lundi, juin 11, 2007

Mignon, Avignon

MIGNON
Opéra-comique d’Ambroise Thomas,
Livret de J. Barbier et M. Carré d’après
Les Années d'apprentissage de Wilhem Meister de Goethe

L’œuvre
Goethe mit près de vingt ans, de 1777 à 1796, pour écrire ce bildungsroman, roman d’apprentissage : le jeune et riche Wilhelm Meister, comme tels héros de L’illusion comique de Corneille ou du Roman comique de Scarron, se fait engager par une troupe itinérante d’acteurs et découvre grâce à eux le Grand Théâtre du Monde, se découvre et y découvre la vie à travers ses expériences formatrices, dont l’amour. L’épisode de Mignon, personnage mystérieux et ambigu de fille travestie en homme, enlevée enfant à un passé dont elle n’a que de vagues réminiscences, n’y est pas central. Mais les poèmes que Goethe consacre à Mignon, dont celui, qui commence par ce vers fameux, « Kennst du das land wo die Zitronen blühen… » (‘Connais-tu le pays où fleurit le citronnier…’, transformé en français par ‘où fleurit l’oranger’, qui vient juste après : « où luisent des oranges sous le pampre ») enchantèrent Schubert, Schumann, Hugo Wolf, qui en firent des lieder devenus des classiques du répertoire.
Mignon, personnage au passé mystérieux, amnésique, victime d’on ne sait trop quel drame, entre fille et garçon, était donc déjà sujet romanesque, poétique, lyrique, avant de devenir héroïne d’opéra grâce aux célèbres Jules Barbier et Michel Carré qui en proposèrent un livret édulcoré, sans la mort finale, propre à complaire au public bourgeois de l’Opéra Comique : passages parlés, scènes de genre, danses, airs d’agréments à coloratures et fin heureuse. Le triomphe de l’ouvrage, en 1866, enhardit Thomas à revenir à la fin dramatique originale avec la mort de Mignon et, orchestrant les dialogues parlés, transformés en récitatifs, il en fit un « grand opéra ».
Après une longue carrière à succès, Mignon, avec beaucoup d’autres opéras français du XIX e siècle, a connu un long ostracisme. Le Capitole de Toulouse il y a peu, Avignon, qui nous a déjà permis de réévaluer Les Pêcheurs de Perles de Bizet, nous ont donc permis d’entendre, de découvrir pour certains, cet opéra devenu rare comme la Mireille de Gounod à Toulon. Regard nouveau sur ces œuvres d’hier, présentées – c’est sans doute une politique- sans ce désir naïf et brutal qui règne aujourd’hui de renouveler à tout prix, de moderniser en violant, des opéras dont, justement, le charme est leur patine parfois désuète mais qui nous ouvre les yeux sur une sensibilité d’autrefois.

La réalisation
Nicolas Joël, dont on apprécie les mises en scène ici et ailleurs, n’a pas besoin non plus de faire assaut de prétendue modernité et nous en offre une vision respectueuse, sinon de l’original, située dans un premier tiers du XIX e siècle au lieu du XVIII e de l’action, bien peu historique, de l’original. Vision panoramique d’un gros bourg grisâtre de bord du Rhin au fond, petite cour d’auberge à l’avant-scène, belle salle avec serre lumineuse du château, façade en perspective par la percée du porche et, à la fin, contrastant par la luminosité, la couleur du ciel (l’Italie) rêvé par Mignon avec portique de villa palladienne et ses statues énormes à l’antique, vue sur le lac de Garde sans doute, cher aux Allemands voyageurs du temps de Goethe. Décor traditionnel mais plaisant d’Emilio Carcano et jolies lumières de Vincio Cheli, qui mettent en valeur les beaux costumes d’époque de Gérard Audier, aux riches tonalités sombres éclairées de quelques robes claires, d’où ressortent les couleurs plus vives, lie de vin, sans déparer, des Bohémiens, perturbateurs bien contenus d’un ordre bourgeois sage et sûr de lui. Plus de fantaisie animera la fête au château avec la belle robe de l’actrice et les costumes de Commedia dell’ Arte des comédiens.

L’interprétation
Si musicalement, l’ouvrage ne manifeste pas de génie avec son orchestration bien sagement tempérée, l’ensemble est d’une excellente facture, d’une belle tenue, un travail bien fait et la qualité mélodique est belle : l’air le plus connu de Mignon, poétique, doux et nostalgique, évocation brumeuse de la solaire Italie et des orangers, troué de vagues souvenirs ou rêves d’une noble demeure ; la concise berceuse de Lothario, le fou, son père amnésique aussi, pleine d’une prenante tendresse et, évidemment, la polonaise brillante à vocalises suraiguës de Philine, « Je suis Titania la blonde… », théâtre dans le théâtre où elle joue la Reine des fées du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Les duos et les ensembles, les chœurs qui scandent l’opéra ont également un charme indubitable.
L’œuvre n’est pas pour autant facile, qui repose beaucoup sur le rôle de Mignon, présente dans toutes les scènes avec un air. Sophie Koch, voix riche de mezzo mais sans lourdeur, souple large, chaude, aux aigus faciles, belle présence physique, incarne non seulement vocalement mais sensiblement l’héroïne déplacée, déracinée, mémoire perdue, venue d’un confus ailleurs, personnage flottant en ce monde, qui s’arrime à l’amour désespérément : elle touche, émeut et fait sourire aussi dans sa jalousie, pourtant mortelle, envers Philine. Celle-ci, coquette cocottante, c’est Aline Kutan qui, vaillamment, généreusement, à ses risques et périls, malgré une trachéite, avec un sourire espiègle et des yeux rieurs, assure et sauve la représentation, délicieuse comédienne dans la parodie gentille de l’air du miroir de la Marguerite de Faust. Troublé par Philine mais touché par Mignon dont il cause finalement la perte en voulant la sauver, Wilhelm Meister, ici, c'est Yann Beuron, un chanteur, un acteur, admirable d'adaptation à tous ses rôles de ténor dans leur dimension dramatique totale, un artiste complet, toujours convainquant et émouvant, belle ligne de chant et véhémence romantique. Dans le rôle travesti de Frédéric, sorte de Siebel et de Chérubin, Blandine Staskievicz réussit le paradoxe d’être un crédible jeune amoureux avec une voix joliment féminine. Laerte est le flexible et irrésistible Christian Jean et Philippe Ermelier, un brutal et sombre Jarno. Mais, très jeune pour le rôle et cependant parfaitement à l’aise, Nicolas Courjal, voix de grande basse vibrante et aisée, généreuse et tendre, est un Lothario bouleversant. Les danses, vaguement tziganes, sont réglées par Éric Belaud et Jean-Yves Ossonce conduit tout ce monde-là avec une baguette souple et attentive, on dirait souriante.
29 mai

Photos ACM :
1. Philine et ses adorateurs ;
2. Solitude de Mignon ;
3. Retrouvailles avec Wilhelm Meister et Lothario.

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