jeudi, juin 14, 2012

DIE ZAUBERFLÖTE


Livret d’Emanuel Schikaneder,
Musique de Wolfgang Amadeus Mozart
Opéra de Marseille,
8 juin 2012
L’œuvre
1791 : Mozart végète, malade et sans travail. Ses grands opéras, chef-d’œuvres absolus, Les Noces de Figaro, Cosí fan tutte, Don Giovanni, n’ont guère marché dans l’ingrate Vienne. Son frère franc-maçon, Emanuel Schikaneder, directeur d’un théâtre de quartier, pour des acteurs chanteurs plus que de grands chanteurs, comme lui-même, lui présente au printemps le livret d’un opéra qu’il vient d’écrire. Il est dans l’air du temps pré-romantique, sorte de féerie inspirée de contes orientaux à la mode de Christoph Marin Wieland, très célèbre auteur des Lumières allemandes, l’Aufklärung, surnommé « Le Voltaire allemand » pour son esprit, et de Johann August Liebeskind : Lulu ou la Flûte enchantée, Les Garçons judicieux. Rappelons la vogue égyptienne du temps : la campagne d'Égypte de Bonaparte de 1798 à 1801 n’est pas loin. Par ailleurs, Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, roi d’Égypte, mélodrame ou mélologue, drame mêlé de musique, de Tobias Philipp von Gebler à la symbolique maçonnique puisqu’on situait l’origine de la maçonnerie en Égypte. Beaucoup d’éléments de cette œuvre se retrouveront dans la Flûte.
Mozart rechigne : il n’adore pas d’emblée cette féerie. Il remanie avec Schikaneder et la troupe cette œuvre parfois collective, sa musique insiste sur la thématique maçonnique, c’est connu : le thème trinitaire, ses trois accords de l’ouverture, les trois Dames, les Trois garçons, les trois temples, les trois épreuves des deux héros sont empruntées au rituel d'initiation de la franc-maçonnerie. Le parcours initiatique de Tamino et Pamina dans le Temple de Sarastro est inspiré des cérémonies d'initiation maçonnique au sein d'une loge.
Cependant, à cette sorte de mystique maçonnique du parcours de l’ombre vers la lumière de l’esprit et de l’amour, Mozart mêle aussi de la musique religieuse : avant la fin de l'initiation du Prince, dans la troisième scène (acte II) au moment où Tamino est conduit au pied de deux très hautes montagnes par les deux hommes d’arme, il fait entendre le choral luthérien Ach Gott, vom Himmel sieh darein (‘Ô Dieu, du ciel regarde vers nous’). Il est chanté par les deux d’hommes en valeurs longues de cantus firmus d’origine grégorienne sur les mots Der welcher wandert diese Strasse voll Beschwerden, wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden, (‘Celui qui chemine sur cette route pleine de souffrances sera purifié par le feu, l'eau, l'air et la terre …’).
L’idéologie maçonnique rejoint ici l’univers religieux traditionnel. Ainsi, si les quatre éléments sont utilisés dans le rituel maçonnique, ils le sont aussi depuis des temps immémoriaux dans nombre de religions, le quatre de éléments, des horizons avec le trois trinitaire, font même le sept (déjà les sept plaies de l’Égypte, les sept fléaux) et, dans la religion chrétienne, des sept plaies du Christ, de ses Sept Paroles en croix, des Sept Béatitudes de Marie, des sept péchés capitaux, etc. Quant à cette quête du Bien, de la Lumière, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est partagée de longue date par philosophies et religions. Ici, il est question de la lutte du Mal (les forces obscures de la Reine de la Nuit, la lune) contre celle du Bien et de la Lumière, qui triomphera dans un temple après des épreuves. Comme toujours, le génie musical de Mozart transcende les compartiments apparemment étanches des croyances diverses.
Le versant féerique, assorti de maximes morales de tous les jours est délicieusement naïf. Bref, au seuil de la mort, c’est l’enfant Mozart qui remonte, s’exprime, dans l’enchantement d’une musique sublime et populaire : elle s’adresse au plus haut et au plus simple de l’homme. Rentré de Prague après l’échec de sa Clémence de Titus, Mozart achève La Flûte enchantée et en peut diriger la première malgré sa maladie le 30 septembre 1791. C’est un triomphe. Entre temps, on lui a commandé un Requiem Il n’a pas le temps, l’achever : il meurt le 5 décembre. Cette messe des morts est sa dernière œuvre. Un an plus tard, fait extraordinaire pour l’époque, la Flûte enchantée connaît sa 100e représentation.
Réalisation
Entre songe ou conte, ombres du sommeil, figures du rêve ou du réveil, un long portique à colonnes sur, sous ou devant lequel passeront des personnages en ombres chinoises du monde noir de la Reine de la Nuit, ou, dans une aura luminescente qui semble émaner d’eux-mêmes, les héros zoroastriens de l’univers de Sarastro en route vers la lumière. Une lumière toute dorée, jamais éclatante, toujours entre conte et onirisme, comme hésitant à dissiper, par un trop grand éclat, cette enfantine et bienheureuse parenthèse de temps et réalité suspendus. Obscure clarté où tout baigne, émerge ou replonge, mettant en valeur les enluminures, les dorures de livre d’image, l’immense lion royal et solaire articulé ou la sage meute de lionceaux maçonniquement par trois, crinière de soleil sur la nuit, et celle des beaux costumes, jus d’orange, jaune jésuite japonais ou mandarins, des prêtres solaires de Sarastro. D’après celles d’Urs Schönebaum (joli nom, ‘arbre joli’!), les lumières d’Anne-Claire Simar sont, déjà, une poétique réussite, une atmosphère prenante de cette mise en scène de Jean-Paul Scarpitta, qui signe aussi heureusement décors et costumes: mise en abîme du théâtre dans le théâtre par des rideaux en carton-pâte tombant des cintres pour les apparitions théâtrales de Papageno.
L’oiseleur est par ailleurs doublé, sur son dos, par un homme-oiseau  (extraordinaire Nuño Roque qui sera aussi une légère licorne), avec un « truc en plumes » frémissant au derrière, belle queue de paon se pavanant avec d’autres figures dansantes, dans un saisissant et irrésistible mouvement de ballet dans la juste musique. Tout aussi admirable, le marionnettiste doré sur tranche (Olivier Hagenloch) portant ce gigantesque lion d'or, à crinière métallique figée au vent, mais d’une douceur majestueuse et tendre, bien opposé à ce serpent métaphorisé par ce long filet à papillon ou avide tube digestif. Trouvailles innombrables et bien fondues et confondues sans incongruité dans l’intelligence adulte d’un monde enfantin, dont ces costumes stylisés de sages écoliers XVIIIe pour les trois garçons, perruque, rabats et bas blancs, la banquette suspendue, la flottante flûte ou, tel un livre musical, le « glockenspiel », les clochettes, dont on regrette malgré tout un peu l’absence visuelle. On rêve aussi devant cette vue d’abord indécise, flottante puis planante de ce désert de rocs ocres et roux, où l’on devine en perspective flottante un château, sans doute le Krach des chevaliers, avec une trouée comme une grotte étrange en surplomb. Et l’on rit avec la flopée emplumée de petite Papagenos/Papagenas autour de papa et mama pa-pa-pa-pa-pa-pa.
Le jeu d’acteur n’est pas moins réussi, gestes stylisés, symétriques pour les uns, outrés pour Papageno, souplesse humaine des deux héros. Mais, le metteur en scène joue sur du velours avec une troupe remarquable.
Interprétation
Finalement, les récits allemands de ce « singspiel » où le parlé passe parfois insensiblement au chanté, ne sont guère regrettés. Même si les textes sont un peu plats, les deux récitants qui racontent en français l’action, Matthias Dannreuther et Benjamin Duc, ductiles comédiens, ont dans la voix une fragilité et une fraîcheur naïve en harmonie avec la conception d’ensemble.
Un regret : les délicieuses phrases mélodiques des Trois garçons (Chorale Angelos de l’école de Chevreul), peut-être trop haut dans leur siège volant, ne sont guère audibles mais, comme toujours les chœurs de l’Opéra (Pierre Iodice) sont d’une juste et précise solennité quand il convient. Les deux prêtres et hommes d’armes, Patrick Bolleire, basse, d’abord effrayant Locuteur gardien du temple, et Alain Gabriel, ténor, déploient un beau volume et mêlent avec bonheur l’ombre et la lumière de leur timbre. En Sarastro, Wojtek Smilek, imposante stature, a de la noblesse dans le phrasé, la légèreté suffisante dans les guirlandes de son deuxième air mais, dans le premier, le grave profond manque un peu d’onctuosité.
En Deuxième Dame, on apprécie le mezzo de Blandine Staskiewicz qu’on espère entendre plus longuement, mais on applaudit des deux mains la magnifique pépinière issue du CNIPAL de Marseille, ses deux acolytes, l’autre mezzo ombreux, Lucie Roche (Troisième Dame) et le lumineux soprano d’Eduarda Melo (Première Dame) ; on leur adjoint leur ex-condisciple Raphaël Brémard, virevoltant ténor léger donnant une plaisante aigreur à son Monostatos plaisamment grimé et costumé d’une belle cape africaine ; on n’oublie certes pas la Papagena fruitée, froufroutante et frémissante de plumes de Yete Queiroz et, pour couronner cette belle gamme « cnipalienne », la magnifique Burcu Uyar, de le promotion 2005, en Reine de la Nuit magistrale, rondeur, médium charnu dans son premier air dramatique, aérienne et affûtée, diabolique de précision et de musicalité dans son air terrible de fureur.

Henk Neven est un Papageno longue asperge au visage pointu d’oiseau, moue de sale gosse obtus et déçu, vif et réceptif, belle voix sonore et chaude de baryton. Sébastien Droy a une très belle allure en Tamino mais, manque d’échauffement ? son air d’entrée du portrait semble un peu trop vibrant dans l’aigu, à l’étroit dans l’élégie amoureuse, mais rattrape vite ensuite vaillance et couleur dans l’héroïsme noble du rôle. À ses côtés, excellente comédienne qui n’a pas l’air de jouer la comédie, agile dans son corps et sa voix, Sandrine Piau campe une Pamina de rêve, timbre, du grave à l’aigu, rond et flexible, sensible, avec des demi-teintes aériennes, des piani suspendus mais tenus, une vraie incarnation humaine de la tendresse et de la douleur dans ce catalogue de types et d’archétypes sans grande humanité : c’est la grande héroïne mozartienne adulte qui se glisse parmi ces personnages simplifiés de conte d’enfants.
Dès l’ouverture, avec un tempo incisif, léger, vif-argent, qui ne se démentira jamais, sans peser ni poser, Kenneth Montgomery, illumine l’Orchestre de l’Opéra de Marseille d’une baguette tout aussi magique que la Flûte.
Opéra de Marseille (http://opera.marseille.fr/opera-saison-prochaine)
Die Zauberflöte


de Mozart/Schikaneder
6, 8, 10, 12, 14, 16 juin 2012
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille sous la direction de
Kenneth Montgomery.
Mise en scène, décors et costumes : Jean-Paul Scarpitta ; lumières d’Anne-Claire Simar d’après celles d’Urs Schönebaum.
Distribution :
Sandrine Piau : Pamina ; Burcu Uyar : la Reine De La Nuit ; Yété Queiroz : Papagena ; Eduarda Melo : Première Dame ; Blandine Staskiewicz : Deuxième Dame ; Lucie Roche : Troisième Dame.
Sébastien Droy : Tamino ; Henk Neven : Papageno ; Wojtek Smilek : Sarastro ; Rapahël Brémard : Monostatos ; Patrick Bolleire : Sprecher / Premier Prêtre / Deuxième Homme d'armes) ; Alain Gabriel : Deuxième Prêtre / Premier Homme d'armes ; Trois Garçons (Chorale Anguélos) ; Matthias Dannreuther et Benjamin Duc (récitants), Nuno Roque (le Paon La Licorne), Olivier Hagenloch (marionnettiste).
Photos : Christian Dresse
1.La Paon, Papageno et Papagena, envolée de plumes ;
2. Monostatos affronté aux héros devant la cour et basse-cour de Sarastro ;
3. La reine de la Nuit, les Trois dames et Monostatos ;
4. Mère-reine assassine et fille apeurée ;
5. Sire Lion en majesté et gloire ;
6. Les deux héros au septième ciel de l’amour et de la flûte.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire