dimanche, mai 07, 2017

L‘ACMÉ DU CHANT FRANÇAIS (ter)

 

LAKMÉ
Opéra en trois actes de Léo Delibes (1836-1891), 
livret d’Edmond Gondinet (1828-1888) et Philippe Gille (1831-1901) 
d’après  Rarahu ou le Mariage de Loti 
Création : Paris, Opéra-Comique, 14 avril 1883

OPÉRA DE MARSEILLE
5 mai  2017
         Je le répète : à reprise d'une production prisée, reprise de sa présentation, même reprisée de ses éléments nouveaux dans son passage de Toulon à Avignon et enfin Marseille, avec, à part le rôle-titre et celui du serviteur, des distributions différentes mais de qualité égale. J’insisterai bien sûr sur la dernière. 

L’œuvre
    Fin du XIXe siècle, depuis Félicien David, la mode orientaliste règne en France sur la scène et les arts, appuyée aussi sur un colonialisme tranquille, à la bonne conscience. L'Europe impérialiste s'exporte dans le monde en le colonisant impudiquement. Pierre Loti, officier de marine, fait rêver avec ses récits, ses romans sur fond autobiographique d’amours faciles et sans engagement pour le mâle occidental triomphant. Cela donnera des tragédies comme Madame Butterfly, victime d’avoir cru au mirage d’un mariage qui n’était, pour le fallacieux époux américain, qu’une union par location, révocable à chaque instant. Mais, quinze ans avant Puccini, il y a, entre autres, cette Lakmé dont l’agréable et séduisante musique cache mal une douloureuse trame, un drame de l’incompréhension entre deux cultures, ici l’indienne, écrasée par l’arrogance supérieure de la colonisation anglaise, le fatal décalage entre deux cultures et deux milieux sociaux incompatibles malgré l’amour partagé entre la jeune hindoue et le jeune officier britannique.


    Intégrisme religieux, terrorisme ?
   En effet, dans l’Inde colonisée du XIXe siècle, où l’occupant blanc interdit la religion autochtone qui devient clandestine, avec tous les secrets inquiétants que cela peut supposer et la haine accumulée, la rencontre entre Lakmé, vouée au temple et sacrée comme une vestale autrefois, et Gérald, officier anglais occupant, ne peut déboucher que sur une impasse, raciale, sociale, culturelle. C’était déjà le nœud de la prêtresse Norma pactisant en secret avec l’envahisseur romain, trahissant sa patrie : Lakmé est fille du brahmane Nilakantha, qu’on dirait aujourd’hui intégriste religieux, fanatisé, extrémiste implacable proche d’un terrorisme venir ; elle est une sorte de déesse, donc intouchable, en tout opposée au charmant colonisateur pour qui ce pays est une source d’exotisme et de curiosité esthétique. Le contraste entre les Hindous et les Anglais, Gérald, son ami Frédéric, les deux filles du gouverneur et leur gouvernante pincée, Mistress Bentson, est habilement traité par la musique qui en trahit l’inadéquation aux lieux, encore que le premier air de Gérald a une poétique saveur orientalisante qui exprime en lui, peut-être, au-delà de son sens esthétique émerveillé d’un bijou, un possible sentiment d’adaptation, sensible et amoureux.

    Le discours endogène des femmes sur les indigènes, guère porté à la communication autre qu’exotique, ne fait que renforcer leur sentiment presque freudien d’inquiétante étrangeté face à ce pays, l’Inde, son peuple et ses rituels, d’autant que la situation politique est tendue entre occupants et occupés : le regard supérieur et rapide du touriste. Seul Frédéric a une approche plus sympathique et moins superficielle, seul personnage à n’être pas un sommaire « caractère » simpliste de convention, comme Nilakantha, le méchant « intégriste » bien méchant, même non sans raisons, contre l’envahisseur : à part Frédéric, tous sont pratiquement unidimensionnels, d’un simplisme conventionnel d’Opéra-comique, aux gros traits sans grandes nuances. Si Lakmé, douce et tendre, en attente inconsciente de l’amour comme un Chérubin féminin mélancolique,  dans son air délicat d’introspection, et Gérald, présenté comme un rêveur poète, énamouré d’un bijou, même pas d’un portrait de femme comme Tamino dans La Flûte enchantée, leur amour en une seule rencontre est bien fulgurant et d’une convention qui n’offre guère de place à un développement affectif vraisemblable, que pourtant, leur deux airs solitaires, deux âmes en recherche, laissaient entrevoir. Mais la grâce de la musique est telle qu’on se laisse embarquer, même sans autre émotion que musicale et lyrique, dans leur schématique aventure perturbée par le traditionnel baryton jaloux, ici un père quelque peu incestueux, épiant même le sommeil de sa fille.

Réalisation et interprétation
         Le minimalisme de la scénographie de Caroline Ginet, au lever de rideau, sur un fond indécis de verdure ombreuse, un tertre de terre rouge pour figurer le temple et son autel, nous épargne un pittoresque exotique à couleur locale trop colorée. La profanation de l’intrus anglais, la souillure, est élégamment symbolisée avec sobriété par le récipient renversé de poudre jaune, or ou safran, égales denrées précieuses pour les avides colonisateurs, à côté de corbeilles de fleurs, fleurs perdues, profanées, préfigurant le délicieux duo de Lakmé et sa servante ; au dernier acte, un énorme saule pleureur, signe éploré des amours à pleurer, avec encore ce rideau de fond, fondu végétal de lianes hésitant entre ombre et lumière, rêve et réalité, filtrant de superbes éclairages bleutés de Gilles Gentner, ont la même simplicité d’épure pour les pures amours ainsi mises en relief par la mise en scène sobre ou pauvre, trop a minima dramatique de Lilo Baur. Il faut convenir que, plus à l’aise que dans les plateaux plus étroits de Toulon et d’Avignon, sur la scène plus vaste de Marseille, le décor du I semble respirer dans l’espace, beau tertre rouge mettant en valeur le voile safran de Lakmé exalté par les lumières, et beau duo sur un fond noir détachant les deux jeunes femmes.
Cependant, à l’acte II, moins serré que sur les deux premières scènes, de même moins crûment éclairé à Marseille, l’entassement du portique, colonnettes et piliers métalliques, méticuleusement astiqués, claquent comme un clinquant hétéroclite de brocante de quincaille de bric et de broc, de temple hindou ou usine à gaz, attendant des touristes pour cette exotique fête à la couleur locale accusée par contraste avec les uniformes anglais en gris et non en rouge.

   Les costumes d’Hanna Sjödin sont sagement post-victoriens pour les Anglais, délicats pastels rose et bleu pour les Ladies, un vert plus accusé pour la gouvernante, d'un pittoresque exubérant pour ceux qu’on appelait les « indigènes » dans l’acte II, à grand renfort de jaunes éblouissants, mais cela est de bon ton et dans la tonalité de la musique. Quelque arrogante brutalité des dominateurs européens, si elle traduit la botte impérialiste et justifie la haine du brahmane, est sans doute trop discrète, au milieu des agréables danses obligées des bayadères (jolie chorégraphie d’Olia Lydaki où les bras des danseuses en perspective figurent les déesses aux multiples bras des Indes), pour montrer une tension politique explosive, juste un peu d’amertume dans le sirop amoureux entre la dolente hindoue et l’indolent Anglais. La bicyclette et le tricycle ambulant sont des signes de la modernité que les Anglais occupants apportent ou imposent à l'Inde, alibi progressiste de l'impérialisme satisfait.

         Hors cela, l’arrière-plan politique, ou le choc culturel, qui aurait pu soutenir une tension dramatique puissante, malheureusement d’actualité aujourd’hui, est juste allusif dans les bousculades, mais bien placé, mais la musique légère d'Opéra-Comique de la grave profanation du temple permet-elle autre choses sans artifice forcé ? On regrette aussi que le personnage du brahmane, monolithique religieusement mais père ambigu, qui guette même, comme un amant jaloux, le sommeil de sa fille, ne soit pas traité : « J’ai voulu t’écouter dormir », avoue-t-il dans une formule bien plaisante qui supposerait que la tendre Lakmé ronfle… (et l’on passera aussi sur le formule pléonastique d’une « ombre assombrit ta beauté », imputable au texte et non à la metteur en scène forcée par le statisme de l’air.


L’acmé du chant français
Dépassés l’amusement d’un Casanova à l’Opéra de Paris sur la façon française de chanter, ou les sarcasmes d’un Rousseau sur l’« urlo francese », ‘le hurlement français’, oubliées les failles d’une certaine école aujourd’hui dépassées par la jeune génération, on peut encore dire sans hésiter que la distribution entièrement française de cette production de Lakmé, du premier au dernier chanteur de l’œuvre, a représenté l’acmé, un sommet sans doute du chant français dans sa plus belle expression d’élégance, de clarté, de diction : un bonheur. Une réussite chorale d’une équipe, un trio de trois talentueuses femmes au service d’une musique française raffinée et délicate, d’un exotisme de bon ton, mais bon teint, efficace sans démonstration, aussi évanescente parfois que l’héroïne rêveuse, efflorescente non seulement de tant de fleurs évoquées, effeuillées par Lakmé et Mallika  dans leur duo poétique et charmeur, mais au lyrisme fleuri de vocalises en guirlandes : fleur du beau, du bien mais aussi du mal puisque la jeune fille en fleur se donne la mort en mangeant la datura fatale.


Avec un humour pincé comme ses remarques, Cécile Galois, sans raideur vocale, est la raide Mistress Bentson, so british et si française par l’articulation. Emmanuelle Zoldan est une élégante Miss Rose rousse, dont on aimerait entendre davantage le mezzo capiteux ; Miss Ellen, c’est Anaïs Constans, au soprano onctueux, piquante et pimpante dans le jeu, trop légèrement joyeuse pour ne pas pleurer ensuite, sera victime collatérale des amours exotiques de son fiancé Gérald. Dans le fameux duo, Majdouline Zerari, Mallika, offre le tendre tapis de velours de sa voix aux broderies de Lakmé : douceur de la mousse pour les fioritures vocales, dans un précieux florilège d’un texte fleuri de poétiques noms de plantes et de fleurs dont la délicatesse de la musique ferait presque sentir les parfums, sons et odeurs se répondant.
         Comparses, figures éphémères, mais sans lesquelles le spectacle n'existe pas, issus du chœur, on salue Rémi Chiorboli, Jean Vital Petit, Damien Surian, respectivement un Domben, un Chinois, un Kouravar, la diversité ethnique dans cette œuvre au fort parfum xénophobe. Déjà salué à Toulon et Avignon, dans le rôle du fidèle serviteur Hadji, dévoué à sa maîtresse dont on croit sentir qu'il est amoureux, Loïc Félix, présence muette touchante, n’a qu’une occasion de s’exprimer vocalement, et sans presque rien d'autre pour imposer son rôle, impose encore la beauté de son phrasé et de son timbre, bel artiste. Marc Scoffoni est Frédéric, fidèle et lucide ami, qui sait donner à sa voix de baryton le ton martial d’un officier habitué à donner des ordres, un colonisateur sans état d’âme. Comme à Avignon, on retrouve avec bonheur Nicolas Cavallier, allure noble de grand prêtre investi de ses dieux, voix de tonnerre contre les Anglais impies, adoucie de tendresse paternelle et amoureuse dans « Lakmé, ton doux regard se voile… », presque une berceuse traversée d’éclairs du désir de mort de l’étranger, éclatant sur le fa aigu « et dans tes yeux », fait frissonner, effrayant fanatique foudroyant dans la scène du complot, glacial à la mort de sa fille aussitôt sublimée par la foi.
         Depuis le CNIPAL et déjà une jolie carrière, Julien Dran, se tirant des périls nombreux du rôle, nuances, sauts, plein de prestance physique, voix lumineuse, soyeuse, est un héros d’une belle qualité poétique convenant à ce personnage romantique, peut-être aussi déphasé dans son siècle impérialiste que fasciné par cette Inde, un tendre Gérald victorien passé sans doute par Oxford qui nous fait croire à sa rêverie. La douceur du timbre le met au diapason de la délicatesse indienne de l'héroïne, estompant le choc de civilisation, rendant crédible ce coup de foudre entre deux êtres finalement pas si différents, affinités électives au-delà des races et des cultures.

         Que dire aussi, encore une fois, sans se répéter, de la Lakmé de Sabine Devieilhe : elle s’y est identifiée, au datura près, mortelle fleur à épargner à cette jeune femme venant de donner la vie, et fait vivre, plus qu’un personnage, une personne : on voudrait la parer des milles fleurs qui s’épanouissent dans son chant. Je ne peux que citer ce que j'en disais déjà à Toulon : "menue poupée qui n’est pas défigurée par une grande voix, émouvante et sensible dans son air d’introspection et les duos, elle déploie toutes les irisations d’un timbre délicat, moelleux même dans l’aigu extrême, sans nulle dureté, une technique impressionnante de précision et d’aisance : une petite grande Lakmé." Avec une œuvre reposant pratiquement sur ses seules fragiles épaules, d'un rôle écrasant par le nombre d'airs et de duos, elle reste apparemment à la fin d'une fraîcheur de fleur et, même des passages qui pourraient être mièvres, elle réussit à faire des merveilles de douceur, de poétique vérité, d’une douce mélancolie que l’on trouve dans des héroïnes de Bellini. Les chœurs excellents d’Emmanuel Trenque, doux en leur invocation aux dieux, grandioses grondants dans la menace, sont la toile de fond sociale de cette œuvre sur laquelle se détachent les insolites Anglais comme pièces rapportées.

         Le chef américano-irlandais Robert Tuohy entre dans cette musique si française comme chez lui, en affinant et raffinant les délicatesses sans aucune fadeur. Aux interventions de Lakmé, presque en sourdine on dirait que l’orchestre se tait pour mieux écouter et goûter l’ineffable douceur de cette voix, pour n’en rien perdre, respectueusement, amoureusement. Comme quoi, encore une fois, on en a la preuve : il suffit d’un bon chef sensible et intelligent, de chanteurs excellents, pour faire une grande musique même de cette œuvre sans doute pleine des facilités de la convention de l'Opéra-Comique dans le désir de plaire, mais dont on aurait tort de sous-estimer l'agrément, le charme, une grâce impondérable : orientalisme de bon aloi, élégance et mesure, indéniable beauté mélodique et mélancolique. On la dirait encore exemplaire de la culture française si les frontières n’étaient absurdes, artificielles, et la musique, universelle, comme ceux qui la servent et la dirigent. 

Lakmé de Léo Delibes
Opéra de Marseille
3, 5, 7, 9, 11 mais 2017
Co-production Opéra de Lausanne et Opéra-Comique
Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille. Chœur : Emmanuel Trenque
Direction musicale : Robert Tuohy.
Mise en scène : Lilo Baur, assistante (Katia Flouest-Sell). Décors : Caroline Ginet. Costumes : Hanna Sjödin; Lumières : Gilles Gentner. Chorégraphie : Olia Lydaki.
           
 Distribution :
Lakmé : Sabine Devieilhe ; Mallika : Majdouline Zerari ; Mistress Benson : Cécile Galois ; Ellen : Anaïs Constans ; Rose : Emmanuelle Zoldan. Gérald : Julien Dran ; Frédéric : Marc Scoffoni ; Nilakantha : Nicolas Cavallier ; Hadji : Loïc Félix ; un Domben : Rémi Chiorboli ; un Chinois : Jean Vital Petit ; un Kouravar : Damien Surian.
Danseuses : Suzel Barbaroux, Maud Boissière , Ivana Testa.
Pianiste, chef de chant : Nino Pavlenichvili.

Photos : © Christian Dresse :
1.Duo des fleurs (Devieilhe, Zerari) ;
2. Les intrus dans le temple (Galois, Zoldan, Scoffoni, Dran, Constans);
3. Fille et père (Devieilhe, Cavallier) ;
4. Coup de foude (Dran, Devieilhe) ;
5. danse des bayadères ;
6. Place du marché ;
7. Lakmé et Hadji (Devieilhe, Félix) ;
8.Lakmé dans sa fragilité (Devieilhe) ;
9. Mort de Lakmé dans les bras de Gérald.

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