mardi, juin 12, 2007

"Die Walküre", Opéra de Marseille

La Walkyrie embrase l’Opéra
Marseille

Humain, trop humain
Comme dirait Nietzsche, qui avait une haine admirative de Wagner. Si les hommes sont complexes, que dire des dieux et de cette œuvre compliquée qui mêle les uns aux autres dans une tétralogie, c’est-à-dire quatre opéras différents pour un seul ouvrage grandiose composé en près de 25 ans, Der Ring des Nibelungen, L’Anneau des Nibelungs, communément appelé le Ring ou la Tétralogie? Die Walküre, la Walkyrie (1870), est le second volet du tout si l’on regarde l’ensemble quadripartite, ou la première journée si Das Rheingold, L’Or du Rhin, le premier des opéras, est considéré comme un Prologue global.

L’œuvre
Wagner, pour son immense et souvent admirable poème (L’Or du Rhin est littéralement et littérairement éblouissant par les trouvailles poétiques, le jeu des sonorités) s’invente pratiquement une langue et crée sa mythologie à partir de sources diverses : mythologie et légendes nordiques, contes de fées, avec leurs nains, leurs géants, leurs dragons, etc, mais, sous l’habillage germanique et ses noms, l’emprunt à la mythologie méditerranéenne, gréco-latine, est flagrant : Wotan, le Dieu des dieux, c’est Zeus ou Jupiter, volage coureur de jupons terrestres, jouant de la donjuanesque métamorphose pour séduire les mortelles, toujours poursuivi par la rageuse jalousie de Fricka (Junon ou Héra), son épouse légitime, gardienne du foyer, de la fidélité ; Loge, ici dieu du feu, tient du volatile Mercure ou Hermès, les walkyries tiennent des amazones, vierges guerrières, et les fruits de Freia sont un souvenir des fruits d’or de la jeunesse du jardin des Hespérides.
Cependant, de toutes ces sources hétérogènes, Wagner fait création personnelle et apporte une dimension psychologique profonde à des dieux aux desseins guère impénétrables tant leur humanité trouve d’échos en nous. Et surtout Wotan, ce dieu aux désirs dramatiquement humains, amour et puissance symbolisée par l’anneau maléfique de l’or, un dieu envers qui les hommes sont moins débiteurs qu’il ne l’est à leur égard : le Créateur a tellement de dettes envers ses créatures que sa divinité va en être érodée, rabotée et chaque bribe qu’il en abandonne est comme la brindille, le branchage, l’arbre, la forêt qui s’accumule au pied de son Walhalla, l’orgueilleux palais de sa puissance dont l’embrasement final, par sa propre fille, amènera ce Götterdammerung, le Crépuscule des dieux qui clôt l’œuvre, et, ouvre peut-être l’avènement d’un amour purifié sur terre.
Dans la Walkyrie, Wotan, ligoté par ses traités, peut cependant encore espérer récupérer sur les forces du mal l’anneau d’or de la toute-puissance par personne interposée, un fils engendré par lui avec une mortelle, Sigmund. Mais celui-ci, retrouvant et arrachant sa sœur jumelle Sieglinde à son époux Hunding, commettant l’inceste, sera voué à la mort par Fricka, gardienne des liens du mariage, malgré l’intercession de Brünnhilde, la Walkyrie que son père condamne à la déchéance divine.

La réalisation
Faisant force de la faiblesse de moyens, Charles Roubaud, qui n’en est pas à son premier essai wagnérien, réussit un coup de maître, secondé par une sobre mais efficace scénographie de Michel Hamon, des lumières dramatiques de Marc Delamézière et, surtout, par des projections vidéo poétiques réalisées par Gilles Papain, le tout intégré à l’action (action psychologique la plupart du temps), réduit à une épure symbolique, esthétique européenne de l’époque de l’œuvre, qui a le mérite d’évacuer l’encombrant bric à brac de bric et broc du kitsch hétéroclite de Wagner. De Katia Duflot, on aura aimé les vastes jupes grises et l’évocation de cotte de maille des Walkyries, la coiffure guerrière et l’espiègle chignon de Brünnhilde, le chapeau, la robe d’acier de souple humanité de Fricka mais l’on doit regretter que le vêtement de Wotan manque de majesté même pour un dieu à la dérive, quant à Hunding, ses pantalons, bretelles et veste sur l’épaule, concession à tout ce qui se voit partout depuis plus de 30 ans, en font plus un rustique bûcheron de la Forêt Noire qu’un redoutable guerrier.
Monstrueuse herse, d’immenses lames tombantes des cintres figurent une symbolique et menaçante forêt lorsque s’y projette en plan le tronc scié d’un arbre, étoilé, rayonnant à partir de son cœur, Frêne du monde de la lance de Wotan, mais tronqué, coupé : condamné d’avance. L’épée Notung sera évoquée par un rayon, comme le laser de la lance rouge verticale de Wotan, qui tombe à terre. Image d’une grandiose et tendre poésie, c’est la Walkyrie en ange de la mort, colossale projection vivante entre Victoire de Samothrace et Printemps de Botticelli ou bas-relief, grisaille animée, jupe volant au vent, contemplant de sa divinité d’abord impassible l’humanité souffrante à ses pieds de déesse, puis son visage mobile exprimant toute l’émotion du monde face à l’amour de Sigmund et Sieglinde et au refus de la suivre du héros condamné à mort. L’image colossale diminue jusqu’à ce qu’elle se réduise, comme par enchantement, au corps désormais humanisé de la vierge guerrière compatissante et complice de la révolte de l’homme contre le décret du dieu. La scéniquement redoutable chevauchée de walkyries est traitée avec un égal bonheur : un cheval des brumes et nuées, une chevauchée fantastique de rêve ou cauchemar gris avec l’affolement des vierges guerrières, chargées de ramener,le corps des héros morts au combat, mais ici effrayée par l'arrivée du dieu irrité comme des goélands dans la tempête. L’embrasement final du rocher où repose Brünnhilde est fascinant au sens étymologique du mot.

L’interprétation
Réussite scénique indubitable mais redoublée par le travail si délicat d’acteur, véritable gageure dans cet opéra pratiquement statique, longs échanges de monologues au redoutables contrepoints pour le chanteur qui écoute l'autre en silence, "tunnels" dramatiques si la musique et le chant ne les faisaient admirablement vivre de l’intérieur quand on a de grands interprètes.
C’est le cas ici à l’exception d’un vocalement admirable helden tenor, un ténor héroïque, à la voix d’airain qui sait se faire miel dans l’amour, Torsten Kerl, mais un peu raide scéniquement face à la vibrante, fiévreuse Sieglinde de Gabriele Fontana, bouleversante de passion : beauté du geste de femme, magnifique et humble, apportant de l’eau dans ses mains pour le fugitif malheureux sur le solo du violoncelle aux motifs de la lassitude et de la commisération. Entre ces deux êtres lumineux, le Hunding d’Artur Korn a les ténèbres dans la voix. En souple robe de métal argenté, Sally Burgess, fragile Fricka grise, grince, frissonne, récrimine son indignation d’épouse outragée plaidant la fidélité face à son dieu d’époux, mari marri, confus comme un renard qu’une poule aurait pris : la lance qui tombe signe la mort de Siegmund, souligne la défaite du dieu. Wotan d’exception, Albert Dohmen, graves caverneux somptueux et aigus parfois humainement fatigués, passant d’un parlando qui se moule souplement au texte de son récit explicatif aet s'élève au tonnerre de la menace, est ce dieu fatigué de la divinité qui nous fait nous demander si, cédant à la fatalité prédite par Erda, il ne s’abandonne pas déjà à son inéluctable crépuscule. Sa fille préférée, Brünnhilde, qui est sa volonté et la tendre part de son moi, est Janice Baird, belle d’allure, à la voix d’acier trempé, triomphant des notes aiguës tenues, active et attentive au long monologue de son père aimé, attendrissante dans son plaidoyer pour sa révolte, touchante dans sa soumission : une Walkyrie d’anthologie.
En troupe joyeuse puis effrayée des walkyries, auprès de Jialin-marie Zhang, d’Anne Salvan, de Valérie Marestin, on reconnaît Sandrine Eyglier et nos amies du CNIPAL ancienne ou nouvelles, Svetlana Lifar, Lucie Roche et Miahela Komocar.
On a peur, au début à l’ouverture, du tempo lancinant mais lent, de la sourdine donnée à l’orage par Friedrich Pleyer. Mais ce sourd grondement menaçant, cette lenteur de la longue scène entre Siegmund et Sieglinde est d’une grande expressivité qui ménage la fièvre montante et culmine dans la montée de la scène finale de l'acte 1, l’exaltation de l’amour et le paroxysme orgasmique de la fuite des frères amants.
Pour les derniers feux de la saison, un spectacle qui nous a tous enflammés.
25 mai

Photos Christian Dresse :
1. Sigmund et Sieglined ;
2. Les walkyries affolées par la colère de Wotan ;
3. Brünnhilde aux pieds de son père Wotan.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire