mercredi, mars 23, 2016

PAPILLON ÉPINGLÉ




Madame Butterfly

Musique de Giacomo Puccini, livret e Giacosa et Illica

Opéra de Marseille

16 mars 2016


L’œuvre
     À reprise d’œuvres du répertoire, reprise de présentations répertoriées sur les mêmes. Sur la genèse de cet opéra, n’en pouvant renouveler forcément l’origine, je reprends donc ce que j’ai déjà dit, avec des ajouts.
    Avant ce chef-d’œuvre, il y eut d’autres œuvres sur le thème : Madame Chrysanthème (1882), roman autobiographique de Pierre Loti. Se mettant en scène crûment, il raconte comment, à Nagasaki, le temps d’une escale de son navire, par contrat légal renouvelable d’un mois, il épouse en juillet une jeune Japonaise qu’il quitte en août, la femme pouvant se marier ensuite sans problème, du moins nous dit-on. Porté par la mode orientaliste et l’exotisme colonial manifeste dans Lakmé de Delibes (1883) qui oppose deux mondes, l’Orient er L’Occident impérialiste, le roman à succès fut mis en musique par Messager (1893). Le galant et ambigu Loti récidivait : il avait déjà écrit Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), évoquant un séjour et un mariage à Tahiti, sans oublier une aventure galante à Istanbul, avec, selon lui, une femme du harem. Beaux succès féminin pour un homme qu’on nous dit amoureux de ses homologues. Sa Madame Chrysanthème, mise en musique par Messager (1893), proche de la future Butterfly par le thème du mariage entre une Japonaise et un marin étranger, n’est pas exactement une victime, c’est une femme intéressée, faisant une bonne affaire, et non amoureuse de l’homme blanc abandonneur comme la future Madame Butterfly de la nouvelle américaine de John Luther Long, devenue une pièce anglaise  mélodramatique (1900) de David Belasco de même titre. Le thème cruel de la geisha épousée, engrossée, abandonnée et suicidée, est ainsi présent dans une actualité sinon une conscience occidentale sûre de son bon droit colonialiste quand Puccini, en 1904, lui donne la finition et la définition qui en font un opéra définitif, qui a éclipsé ces œuvres, qui ne lui ont pas survécu.

      Encore une fois, comme pour Norma, Tosca, tirées de pièces de théâtre, La traviata, d’abord roman puis pièce, Lucia de Lammermoor, La Bohème, adaptées de romans, c’est la musique qui fixe dans l’imaginaire collectif un sujet errant avant son archétypale mise en forme lyrique. Dans un langage harmonique qui n’ignore ni Wagner et ses leitmotive voyageurs ni Debussy et ses raffinements délicats de timbres mais puissamment personnel, Puccini dote son œuvre d’un orchestre riche et fin à la fois qui en fait un opéra symphonique où les trois « airs » sont pris dans la trame serrée d’une musique continue, d’un pittoresque oriental sensible mais qui ne nuit en rien à l’expressive sensibilité universaliste, science musicale savante au service d’une émotion humaine immédiate.


La réalisation et interprétation
     C’est une reprise de la réalisation mémorable de 2007 par Numa Sadoul. Dans une concise « Note de mise en scène », il précise la place primordiale de l’enfant, aux premières loges de la mort de sa mère et du rapt de son père assassin. C’est à travers ses yeux, ses rêves heureux ou cauchemardesques, ses fantasmagories, qu’il nous livre sa vision, à partir du moment où « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… » ne s’élargit pas ici comme disait Hugo, réduit à deux femmes abandonnées : Douleur, nom de baptême final que lui donne sa mère décidée à mourir, n’est pas né dans la liesse  mais la détresse qu’on lui a dissimulée. Heureux ceux qui meurent dans la mort consentie, même si on les y a contraints, malheur à ceux qui restent. L’issue rabâchée, le sort de Butterfly scellé depuis l’origine pour le public, c’est le regard sur celui qui reste que porte Sadoul, la compassion inévitable pour la même ne devant pas dissimuler par son pathos l’héritage dramatique reçu par un enfant de trois ans. D’où les passages oniriques dont le petit garçon est le héros central, le jour joueur dans l’innocence de l’enfance avec ses petits copains, dont il est déjà différent, la nuit assailli de rêves poétiques et angoissants. C’est sensible et bien venu.

     La mise en scène de Sadoul, s’inscrit délibérément en contre des « japoniaiseries » trop ornementales, qui tempèrent souvent d’un luxe japonisant et de rêve exotique occidental la cruauté d’épure de la situation : un officier américain, dans l’arrogance insouciante de son pouvoir de séduction et de la puissance de l’argent, s’offre, le temps d’un séjour à Nagasaki pour une mission militaire, une adolescente, issue d’une famille noble ruinée par le suicide imposé au père par l’Empereur, réduite à la prostitution, apparemment élégante, de geisha pour survivre cruellement avec sa mère.
    La morale ne trouverait pas grand chose à redire dans l’entretien matériel d’une maîtresse lucide sur sa situation si ce statut de femme entretenue n’était fardé par un mariage à la japonaise, valable « 999 ans », vrai pour elle, pittoresque jeu pour lui, résiliable tous les mois, comme la location de la maison qu’il lui offre en même temps. Maison, non luxueuse comme on voit la plupart du temps avec une nuée de domestiques, mais ici une modeste, presque misérable cabane de bois, un petit ponton allant vers un gouffre sur la mer. Il ne s’est pas ruiné pour ce que la jeune énamourée estime paradis, ce fringant officier de frégate fièrement nommée «Abraham Lincoln », qui paya de sa vie sa lutte pour l’égalité raciale des noirs esclaves. Avec un nom au ton de rose, Pinkerton, porte lui-même les prénoms Benjamin Franklin, d’une autre généreuse figure des USA, Président de la première ligue abolitionniste de l'esclavage. Ironie onomastique qu’on ne relève guère

      Décor minimaliste de Luc Londiveau, sous les lumières crues ou fantomatiques, livides, de Philippe Mombellet pour la cruauté maximaliste du sujet : un abus tragique de pouvoir, le cynisme d’un officier blindé comme son navire contre lequel s’écrase fatalement le papillon brûlé à la flamme de l’amour, épinglé par son propre couteau face à l’infamie de l’abandon et à l’arrachement de son fils : elle semble le pressentir en découvrant que, dans le pays de son époux, on épingle les beaux papillons. Le papillon enclos dans son cadre, l’enfant présent dès l’ouverture, la femme sacrifiée, de dos, en croix, comme un tragique épouvantail, signent d’emblée une densité poignante qui pèse sur tout le spectacle.

      Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, gris, à peine adoucis de teintes bronze, moutarde, vieux rose, même éclairés par la robe blanche de mariage de Butterfly, les ombrelles dansantes, les quelques fleurs de Suzuki, loin des pittoresques estampes japonaises, ont le deuil du bonheur et les couleurs du drapeau américain, une vivacité dérisoire comme l’Hymne américain, ou l’« America for ever », qui retentissent avec une grandiloquence ironique à l’orchestre. La belle robe de Madame Pinkerton, portée avec une élégance opulente de nantie par Jennifer Michel tout en douceur de voix et sympathie pour ces pauvres femmes, culpabilisée d’un crime qu’elle n’a pas commis et cherchant sans doute le rachat par l’amour qu’elle vouera à l’enfant de son mari, montre toute la distance entre deux mondes, accusée encore par la pauvreté sensible de la petite japonaise passée naïvement à l’Occident et à la religion de son mari (Vierge de Lourdes, statue de la Liberté) corps et âme, avec un brutal retour à l’esprit et chair sacrifiée du Japon : l’hara-kiri.
     Seuls éléments spectaculaires, le rêve de l’enfant, les bulles de savon constellant la nuit, et le cauchemar de Butterfly personnifié par le bonze effrayant en voix et corps (Jean-Marie Delpas) à la tête des spectres familiaux vindicatifs ligués contre son apostasie, sont intégrés avec force dans la logique dramatique, puissant contraste avec le magnifique interlude du nostalgique et lointain chœur à bouche fermée de l’attente entre veille et sommeil (Emmanuel Trenque), douce exhalaison d'un rêve lointain de bonheur évaporé à l'aube éclatante du tutti orchestral.

      Un orchestre, bien connu et conduit magistralement par Nader Abbassi. Laissant largement respirer les chanteurs dans la tradition lyrique italienne, exaltant l’envolée érotique du duo d’amour, il garde un œil minutieusement attentif aux divers pupitres, fait rutiler dans le forte et cisèle en douceur les couleurs riches et complexes de cette musique à l’harmonie raffinée, aux accords concis changeant rapidement d’atmosphère, tranchant parfois comme une lame et caressant comme un drapé soyeux de kimono. 

    La distribution est nombreuse et bien en place. On reconnaît à peine sous la vraisemblance orientale Mikhael Piccone en Commissaire impérial flanqué de son acolyte Frédéric Leroy en Officier du registre. Même épisodique, elliptique prétendant à l’amour de l’intraitable désormais Madame B. F. Pinkerton qui le repousse bien durement, le Yamadori de Camille Tresmontant réussit à nous attendrir en alternative crédible et sensible, japonaise, à l’officier infidèle américain : on souhaiterait qu’elle accepte cette solution. Habillé à l’occidentale en homme qui a saisi le vent et le cours de l’histoire d'un Japon qui commence à s'ouvrir, Rodolphe Briand est un sinueux Goro, entremetteur mielleux et fielleux, mais, lâche face aux femmes qui le battent même, il est presque un attachant et amusant personnage de comédie. En Sharpless, la conscience morale non écoutée, le baryton Paulo Szot, retrouvé avec plaisir,  déploie la beauté de sa voix et un jeu sensible sans sensiblerie.

     Le ténor roumain Teodor Ilincai prête à l’officier Pinkerton un corps de garçon bien nourri et bien pensant du Middlewest, guère raffiné, buvant à même la bouteille sans même penser d’abord à offrir au Consul, sûrement d’une autre extraction sociale, un verre. Ironique face aux éventails, ombrelles et kimonos, aux rituels d'une culture raffinée dont les codes délicats lui échappent, c'est, en quelque sorte, l'éléphant dans le magasin de porcelaine. Guère de malice, apparemment, en lui, ni de cynisme grand seigneur, plutôt une bonne conscience du droit que lui donne l’argent et la jeune puissance américaine, traduite par l’insolence d’une superbe voix éclatante en aigus triomphants de coq érotique et patriotique sans scrupules (« America for ever !»), sûr de lui, sans grandes nuances, avec une impatience masculine du désir que cherche à satisfaire immédiatement sa bonne santé plus qu’une voluptueuse recherche érotique du plaisir : baiser plus que faire l’amour.

     À l’inverse, choc subtil de sexe féminin et de civilisation, la femme, la japonaise Cio-Cio-San, ancienne geisha pliée à l’art d’amour, oppose à la brutalité du désir mâle tous les atermoiements délicats de la coquetterie : préparation, jeux préliminaires, poétisation culturelle d’une sexualité qui, sans cela, serait bêtement animale. Et il faut dire que la silhouette gracieuse et gracile de la soprano bulgare Svetla Vassileva, aux gestes et à la démarche comme chorégraphiés, sa grâce enfin, rendent crédible ce personnage de trop jeune fille à l’âge invraisemblable, mais archétype d’une grande âme trahie par la vie qui va vers la grandeur du sacrifice. La voix, souple malgré une indisposition due aux effets pervers du mistral qu’elle nous avouera après, sait allier à la puissance requise pour vaincre la rampe orchestrale de Puccini, l’arc-en-ciel de demi-teintes. Sa dignité sans pathos dans la misère puis la tragédie, rend plus barbare le triomphalisme du mâle occidental, même saisi tardivement par le remords. Son grand air, à genoux d’abord, comme une prière, est une sorte de rêve, une touchante hallucination et son air d’adieu à son fils, l’adorable petit Basile Mélis, une déchirure à vif qui arrache les larmes. La digne Suzuki au dévouement absolu campée par la Roumaine Cornelia Oncioiu, voix ronde, chaude comme il sied au personnage de nourrice et servante, a un rayonnement maternel émouvant, déchirée de détresse dans son inutilité à sauver sa maîtresse. Dans des rôles différents en importance, le trio des trois femmes différentes est un contrepoint finalement solidaire et touchant, sans défenses, au monde du pouvoir écrasant (même le Consul malgré sa morale, le représente) des hommes dominants.

Madama Butterfly de Puccini
Opéra de Marseille,
16, 18, 20, 22, 24 mars.

Orchestre de l'Opéra de Marseille
Direction musicale : Nader Abbassi.
Chœur de l'opéra de Marseille (Chef de chœur : Emmanuel Trenque).
Mise en scène : Numa Sadoul.
Décors :  Luc Londiveau. Costumes : Katia Duflot. Lumières : Philippe Mombellet.

Distribution
Cio-Cio San : Svetla Vassileva ; Suzuki : Cornelia Oncioiu ; Kate Pinkerton : Jennifer Michel.
Pinkerton : Teodor Ilincai ; Sharpless : Paulo Szot ; Goro : Rodolphe Briand ; Le Bonze : Jean-Marie Delpas ; Yamadori : Camille Tresmontant ; Le Commissaire impérial : Mikhael Piccone ;
L'Officier du registre : Frédéric Leroy ; Douleur : Basile Mélis.

Photos Christian Dresse
1. Rituel raffiné ;
2. Le mariage ;
3. Ilincai, Szot, Oncioiu, Briand en arrière-plan ;  
4. Le cauchemar (Delpas, en bonze vengeur) ;
5. La lettre ;
6. La mère et le fils(Mélis et Vassileva) ;
7. Le suicide. 



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