ERNANI
De Giuseppe Verdi
Livret de
Francesco Maria Piave
D’après Hernani
de Victor Hugo
Il n’y aura pas eu de « Bataille
d’(H)ernani » à Marseille mais une grève grevant la première. Protestant contre
la suppression de la prime de quatre-cents euros instaurée, semble-t-il, du
temps de Gaston Defferre pour compenser des horaires de travail excédant celui
de leur statut de fonctionnaires, des techniciens, une partie, prirent le parti
d’une grève originale (la SNCF fait-elle école ?) qui cessa
miraculeusement à 22 heures, après l’entracte. En sorte que seul le dernier
acte put être donné dans la version longuement travaillée par la production. Le
reste fut donc, avec la généreux accord des artistes et du metteur en scène,
présenté en version dite « dégradée ». Une dégradation certes, mais
qui permit tout de même d’en apprécier au moins certaines qualités.
L’ŒUVRE
L’Opéra de Marseille offrait donc Ernani, opéra de 1844 de Verdi, absent
de notre scène depuis 1999. Le livret fut tiré par Francesco Maria Piave, futur grand collaborateur de Verdi, de la
pièce éponyme, au H du titre près, de Victor Hugo qui fit, du nom de la
localité basque où il fit halte avec sa mère en allant rejoindre son père
général à Madrid, le pseudonyme de son mystérieux héros dont on ne découvre la
véritable identité qu’à la fin.
Bataille
d’Hernani
La pièce, on le sait, causa un scandale lors
de sa création en 1830, marquant avec tambours et trompettes, presque
littéralement, tant il y eut de chahut lors de la première, l’avènement du
drame romantique. Il osait rompre avec la tradition académique figée de la
tragédie classique momifiées dans ses fameuses règles des trois unités
abusivement imputées à Aristote : un arbitraire même lieu où tous, amis, ennemis se retrouvent, un même jour pour des actions compressés en
temps, et une même unité
artificielle de ton d’un bout à l’autre,
alors que le vie, comme le disait déjà Lope de Vega au XVIIe
siècle (dont Hugo s’inspire dans sa Préface de Cromwell où il définit son esthétique) mêle le rire aux larmes, le
sublime et le grotesque, le dramatique et le comique comme dans Shakespeare
aussi.
Hugo n’hésite pas à mettre dans la bouche de
son héros s’adressant au roi Charles I d’Espagne, le futur Charles Quint, ce
jeu de mots qui fit rire, ce polyptote, c’est-à-dire, cette déclinaison d’un
mot sous diverses formes, littéralement, ici, cette suite de suivre :
Oui, de ta suite, ô roi, de ta suite,
j’en suis,
Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis.
Hugo
s’amuse aussi à briser le ronron du vers canonique alexandrin de douze pieds
avec son hémistiche fortement marqué au 6e, mais non sans retrouver
un ton « classique », emphatique, dès que l’action l’exige comme dans
les belles tirades, notamment, celles de Silva, d’une grande noblesse. Surtout,
de ce sera le scandale, il mêle les registres de vocabulaire (ô, très prudemment)
de termes nobles et quelques uns, prosaïques : « concubine »,
« œuf », les expressions quotidiennes : « quelle heure
est-il ?», etc
Cependant
ce qu’on appelle la bataille d’Hernani
entre la claque d’amis, la jeunesse « romantique », convoqués,
invités à grands frais par Hugo applaudissant à tout rompre et ses détracteurs
sifflant, huant, n’empêcha pas le succès de la première, même si cela
s’envenima par la suite, les adversaires fourbissant au fur et à mesures des
représentations leurs armes, mais sans nuire, au contraire, par le bruit, belle
pub encore, au triomphe de la pièce.
D’Hernani à Ernani
Évidemment, ces audaces
formelles de style ne sont pas transposables dans sa version lyrique. Le livret
condense forcément la pièce car la musique allonge toujours le texte. Des
dix-neuf personnages du drame sans compter les comparses, on passe à sept dans
l’opéra.
On l’oublie, mais le drame
s’appelle Hernani ou L’Honneur castillan, (même si rien de l’action n’a
lieu en Castille) et le sous-titre est, en espagnol : Tres para una , ‘Trois
pour une’ (trois amoureux pour une même femme). Hugo, qui a passé des années de
son enfance en Espagne, en garde l’amour et la langue. Il prétend s’inspirer du
romancero, cette Iliade du peuple espagnol comme le définissent les romantiques
allemands, recueil de milliers de romances
(mot masculin), brefs poèmes octosyllabiques, issus des épopées castillanes
qui, pendant des siècles, inspirant théâtre baroque (le Cid en est exemplaire) et mentalités, ont façonné l’âme
espagnole, et ce sens exacerbé de l’honneur. Trait passé chez Corneille dont
Hugo est aussi débiteur.
Le premier amoureux, le
héros éponyme, qui donne son nom à l’œuvre, est (H)ernani. Nous sommes en 1519
dans les montagnes d’Aragon. C’est le chef d’une bande rebellée contre le roi
Charles Ier d’Espagne, le futur Charles Quint, dont le père (alors
Philippe le Beau) aurait tué le sien. Il est amoureux de Doña Sol dans la pièce
(devenue Elvira dans l’opéra), que son tuteur, le duc de Silva va épouser. Il compte
l’enlever.
Âge
des protagonistes et vaudeville
Hernani,
dans la pièce, a vingt ans, Elvira/Sol
a dix-sept ans, Charles, Carlo dans
l’opéra, né en 1500 a donc dix-neuf ans, et le troisième amoureux, le plus âgé
se dit vieillard de soixante ans. Les acteurs de la Comédie française qui
firent la création, selon la règle de la maison où chaque sociétaire était
titulaire à vie d’un premier ou second rôle, n’étaient pas de première
jeunesse : celui qui incarnait le héros avait passé largement la
cinquantaine qu’atteignait aussi Mademoiselle Mars jouant Doña Sol, qui
refusait pour cela de dire à son partenaire : « Vous êtes mon lion
superbe et généreux ». L’opéra ne s’occupe guère de l’adéquation de l’âge
des chanteurs aux rôles, car les voix se forment tard. Remarquons qu’Elvira ou
Sol, attendant fièvreusement dans sa chambre, la nuit, l’inconnu Ernani,
espérant qu’il va l’enlever pour lui épargner le mariage avec son oncle et
tuteur, st dans la même situation que la
Rosine du Barbier de Séville.
Mais là, coup de théâtre
digne de la comédie, c’est le deuxième amoureux, le roi Carlo qui arrive au
lieu de l’amant attendu. Dans la pièce, il n’a que le temps de se glisser dans
une armoire et voilà qu’(H)ernani se pointe. Entendant par force le duo des amoureux,
le roi amoureux jaloux sort de son trou et les deux hommes s’apprêtent à
croiser le fer pour la belle, qui défrise. Patatras, voilà encore qu’arrive à
l’improviste, comme dans du Feydeau,
le duc de Silva, qui allait épouser sa nièce, suivi de ses hommes. On imagine
sa stupeur en découvrant la pure vierge la nuit avec deux hommes dans sa
chambre. Le digne vieil homme, amoureux tragique et non barbon comique, laisse
exhaler sa honte et son désespoir. Seul personnage quelque peu complexe de
cette œuvre sans psychologie, Silva a des tirades magnifiques et douloureuses
sur l’honneur et, surtout, la vieillesse :
« Au cœur, on n’a
jamais de rides […]
Le cœur est toujours jeune
et peut toujours saigner. »
Verdi lui offre un air magnifique où il se
demande pourquoi, quand la vieillesse couvre de neige les cheveux d’un homme,
la vie ne lui fait pas aussi un cœur de glace. Mais, malheureusement, il perd
ensuite, dans l’opéra, toute nuance humaine et la tendresse même qu’il
manifestera pour Hernani, l’appelant « fils », devenant un simple
vieillard aigri n’aspirant qu’à une basse vengeance.
Charles, Hernani, Silva, voilà donc les trois pour une du sous-titre, trois
amoureux d’une même femme. Le roi, se faisant connaître à Silva, sauve
élégamment (H)ernani en disant qu’il est de sa suite, d’où l’ironie d’Ernani
dans l’aparté humoristique de « suite ».
L’honneur
castillan, c’est
dans l’acte suivant, la grandeur d’âme de Silva. Habillé en pèlerin, (H)ernani
demande l’hospitalité à Silva dans son palais. Découvrant les préparatifs du
mariage avec Elvira, il se découvre mais le duc, malgré tout, un hôte étant
sacré, le protège et, au péril même de sa vie, refuse au roi Charles qui
survient de le lui remettre pour ne pas faillir à sa parole, à son honneur.
Sauvé par Silva, (H)ernani, reconnaissant, estimant que sa vie appartient
désormais au duc, lui offre son cor et lui donne sa parole que, honneur contre
honneur, n’importe où, n’importe quand, il n’aura qu’à sonner ce cor et il se
tuera.
Nous retrouvons ensuite dans l’incongruité du
drame romantique, Silva et (H)ernani unis à Aix-la-Chapelle, dans la chapelle
du tombeau de Charlemagne, avec des conjurés qui veulent tuer Charles avant
qu’il ne soit élu empereur. Et il ne peut manquer Sol/Elvira dans ce lieu où
chacun entre comme dans un moulin, comme dans l’anonyme hall de gare de la
tragédie classique où tout le monde se retrouve sans se donner rendez-vous. Mais
Charles I d’Espagne, devenu Charles Quint, comme un nouvel Auguste de Corneille,
pardonne à tous ses ennemis et offre même à Sol/ Elvira à (H)ernani, qui révèle
alors sa vraie identité, Don Juan d’Aragon, un grand d’Espagne.
Mais, lors de la fête du mariage d’(H)ernani et
Sol/Elvira, Silva, pour se venger, en domino noir, vient sonner le cor fatal. (H)ernani
ne pouvant faillir à sa parole donnée sans souiller son honneur, boit le poison
que partage Elvira. Le duc se tue aussi dans la pièce.
Ad Augusta per angusta est le mot de passe des conjurés dans le tombeau de Charlemagne,
expression latine signifiant « Vers de grandes choses, vers la
gloire, en passant par des voies étroites», tortueuses, comme le chemin
d’Auguste pour devenir empereur ou, moins tortueux, celui de Charles devenant
Charles Quint. Pour
plaisanter un peu le sombre drame romantique, on rappellera ou révélera que des
farceurs, tronquant et non castrant l’expression, la transformant en augusta per angusta en font la devise humoristique de
la sodomie : augusta (sexe glorieusement érigé) per angusta, ‘la porte
étroite’.
RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Rideau de scène nébuleux, scène de bataille
dont on ne sait dire si elle évoque un détail de celle de San Romano d’Ucello
ou de Rubens.
Donc, la grève nous prive des lumières, que
l’on découvrira plus tard fastueuses de Laurent Castaingt, pendant les deux tiers de
l’opéra. Il en résulte un éclairage uniforme, comme autrefois, sans doute plus
près de celui d’origine de la création de la pièce et de l’opéra, qui
bénéficiaient cependant d’une rampe soulignant l’avant-scène.
Isabelle Partiot signe un
magnifique décor à la beauté sacrifiée par la grève. Un immense miroir en angle
avant au fond de scène, reflète un luxueux carrelage et démultiplie, en plongée
raccourcie, la bande d’hommes en tenues de chasse ou de jacquerie paysanne,
bruns, marrons, gris, des partisans d’Ernani, prostré au sol, sur son manteau.
Avec ce miroir en facteur commun, les autres lieux sont figurés, pour le
château de Silva, de quatre brèves colonnes surmontées de cuirasses couronnées de
casques d’armure, jouant harmonieusement avec celles de quelques officiers,
pour la dernière scène d’un ciel noir étoilé ; le tombeau de Charlemagne
en devient grandiose mais, la proclamation en lettres lumineuses de l’avènement
impérial de Charles Quint, sans doute excessive, fait un peu réclame de
supermarché.
Fort
heureusement, ni la mise en
scène de Jean-Louis Grinda ni les costumes deTeresa ACONE
n’ont sacrifié à la mode bien usé de la modernisation. Les costumes, sans être
exactement d’époque, jouent à l’historicité à l’évidence : ils sont une
variation sur la mode d’époque, manches à crevés pour les hommes, vastes
manteaux ornés de fourrure, robes aux couleurs audacieuses pour les dames évoquant
le vertugadin hispanique, chapeaux capelines, inspirés des tableaux sans doute
des Flandres qui vont devenir espagnoles avec Charles. Cependant, effet
malheureux sans doute du manque aplatissant de lumière, les hommes de Silva,
lourdement accoutrés de manteaux gris, grisaillent à l’excès les reflets de
l’impitoyable miroir d’une nuageuse masse confuse, le pauvre duc, déjà engoncé,
affublé en outre d’une outrancière barbe plus prolifique et fleurie que celle
mythique d’un Charlemagne qui n’en eut jamais, l’air embarrassé d’un yeti de
l’Himalaya confondu avec un ours des Pyrénées. Ernani, mince dans son costume à
lacets cintré de chasseur et une partie de sa jambe droite d’une autre couleur,
avec les effets des crevés des manches prend des allures d’Arlequin, et lapin
agile avec cette drôle de petite boule de poils en haut de la cuisse droite,
telle la touffe d’une queue qui, par inadvertance, aurait glissé de place.
Avec une
maestria et souplesse dans le maniement des foules, les lignes harmonieuses de leurs entrées ou
sorties exigeant une virtuosité évidente sous l’œil implacable et impeccable du
miroir, la scène magnifique du bal du mariage est magnifiée encore par ce
double regard en front et surplomb et les lumières revenues nous font regretter
le sabotage des deux tiers de la mise en scène de Grinda.
L’Orchestre
de l’Opéra de Marseille, aujourd’hui salué partout, qui fera
l’ouverture du Festival de piano de la Roque d’Anthéron, invité par un René
Martin qui ne tarit pas d’éloges, était exalté par la fougue infatigable de Lawrence
Foster qui tirait le meilleur de cette partition qui laisse présager le
futur Verdi, mais encore affligée de ces accompagnements en valse lente ponctuée
frisant les trois temps (zim-boum-boum) de fête foraine. L’essentiel était,
bien sûr dans la générosité du traitement vocal pour les chanteurs que le chef,
précis et précieux, ne mit jamais en danger.
Le chef de
Chœur Emmanuel Trenque avait soigné ses troupes, qui le lui rendirent
bien, pour notre bonheur choral et cordial
En Don
Riccardo et déjà Iago respectivement, Christophe Berry, ténor et
la basse Antoine Garcin,
avaient fière allure dans leurs luisantes sombres cuirasses austèrement
castillanes. Un clin d’œil, si l’on peut
dire, à la borgne Eboli à venir d’un Don
Carlo dont nous avons ici l’aïeul, invoquant lui aussi un Empereur dans son
illustre tombe, l’inévitable suivante, campée fièrement par Anne-Marguerite
Werster, avait un œil bouché d’un bandeau noir, donnait un air aussi et
pirate des amours clandestines à cette Giovanna complice et maquerelle comme il
se doit.
De cette
intrigue du début du XVIe siècle, il est vrai, Verdi semble regarder
déjà ce dernier tiers du même, passant de Charles Quint à son fils Philippe II
et la belle méditation sur le pouvoir de Charles dans le tombeau préfigure
celle déchirante de son fils sur l’amour d’un homme supposé âge (digne de
Silva) et la fragilité du sceptre royal. Revenu sur sa terre marseillaise, sur
la scène de son opéra, Ludovic Tézier donnait magistralement la couleur et la puissance
de son majestueux baryton à Carlo, passionné, brutal, impérieux et enfin
impérial avant de planer à des hauteurs sublimes au-dessus de la basse humanité.
Cette humanité du Silva de Hugo ne se
manifeste, dans l’opéra que par l’air d’entrée du duc qui découvre deux hommes
dans la chambre de sa chaste promise : « Infelice !… » ‘Malheureux !’La
basse Alexander Vinogradov prend l’air
dans un tempo trop lent pour traduire indignation et douleur, liant, dans des
effets de souffle certes impressionnants, des phrases musicales pourtant
hachées par la douleur, mais la voix est magnifique, noire
et toutes ses interventions, nombreuses, sont remarquables. Mais l’on se demande
encore comment il peut, épée brandie à la main, tant tarder à se faire
vengeance quand les auteurs de l’outrage sont à portée de main et de glaive
vengeur.
Objet du
litige entre les trois hommes, la soprano Hui He est une Elvire au timbre
onctueux, charnel et chaud, aussi puissante que volubile dans cette partie qui
n’oublie pas le bel canto antérieur, vocalité épicée pour une héroïne fade sans
histoire autre que celle, tirée par les cheveux ou la barbe, que lui offre le rôle.
Dans le rôle-titre, Ernani, tout aussi d’une pièce, n’a guère non plus de
densité psychique et l’on ne saura pas quel outrage à son père il doit venger
sur le fils royal de l’offenseur, qu’il épargne alors même qu’il est désigné par
le sort et les conjurés à l’assassiner. Mais ses airs vont au-delà de ce
monolithisme humain et, d’entrée, Francesco Meli tire une vérité du
chant au-delà de la pauvreté du texte : il est bien, comme il se désigne
dans Hugo, « une force qui va » mais une force ici supérieurement
contenue et contrôlée par l’art du chant : bravoure des aigus et douceur
murmurée des demi-teintes sur l’éclat d’un timbre coloré. Ernani triomphant.
Opéra de
Marseille
6, 10, 13
et 16 juin
Ernani de
Verdi
Production Opéra de
Monte-Carlo / Opéra Royal de Wallonie
Direction musicale : Lawrence FOSTER. Mise en scène : Jean-Louis
GRINDA. Décors : Isabelle
PARTIOT. Costumes : Teresa ACONE. Lumières : Laurent
CASTAINGT
Distribution
Elvira : Hui HE
Giovanna : Anne-Marguerite
WERSTER
Ernani : Francesco MELI
Don
Carlo : Ludovic TÉZIER
Don
Ruy Gomez de Silva : Alexander VINOGRADOV ; Don Riccardo :
Christophe
BERRY ; Jago : Antoine GARCIN
Orchestre et Chœur de
l’Opéra de Marseille Chef de Chœur Emmanuel
TRENQUE.
Photos
© Christian DRESSE :
1.
Ernani ( Meli);
2. Elvira (Hé);
3 Carlo (Tézier);
4. Silva (Vinogrdov);
5. Ensemble ;
6. Fin.