarts peinte par Mario, mains jointes avec un regard compatissant vers le monde d’en bas : avec des ailes symétriquement déployées dans les panneaux latéraux resserrés, elle devient à la fin l’ange, de la libération ou de la mort, du Château Saint-Ange, avant l’envolée de la cantatrice se jetant du haut de la tour. La pile d’eau bénite de l’église du I devient pure fontaine du III où le petit berger, ici petite fille à la cruche dans une innocence à la Greuze, viendra chercher de l’eau, où Floria se lavera les mains du sang de Scarpia. En transparence dans le I, la Madeleine obsédante laisse entrevoir, en une image terrible, le pape officiant le Te Deum de la victoire, bénir le sinistre Scarpia comme l’un de ses successeurs bénira les bombes de Mussolini pour les premiers bombardements civils de l’Histoire inaugurés en Espagne. 
Cette transparence permet aussi de juxtaposer dramatiquement le monde frivole de la fête fastueuse de la cantate et celui du Palazzo Farnèse devenu spectaculaire salle de torture : Scarpia, comme au théâtre ou au concert, repasse son élégante jaquette pour assister, en homme du monde, à la torture de Mario. Face à cette brutalité du monde du pouvoir (le sbire écrasant les fleurs de Floria à la Madone), on reconnaît la patte, toute douce de Nadine Duffaut, sa sensibilité envers les faibles, confrontés aux puissants, les enfants malmenés, l’un par le sacristain, l’autre par le prêtre et la délicate petite fille de la fin, messagère d’espoir pour Mario.
On goûte cet art de faire exister dramatiquement des objets, tel le stylet, en général accessoire comme impromptu du II, ici déjà signalé par Scarpia qui le plante sur son bureau, qui en menace Mario puis Tosca avant que celle-ci, s’en emparant, aille non par accident mais par préméditation, le planter dans le cœur du sadique baron (on se souvient de Micaela, instigatrice de l’assassinat de Carmen par don José dans sa version d’Orange). Mais, surtout, la travail d’acteurs, de jeu en contrepoint, est notable.
Interprétation
Ainsi, même les comparses, sont admirablement typés : un sacristain bigot et bougon remarquable (Lionel Peintre ), un Spoletta (Vincent Ordonneau) reptilien et cagot, mains jointes en dévotion pendant la torture, le regard sadiquement rivé sur Tosca éperdue du martyre subi par son amant, et justesse des autres silhouettes, Jean-Marie Delpas  (Sciarrone), le geôlier entre compassion et indifférence de Xavier Seince et la jolie figure naïve et tendre, à la fraîche voix, de Loreline Mione dans le rôle du petit pâtre invisible, devenu visible et frémissante petite fille-fleur fragile.
En baron Scarpia, le personnage le plus complexe de ce drame, Seng Youn Ko est impressionnant d’envergure vocale, baryton tonique et tonnant, voix de foudre aux aigus acérés comme des éclairs, terrifiant de noirceur dans son premier air de calculateur machiavélique, d’un cynisme insolent dans le second sur le plaisir de la conquête violente, avec des langueurs libidineuses quand il sent Tosca prête à céder. Face à lui, colosse à la voix d’airain mais aux pieds d’argile pour le jeu, superbe machine à chanter qui devrait s’humaniser, le Mario de Ricardo Massi, s’il fait le poids physique et vocal, volume d’heldentenor lumineux, avec un « la »  et un "ut" d’une puissance victorieuse, ne le fait guère scéniquement, empêtré apparemment par son corps.
Et encore moins face à l’irrésistible Floria Tosca de Béatrice Uria-Monzon, présence scénique éblouissante dans sa jupe constellée d’azur puis souveraine scénique dans une impériale robe, couronnée d’un diadème de rubis passionnés, aussi juste dans le geste, toujours élégant et significatif, que dans l’expression mobile, sans grossissement, d’un visage, d’un regard, qui appellent le détail intime de la caméra et du grand écran : une grande actrice. Comme celui de Mario, tout d’une pièce et guère évolutif, le rôle de Tosca n’est guère profond psychologiquement, d’une passion un peu sommaire et mécanique. Cependant, en complicité avec la metteur en scène, Uria-Monzon fait de ce personnage trop simple une vraie personne sombrant brusquement de la scène de la comédie à celle de la tragédie, menée par les événements : coquette, capricieuse, primesautière, badine, mutine dans le I plus qu’impérieuse, ravageuse et jalouse diva, méprisante, haletante de douleur dans le II, haussée à l’archétype héroïque de libertaire tyrannicide dans le III. Évolution sensible même de la gestique galante du début au geste grandiose de la fin. Mais, la grande actrice, la cause est entendue, était attendue en cantatrice dans cette prise de rôle hardie qui marquait un passage de sa tessiture de velours sombre de mezzo vers l’éclat satiné d’un soprano dramatique aigu. En fait, à bien écouter sa voix depuis qu’on la connaît, Uria-Monzon est un soprano Falcon, c’est-à-dire un soprano dramatique au grave et médium corsés avec un aigu héroïque et vaillant. Et l’on reconnaît ici, malgré les appréhensions, la réussite convaincante dans ce rôle : aigus aisés d’une belle couleur, assis sur toute la solidité d’une voix maîtrisée par une technique sans faille, avec la vibration émotionnelle de prise de risque et de  rôle. Un succès indubitable.
La baguette précise d’Alain Guingal, à la tête de l’Orchestre Lyrique de Région Avignon-Provence au mieux (belle clarinette),
 dirigeait et dessinait sans flou le flot cette musique sensuelle jaillissante, aux harmonies changeantes avec vivacité, qui se prête facilement aux débordements passionnels pléonastiques et, dans un mouvement de foule risqué pour l’homogénéité, maintenait sous contrôle les chœurs et Maîtrise de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Une réussite sans ombre.
Tosca
de G. Puccini,
Opéra-théâtre d’Avignon
27, 29, 31 mai.
Orchestre Lyrique de Région Avignon-Provence, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Direction musicale : Alain Guingal
 ; direction des chœurs : Aurore Marchand
 ; études musicales : Kira Parfeevets.
Mise en scène : Nadine Duffaut
 ; assistante : Irène Fridrici
.
Décors : Emmanuelle Favre
 ; costumes : Gérard Audier
 ; lumières : Philippe Grosperrin

.
Distribution :
Floria Tosca : Béatrice Uria-Monzon ; Mario Cavaradossi : Ricardo Massi; Il Barone Scarpia : Seng Youn Ko ; Cesare Angelotti : Jean Teitgen ; Il Sagrestano : Lionel Peintre ; Spoletta : Vincent Ordonneau ; Sciarrone : Jean-Marie Delpas ; 
Il Carceriere : Xavier Seince ; 
Il Pastore : Loreline Mione.
Photos ACM-Studio Cédric Délestrade :
1. Tosca amoureuse ;
2. Tosca jalouse dans les bras de Mario ;
3. Un Te Deum office de mort ;
4. Un Scarpia reptilien ;
5. Inutile refuge des amants dans l’amour .

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire