jeudi, mars 24, 2016

L‘ACMÉ DU CHANT FRANÇAIS (bis)

 

LAKMÉ
Opéra en trois actes de Léo Delibes (1836-1891), 
livret d’Edmond Gondinet (1828-1888) et Philippe Gille (1831-1901) 
d’après  Rarahu ou le Mariage de Loti 
Création : Paris, Opéra-Comique, 14 avril 1883

OPÉRA GRAND AVIGNON,
20 mars 2016
Je le répète : à reprise d'une production prisée, reprise de sa présentation, même reprisée de ses éléments nouveaux dans son passage de Toulon à Avignon. 
L’œuvre
    Fin du XIXe siècle, Depuis Félicien David, la mode orientaliste règne en France sur la scène et les arts, appuyée aussi sur un colonialisme tranquille, à la bonne conscience. L'Europe impérialiste s'exporte dans le monde en le colonisant impudiquement. Pierre Loti, officier de marine, fait rêver avec ses récits, ses romans sur fond autobiographique d’amours faciles et sans engagement pour le mâle occidental triomphant. Cela donnera des tragédies comme Madame Butterfly, victime d’avoir cru au mirage d’un mariage qui n’était, pour le fallacieux époux américain, qu’une union par location, révocable à chaque instant. Mais, quinze ans avant Puccini, il y a, entre autres, cette Lakmé dont l’agréable et séduisante musique cache mal une douloureuse trame, un drame de l’incompréhension entre deux cultures, ici l’indienne, écrasée par l’arrogance supérieure de la colonisation anglaise, le fatal décalage entre deux cultures et deux milieux sociaux incompatibles malgré l’amour partagé entre la jeune hindoue et le jeune officier britannique.

    Intégrisme religieux, terrorisme ?
   En effet, dans l’Inde colonisée du XIXe  siècle, où l’occupant blanc interdit la religion autochtone qui devient clandestine, avec tous les secrets inquiétants que cela peut supposer et la haine accumulée, la rencontre entre Lakmé, vouée au temple et sacrée comme une vestale autrefois, et Gérald, officier anglais occupant, ne peut déboucher que sur une impasse, raciale, sociale, culturelle. C’était déjà le nœud de la prêtresse Norma pactisant en secret avec l’envahisseur romain, trahissant sa patrie : Lakmé est fille du Brahmane Nilakantha, qu’on dirait aujourd’hui intégriste religieux, fanatisé, extrémiste implacable proche d’un terrorisme  venir ; elle est une sorte de déesse, donc intouchable, en tout opposée au charmant colonisateur pour qui ce pays est une source d’exotisme et de curiosité esthétique. Le contraste entre les Hindous et les Anglais, Gérald, son ami Frédéric, les deux filles du gouverneur et leur gouvernante pincée, Mistress Bentson, est habilement traité par la musique qui en trahit l’inadéquation aux lieux, encore que le premier air de Gérald a une poétique saveur orientalisante qui exprime en lui, peut-être, au-delà de son sens esthétique émerveillé d’un bijou, un possible sentiment d’adaptation, sensible et amoureux.


    Le discours endogène des femmes sur les indigènes, guère porté à la communication autre qu’exotique, ne fait que renforcer leur sentiment presque freudien d’inquiétante étrangeté face à ce pays, l’Inde, son peuple et ses rituels, d’autant que la situation politique est tendue entre occupants et occupés : le regard supérieur et rapide du touriste. Seul Frédéric a une approche plus sympathique et moins superficielle, seul personnage à n’être pas un sommaire « caractère » simpliste de convention, comme Nilakantha, le méchant « intégriste » bien méchant, même non sans raisons, contre l’envahisseur : à part Frédéric, tous sont pratiquement unidimensionnels, d’un simplisme conventionnel d’Opéra-comique, aux gros traits sans grandes nuances. Si Lakmé, douce et tendre, en attente inconsciente de l’amour comme un Chérubin féminin mélancolique,  dans son air délicat d’introspection, et Gérald, présenté comme un rêveur poète, énamouré d’un bijou, même pas d’un portrait de femme comme Tamino dans La Flûte enchantée, leur amour en une seule rencontre est bien fulgurant et d’une convention qui n’offre guère de place à un développement affectif vraisemblable, que pourtant, leur deux airs solitaires, deux âmes en recherche, laissaient entrevoir. Mais la grâce de la musique est telle qu’on se laisse embarquer, même sans autre émotion que musicale et lyrique, dans leur schématique aventure perturbée par le traditionnel baryton jaloux, ici un père quelque peu incestueux.


Réalisation et interprétation
    Le minimalisme de la scénographie de Caroline Ginet, au lever de rideau, sur un fond indécis de verdure ombreuse, un tertre de terre rouge pour figurer le temple et son autel, nous épargne un pittoresque exotique à couleur locale trop colorée. La profanation de l’intrus anglais, la souillure, est élégamment symbolisée avec sobriété par le récipient renversé de poudre jaune, or ou safran, égales denrées précieuses pour les avides colonisateurs, à côté de corbeilles de fleurs, fleurs perdues, profanées, préfigurant le délicieux duo de Lakmé et sa servante ; au dernier acte, un énorme saule pleureur, signe éploré des amours à pleurer, avec encore ce rideau de fond, fondu végétal de lianes hésitant entre ombre et lumière, rêve et réalité, filtrant de superbes éclairages bleutés de Gilles Gentner, ont la même simplicité d’épure pour les pures amours ainsi mises en relief par la mise en scène sobre ou pauvre, trop a minima dramatique de Lilo Baur. Cependant, à l’acte II, vu du balcon, bien qu'apparaissant moins serré que sur la scène de Toulon, toujours trop crûment éclairé, l’entassement du portique, colonnettes et piliers métalliques, apparemment méticuleusement astiqués, claquent comme un clinquant hétéroclite de brocante de quincaille de bric et de broc, de temple hindou attendant des touristes pour cette exotique fête à la couleur locale  accusée par contraste avec les uniformes anglais en gris et non en rouge.



   Les costumes d’Hanna Sjödin sont sagement post-victoriens pour les Anglais, délicats pastels rose et bleu pour les Ladies, un vert plus accusé pour la gouvernante, d'un pittoresque exubérant pour ceux qu’on appelait les « indigènes » dans l’acte II, à grand renfort de jaunes éblouissants, mais cela est d'e bon ton et dans la tonalité de la musique. Quelque arrogante brutalité des dominateurs européens, si elle traduit la botte impérialiste et justifie la haine du brahmane, est sans doute trop discrète, au milieu des agréables danses obligées des bayadères (chorégraphie : Olia Lydaki), pour montrer une tension politique explosive, juste un peu d’amertume dans le sirop amoureux entre la dolente hindoue et l’indolent Anglais. La bicyclette et le tricycle ambulant sont des signes de la modernité que les Anglais occupants apportent ou imposent à l'Inde, alibi de l'impérialisme.

     Hors cela, l’arrière-plan politique, ou le choc culturel, qui aurait pu soutenir une tension dramatique puissante, malheureusement d’actualité aujourd’hui, est juste allusif dans les bousculades, mais la musique légère d'Opéra-Comique de la grave profanation du temple permet-elle autre choses sans artifice forcé? On regrette aussi que le personnage du Brahmane, monolithique religieusement mais père ambigu, qui guette même, comme un amant jaloux, le sommeil de sa fille, ne soit pas traité : « J’ai voulu t’écouter dormir », avoue-t-il dans une formule bien plaisante qui supposerait que la tendre Lakmé ronfle… (et l’on passera aussi sur le formule pléonastique d’une « ombre assombrit ta beauté. »

L’acmé du chant français
    Dépassés l’amusement d’un Casanova à l’Opéra de Paris sur la façon française de chanter, ou les sarcasmes d’un Rousseau sur l’« urlo francese », ‘le hurlement français’, oubliées les failles d’une certaine école aujourd’hui dépassées par la jeune génération, on peut encore dire sans hésiter que la distribution entièrement française (la Québecoise Julie Boulianne ne nous en voudra pas de l'annexer à la famille) de cette production de Lakmé, du premier au dernier chanteur de l’œuvre, a représenté l’acmé, un sommet sans doute du chant français dans sa plus belle expression d’élégance, de clarté, de diction : un bonheur. Une réussite chorale d’une équipe, un trio de trois talentueuses femmes aux lumières près (et l’on n’oublie pas le chœur bien mené) au service d’une musique française raffinée et délicate, d’un exotisme de bon ton, mais bon teint, efficace sans démonstration, aussi évanescente parfois que l’héroïne rêveuse, efflorescente non seulement de tant de fleurs évoquées, effeuillées par Lakmé et Mallika  dans leur duo poétique et charmeur, mais au lyrisme fleuri de vocalises en guirlandes : fleur du beau, du bien mais aussi du mal puisque la jeune fille en fleur se donne la mort en mangeant la datura fatale.
      Avec humour, Julie Pasturaud campe l'opulente Mistress Bentson, so british par le rôle et ses études musicales, son habitude de Glyndebourne, d'une belle voix grave, pleine d'autoritaire séduction. Chloé Briot est une bien jolie, piquante et pimpante Miss Rose rousse, parée d'un joli timbre de soprano ; à Miss Ellen, Ludivine Gombert apporte une gravité et une profondeur sensibles et cette pureté de timbre donne au personnage la dignité de victime collatérale des amours exotiques de son fiancé Gérald. Duettiste dans le fameux duo des fleurs, Julianne Boulianne, Mallika au timbre tendre et voluptueux séduit d'emblée la salle.
Comparses, figures éphémères, mais sans lesquelles le spectacle n'existe pas, on salue Patrice Laulan, Cyril Héritier, Xavier Seince, respectivement un Chinois, un Dombien, un Kouravar, la diversité ethnique dans cette œuvre au fort parfum xénophobe. Déjà salué à Toulon et remarqué à Marseille dans Orphée aux Enfers, dans le rôle du fidèle serviteur Hadji, dévoué à sa maîtresse dont on croit sentir qu'il est amoureux, Loïc Félix, dans sa seule phrase d'importance, sans presque rien d'autre pour imposer son rôle, impose encore la beauté de son phrasé et de son timbre. Que dire de nouveau, sans se répéter, de Christophe Gay en Frédéric? Baryton à la sonore voix, plein d'allant et de prestance, il est juste dans quelque rôle que ce soit tout en restant lui-même, élégante allure et sympathique figure. Nicolas Cavallier, voix de tonnerre contre les occupants impies, adoucie de tendresse paternelle et amoureuse dans « Lakmé, ton doux regard se voile… », est un effrayant fanatique foudroyant dans la scène du complot, glacial à la mort de sa fille aussitôt sublimée par la foi.

    Nous suivons depuis longtemps, avec bonheur et admiration, l'évolution, de l'opérette à l'opéra, de Florian Laconi passant, de ténor léger de ses débuts au ténor lyrique d'aujourd'hui, laissant pressentir, pour l'égalité du timbre dans tous les registres, le lirico spinto puccinien. Justement, c'est la puissance actuelle de sa voix qui semble contredire au rôle subtil de Gérald : la tradition française de l'Opéra-Comique attend une variation dans les couleurs, des passages du registre de poitrine aux piano de la voix mixte, surtout dans son premier air, une rêverie.  Mais Laconi, comme encombré de sa voix, demeure pratiquement dans le registre héroïque, dans une constante vaillance qui n'est pas de mise, de mise en scène nuancée comme celle-ci, et, en guise de demi-teintes donne des demi-fortes. C'est peut-être un Pinkerton du Middle West mais guère un Gérald victorien, passé sans doute par Oxford. On se dit alors que cet assaut viril de voix accuse la choc de civilisation avec la délicatesse indienne de l'héroïne.


Que dire aussi, encore, sans se répéter, de la Lakmé de Sabine Devieilhe, qui semble d'y être identifiée. Je ne peux que citer ce que j'en disais à Toulon : "menue poupée qui n’est pas défigurée par une grande voix, émouvante et sensible dans son air d’introspection et les duos, elle déploie toutes les irisations d’un timbre délicat, moelleux même dans l’aigu extrême, sans nulle dureté, une technique impressionnante de précision et d’aisance : une petite grande Lakmé." D'une πivre reposant pratiquement sur ses seules fragiles épaules, d'un rôle écrasant par le nombre d'airs et de duos, elle reste apparemment à la fin d'une fraîcheur de fleur et, même des passages qui pourraient être mièvres, elle en fait des merveilles de douceur, de poétique vérité.
À le tête de l’Orchestre régional Avigon-Provence et du chœur de l’Opéra de Grand Avignon, Laurent Campellone fait une grande musique même de cette œuvre sans doute pleine des facilités de la convention de l'Opéra-Comique dans le désir de plaire, mais dont on aurait tort de sous-estimer l'agrément, le charme, une grâce impondérable : orientalisme de bon aloi,  élégance et mesure, indéniable beauté mélodique. On la dirait encore dirait exemplaire de la culture française si les frontières n’étaient absurdes, artificielles, et la musique, universelle, comme ceux qui la servent et la dirigent. 

Lakmé de Léo Delibes
Opéra Grand Avignon
20 et 22 mars 2016
Co-production Opéra de Lausanne et Opéra-Comique
Orchestre Régional Avignon-Provence
Chœur (Aurore Marchand) et ballet (Éric Belaud) de l’Opéra Grand Avignon
Direction musicale : Laurent Campellone:
Mise en scène : Lilo Baur. Décors : Caroline Ginet. Costumes : Hanna Sjödin; Lumières : Gilles Gentner. Chorégraphie : Olia Lydaki.
           
 Distribution :
Lakmé : Sbine Devieilhe ;  Mallika : Julie Bouliane ; Mistress Benson : Julie Pasturaud ; Miss Ellen : Ludivine Gombert ; Miss Rose : Chloé Briot.
Gérald : Florian Laconi ; Nilakantha : Nicolas Cavallier ; Frédéric : Christophe Gay ; Hadji : Loïc Félix; marchand chinois : Patrice Laulan ; un Dombien :Cyril H&ritier ; un Kouravar : Xavier Seince.

Photos Atelier AC Delestrade :
1. Mallika Hadji, Lakmé, ;
2. Les intrus anglais dans le temple ;
3. Lakmé et Gérald ;
4. Danse des bayadères ;
5. Le marché indien ;
6. Lakmé et Nilakhanta ;  
7. Gérald (Laconi) ;
8. Lakmé (Devieilhe).




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