lundi, avril 09, 2018

ENTENTE ET MÉSENTENTES CORDIALES


MONSIEUR BEAUCAIRE
D’ANDRÉ MESSAGER
Opérette romantique en un prologue en trois actes
d’après une nouvelle de Booth Tarkington
Livret d’André Rivoire et Pierre Veber
Marseille, Odéon, 18 mars 2018

         L’intrigue est ténue, la musique tient bon pour ce spectacle de bonne tenue qui tient bien la rampe.


         Le compositeur, l’œuvre
      Compositeur et chef d’orchestre, André Messager (1853-1929) n’est pas pour rien élève de Saint-Saëns et de Fauré dont il hérite une certaine élégance française faite de raisonnables et claires proportions, de concision, même s’il a composé avec le second des Souvenirs de Bayreuth sur des thèmes de Wagner, après avoir fait avec lui l’admiratif et dévot « pèlerinage » à la « colline sacrée », le temple wagnérien érigé par le musicien allemand à sa propre gloire. En 1900, il dirige la création de Louise le « roman musical » réaliste de Gustave Charpentier et, en 1902, Pelléas et Mélisande de Debussy. Chef apprécié de la musique moderne, il est invité à Covent Garden durant six ans. Messager est donc au cœur de la musique contemporaine française avancée, même la plus controversée, auteur de nombreux ballets, de plus d’une vingtaine d’ouvrages lyriques, parmi lesquels des opérettes, dont Véronique (1898) est la plus connue. Monsieur Beaucaire, opérette, on ne sait pourquoi qualifiée de « romantique », créée en anglais à Birmingham en 1919, voyagea logiquement à Broadway : en effet, le livret est tiré d’une nouvelle du célèbre alors Booth Tarkington (1869-1946), écrivain américain à succès, dont Orson Welles a immortalisé à l’écran La Splendeur des Amberson, Prix Pulitzer 1918. Monsieur Beaucaire traverse la Manche et devient français en 1925, gagnant aussi les faveurs du public, toujours servi par de grands interprètes.

         N’ayant pas lu le texte originel de la nouvelle inspirant Monsieur Beaucaire, on peut tout de même dire que le sujet est bien au-dessous de la musique de Messager, même s’il faut reconnaître que celui du livret est d’une facture bien supérieure à la moyenne de celle des opérettes, avec même, de plaisantes formules (« Pour de l’argent, il serait capable d’être honnête »), des bonheurs d’écriture dans les airs, qu’on cite aussi de mémoire, tel celui-ci, digne des rimes inattendues de Brassens :
         « Qu’importe donc
Que votre nom
Soit noble ou non »,
car « L’amour ne connaît que le prénom. »
Ce qui résume et résout l’intrigue de ce soi-disant roturier Beaucaire, prétendu barbier français, réussissant, grâce à une imposture et un titre inventé, duc de Châteaurien, à se faire aimer, dans la gentry londonienne à cheval sur les blasons, dans l’élégante ville d’eau festive de Bath, d’une Lady huppée.
Naturellement, malgré les traverses du méchant et de ses acolytes, le faux barbier s’avérera à la noble dame amoureuse rien moins qu’un Grand de la cour de Louis XV, le duc d’Orléans, usant d’incognito le temps d’une brève disgrâce. Bref, déguisement, voilement dévoilement d’identité, mystère sur la vraie personnalité du héros titulaire et les conséquentes intrigues pour le confondre de ses rivaux en amour, ressorts courus de l’opérette.  Mais le final rapprochement franco-anglais du mariage de Beaucaire avec Lady Mary, qui accepte l’aimé même en ignorant son rang illustre, illustre aussi, clin d’œil du texte, cette fameuse Entente cordiale du Royaume-Uni et de la France renouvelée en 1904, qui scelle une alliance entre les ennemis héréditaires d’hier désormais soudés contre la nouvelle ennemie commune, l’Allemagne, vaincue en 1918.  


Réalisation et interprétation
À la tête de l’Orchestre et chœur de l’Odéon, Bruno Membrey, de l’élégante ouverture aux beaux interludes entre les actes, baguette badine dans les moments légers, montre avec aisance que cette musique légère n’en est pas pour autant banale : soyeuse, joyeuse, ironique, mélancolique parfois et souvent poétique dans les airs de la fleur, elle est d’un tissu raffiné drapant de noblesse musicale un sujet peu original mais jamais trivial. Il contient sans brimer la liberté des interprètes que le genre de l’opérette déride et débride quelquefois un brin dans la griserie euphorique d’ensembles par forcément faciles.

Tous les interprètes sont au diapason de ce niveau, dans une mise en scène souple, aérée, de Jean-Jacques Chazalet qui évite le danger d’un plateau étroit au risque d’entassement d’une troupe nombreuse. Une sortie centrale, latéralisée de deux escaliers symétriques à balustres, poste d’observation idéal pour les espions, permet des dégagements fluides en plus des côtés jardin et cour, et des entrées fastueuses et spectaculaires.  Le jeu, jeu de dupes des personnages, le mystificateur ou les mystifiés, l’amour naissant ou le dépit amoureux, les rivalités consubstantielles à l’intrigue, sont bien traités.
D’autant, que cette troupe, rompue (sans se briser) à l’opérette, dont on retrouve avec bonheur certains comme déjà une famille, familière des lieux et du genre, joue le jeu avec un plaisir communicatif. Dans l’environnement convenu de toiles peintes, salon XVIIIe siècle, meubles Louis XV et XVI, jardin nocturne, affublés de perruques poudrées et des costumes d’époques toujours raffinés de la Maison Grout, à grand renfort de soie et satin, pastel vert, bleu, rose, gris de pigeon, pour les robes des dames et la cape du héros, des velours et brocarts des hommes, jabots et poignets en dentelles, ils se meuvent sans lourdeur comme s’ils avaient toujours usé de costumes de cour.

Chacun ayant un rôle, modeste ou important dans une œuvre, les « utilités » étant même définies et qualifiées par leur qualification d'utiles, on se doit de citer, sinon toujours féliciter, tout le monde. Ainsi, en bon dernier porteur de la bonne nouvelle, Michel Delfaud est l’ambassadeur Mirepoix, rondement imbu de son importance. Soldat d’une invisible Révolution armé d’un fusil rouge dans Dialogues des carmélites d’Avignon, le ténor Alfred Bironien est promu en François français au service du gaulois Beaucaire ; peu de phrases pour le Rakell de Gilen Goicoechea mais assez pour laisser apprécier la solidité du baryton, érigé en bien trapu et méridional Anglais. Même sans chanter, à part son chantant accent local, Antoine Bonelli enchante son public qui accueille toujours ses entrées par des applaudissements, et campe un amoureux Bantisson en hâbleur britannique plus marseillais que nature dans les brumes du nord. En Capitaine Badger, Arnaud Delmotte joue avec jouissance les comploteurs, auxquels le Townbrake de Frédéric Cornille ajoute sa noirceur et sa sombre voix, l’âme damnée de la conjuration contre Beaucaire/Châteaude rien étant le Winterset de Guy Bonfiglio, noir à souhait, mordant, vitupérant, tonnant, tonitruant, tricheur, rival au jeu de l’amour et du hasard du héros. Parmi ces brutes, le Nash de Dominique Desmons est un arbitre des élégances de Bath déplacé, tentant de régler un jeu qui se déglingue, avec une naïve et mélancolique grâce.

Grâce que le couple de seconds jeunes premiers formés par Lady Lucy et Molyneux, la délicieuse soprano Jennifer Courcier câline, mutine, coquette coquine, « fleuretant » (verbe bien français revenu d’outre-Channel et devenu « flirtant » bricolé en franglais) avec les officiers, pour faire enrager le ténor Samy Camps, sans barbe mais perruque, si rajeuni qu’il pourrait camper un Chérubin pour toute Comtesse de bon goût : leurs voix se marient parfaitement (détermination vocale amoureuse, mais avec possible dangereux renversement à la Cosí, tant la belle est capricieuse). Il est l’ami fidèle, détenteur du secret de Beaucaire, et l’amant, au sens classique, l’amoureux de cette potentielle jolie infidèle qui lui en fait voir de belles, mais sans altérer sa belle voix.
Le couple de premier plan, puis de premier rang nobiliaire, c’est, pour Lady Mary, Charlotte Bonnet, belle physiquement, beau soprano du grave à un aigu s’épanouissant sans effort comme la rose que, renversant la situation du Rosenkavalier de Strauss, elle offrira à son Chevalier, Beaucaire masqué en Châteaurien masquant le duc d’Orléans. Elle chante dans le sourire, sans aucune des grimaces défigurant souvent les chanteurs lyriques, et joue avec une grande délicatesse jointe à une élégance de manières sans maniérisme aucun. Ses airs sont franchement beaux et elle les interprète avec beaucoup de charme. Charmeur aussi par la voix et le physique que le chaleureux baryton Régis Mengus, héros titre, le rôle sans doute le plus complexe de l’ouvrage, pratiquement toujours présent : barbier dans son appartement tripot, déjouant et confondant les tripatouillages du tricheur Winterset, noble, amoureux, vaillant dans le défi, traduit dans des airs variés dont il se tire avec finesse, avec une aisance scénique et vocale remarquable.
La chorégraphie d’Estelle Lelièvre-Danvers couronne justement d’un air d’époque la scène de bal de Bath.
Depuis sa fusion avec l’Opéra de Marseille, l’Odéon est devenu un rare temple de l’opérette, patrimoine populaire injustement en déshérence dans d’autres lieux alors que l’on voit la fidélité du public. Par ailleurs, ces mêmes chanteurs et acteurs que l’on retrouve ici donnent aux spectacles la complicité et la cohésion perdue des troupes d’autrefois.

Marseille, Odéon
17 et 18 mars
MONSIEUR BEAUCAIRE D’ANDRÉ MESSAGER
Orchestre et chœur de l’Odéon
Direction musicale : Bruno MEMBREY
Chef de chant : Caroline OLIVEROS
Mise en scène : Jean-Jacques CHAZALET
Assistant mise en scène : Sébastien OLIVEROS
Chorégraphie : Estelle LELI VRE-DANVERS
Costumes : Maison GROUT

DISTRIBUTION
Lady Mary : Charlotte BONNET ; Lady Lucy : Jennifer COURCIER.
Monsieur Beaucaire : Régis MENGUS ;  Molyneux : Samy  CAMPS
; Winterset Guy BONFIGLIO ; Nash : Dominique DESMONS ; Townbrake : Frédéric CORNILLE ; Rakell : Gilen GOICOECHEA  François : Alfred BIRONIEN ; Bantisson : Antoine BONELLI ; Capitaine Badger : Arnaud DELMOTTE ; Mirepoix : Michel DELFAUD ;

Danseurs : Lætitia ANTONIN, Estelle LELIÈVRE-DANVERS, Mylène MEY, Maya KAWATAKE-PINON, Sullivan PANIAGUA, Nans PIERSON, Atour ZAKIROV.

Photos Christian Dresse :
1. L'arbitre des élégances (Desmons) ; 2. : Le fleur au Chevalier (Bonnet, Mengus) ; 3. Les comploteurs (Bonfiglio, Delmotte) ; 4. le tripot ( Bonelli, Mengus, Bonfiglio, Goicoechea) ; 5. Townbrake, Bantisson (Cornille, Bonelli) ; 6. B Baiser ou mordre la main ? (Lucy, Molyneux (Courcier, camps) ; 7. Accord en gris, le rose pour horizon (Bonnet, Mengus) ; 8-9  : Mésentente cordiale et dépit amoureux (Courcier, Camps).



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