dimanche, juin 24, 2007

Nederlands Dans Theater , Festival de Marseille

ENTRE CIEL ET TERRE…
Le NDT au Festival de Marseille

Après avoir reçu le Nederlands Dans Theater II et le III avec ses magnifiques danseurs vétérans, le Festival de Marseille recevait le NDT I et ses vingt-quatre danseurs de diverses origines, pour deux pièces de son mythique chorégraphe et longtemps directeur tchèque Jiri Kylian, Wings of Wax (‘Ailes de cire’), et Falling Angels (‘anges tombés, ‘anges déchus’), suivi, servi par l’ensemble de la troupe, de The second person de la Canadienne Crystal Pite. Après le baptême poétique et aquatique de Water proof, l’épreuve de l’air, de la terre pour le Festival.

La pesanteur et la grâce
En facteur commun aux trois œuvres, outre les danseurs, une thématique puissante, à la fois physique et métaphysique : l’Homme, sa grandeur et sa misère, tête dans les étoiles et pieds dans la fange, ses rêves d’envol et l’inéluctable poids de sa matière qui le ramène et le cloue à la terre dont il est issu ; l’Homme, du vol à la chute, la pesanteur et la grâce. La danse, sublimation du mouvement, tendue vers l’envol aérien mais par la tension matérielle du muscle, vouée au vol mais condamnée à la chute, toute de légèreté classique et de plus terrestre modernité, est l’art, visible et tangible, sensible, qui concrétise au mieux cette contradiction de notre nature humaine, cette nostalgie d’un ciel perdu ou le sentiment de cette grandeur qu’on ne cesse de vouloir retrouver par les dépassements de la fatalité des limites physiques. Grandeur de l’homme ici-bas, imagée dans l’albatros de Baudelaire :

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher,

ou misère imaginée par Lamartine :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

Wings of Wax, ces « ailes de cire » et aussi du désir, renvoyaient explicitement, mais sans simpliste anecdote, au rêve archétypal d’Icare, symbole du désir d’élévation, d’évasion humaine des contingences terrestres : pour échapper au labyrinthe de son père Dédale, il endosse, met sur son dos, des ailes liées par de la cire qui fondra au contact du soleil, et il paiera son audace de sa chute.
Une musique à structure répétitive : 1) la noble passacaille du baroque Biber sur une basse obstinée, qui varie toute les huit mesures ; 3) les cordes de la musique répétitive de Phil Glass, 4) une variation Goldberg de Bach, avec, entre 1 et 3, quelques rondes touches du piano « arrangé » ou « préparé » de Cage sur des notes carrées de lumière sur lesquelles se posent les danseuses, décomposant les mouvements avec des ralentis saccadés de vieille caméra de cinématographe débutant. Ombre au début et retour d’ombre de la fin : entre les deux, maillots sombres sur fond noir, clair-obscur à la Rembrandt ; la pénombre lumineuse de cette géométrie de la ligne des corps démentie par la souplesse d’arrondis, de glissandi dans les enchaînements, de syncopes, fouets, fouettés, des coups d’archet, vibrations, vibratos de la vibrante chair.
On reste ébloui par la précision des ensembles alliée au sens du détail, de la micro à la macro structure, du tutti aux duos ou solos, sans parasitage de l’un par l’autre, toujours d’une grande, lisible, évidente beauté. Et, dans l’architecture précise des figures globales, des figures dans la figure : claquements, battements vif des mains, battues d’une jambe, brisés, tremblés d’une tête, expressions d’une bouche, autant d’infimes et véloces variations internes, d’ornementations, dirait-on en chant, dans le respect le plus amoureux de cette musique, de sa rigoureuse rythmique, éternel retour de la répétition comme le sempiternel rêve d’essor d’Icare dans ces pas enlevés, les sauts, le vol de ces bras, finissant dans l’étreinte amoureuse dans la lumière éteinte : suprême et terrestre envol de l’amour, le seul.

Falling Angels est rigoureusement construit sur les percussions obsessives, jouées en direct, de l’autre grand maître américain de la musique répétitive, Steve Reich, implacable martèlement, scansion accélérant la pulsation frénétique jusqu’à la transe aux couleurs africaines de ces huit danseuses, anges tombés des cieux, anges déchus, résignés et englués à la terre, qu’ils occupent en rampant, en nageant, ou debout, penchés, attirés par le sol, dans des ralentis de rêve ou cauchemar de leurs mouvements schématiques aux lignes sèches, anguleuses, comme un essor et des ailes brisés. Étirement du maillot comme une grossesse ou un grossissement : tout se joue ici-bas avec un renoncement à l’envol.

The second person de Crystal Pite, ‘la seconde personne’ : l’autre personne, l’autre moi, ce «Je est un autre » de l’aliénation au sens strict du terme ? Sans musique autre qu’une bande son, vent, bruits divers, battements de cœur amplifiés, parfois une ébauche de mélodie, mais une voix off de femme qui semble prêter sa parole à une marionnette d’homme devant un micro, détaillant ou déconstruisant en anglais, objectivement, des parties du corps comme on décrit un objet (« Voici tes mains », « ton cou », etc, « ton image », « Voici ton image en train de tomber », « sous une autre lumière ») a aussi une structure répétitive où l’individuel se répète et se dilue dans la mécanique anonyme du collectif.
Lavis nébuleux d’encre de Chine de gris, grisaille, noir : sur fond de nuages confus, une brumeuse perspective de ville vague enfumée ; lumière sinistre sur une armée bien rangée d’hommes et femmes d’affaires sans doute, costume anthracite, chemise et cravate grises, lunettes noires et raideur d’automates du monde moderne : unanimité de fourmilière humaine et parfois désordres déglingués d’asphalt jungle, veste tombée, duels plus que duos, combats mortels qui laissent sur le sol des victimes terrassées. La marionnette, animée par divers manipulateurs, manipule à distance tel ou tel danseur, saccadé, désarticulé par des fils invisibles et l’histoire se répète, du singulier soliste au pluriel collectif de la troupe qui manipule une autre marionnette de femme. Ici, la répétition l’est un peu trop et souligne une démonstration qui allonge peut-être inutilement le propos, assez fort sans cela.
Il n’y a plus de méandres, plus de rondeurs mais les angles aigus et cruels d’un monde impitoyable : l’humain est réduit à ras du sol, ayant apparemment abdiqué les rêves de grandeur, d’élévation. Réduit à la matière, sinon grise, grisâtre, au matériel. S’il n’y avait cette superbe image finale de cet émouvant et mouvant magmas de corps, articulés et mus par les coudes, où la marionnette humaine pathétique, prise dans les filets de la masse, devient comme un lumineux moteur ou figure de proue humaine d’un mouvement collectif flottant en apesanteur. Libéré de la terre et ses horreurs?
23 juin

Photos Joris-Jan Bos :
1 et 2 : Falling angels;
3 : The second person.

On peut consulter un panorama du Festival de Marseille 2007 et de ses lieux à la rubrique "danse" (cliquer), article du 23 mai 2007.









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