LA BOHÈME
Scènes lyriques en quatre
tableaux (1896).
Musique de Giacomo Puccini,
Livret de Luigi Illica et
Giuseppe Giacosa,
D’après le roman d’Henry Murger Scènes
de la vie de bohème (1851)
10 juillet
2012
L’œuvre
Je
reprends ici ce que j’écrivais le 8 janvier, dans ce blog même, à propos d’une
production de La Bohème à l’Opéra
de Marseille.
Vériste la musique de Puccini, cela se discute autant que le
naturalisme impossible de l’opéra où les gens ne parlent pas mais chantent. Le
vérisme n’est donc qu’une convention artistique de choix de sujets proches du
quotidien, le seul réalisme étant celui des sentiments, comme d’ailleurs
l’exprimait Puccini lui-même : «Il me faut mettre en musique des passions
véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les
larmes. »
D’ailleurs, à part la belle scène de jeu et de séduction entre Mimi
et Rodolphe, où leurs mains se cherchent en feignant de chercher les clés dans
le noir, comment croire, malgré l’exaltation née du désir et du contact, à
l’explosion immédiate de leur amour clamé et déclamé ? Nous sommes dans le
pacte théâtral qui joue de l’ellipse pour ne pas s’installer dans la durée de
la démonstration. Quant aux protagonistes, ces jeunes artistes en attente de
célébrité, le poète (Rodolfo), le peintre (Marcello), le philosophe (Colline)
et le musicien (Schaunard) partageant une misérable mansarde glacée, comment
croire au réalisme social et psychologique de ce « panel » trop délibérément
représentatif ? Et brûler allègrement sa pièce de théâtre ou son dernier
tableau juste pour faire du feu et des phrases enflammées, qui peut souscrire
au réalisme de la scène ? C’est pratiquement du théâtre dans le théâtre : une
mise en abyme de l’artifice.
Pour ces faux déclassés, il est clair, hier comme aujourd’hui, pour
ces fils de bourgeois qui peuvent se permettre de ne pas travailler pour vivre
la vie d’artiste sinon encore vivre de leur art, « la bohème », la misère en
passant n’est que les grandes vacances d’enfants gâtés : un luxe de nantis. La
seule vraie prolétaire, c’est Mimi la brodeuse, la cousette, la grisette, et
sans doute modèle posant nue, Musette, petite muse et amusette, de ces
messieurs bien en parenthèses artistiques d’une vie dont on sent qu’elle
rentrera dans le rang alors que l’une, phtisique, meurt, et que l’autre, ses
appas fanés, sombrera probablement dans la prostitution. C’est d’ailleurs ainsi
qu’est peinte la suite dans la zarzuela concise et poignante de Pablo
Zorozábal, sur un livret du grand écrivain Pío Baroja, Adiós a la bohemia (‘Adieu à la bohème’) qui pose avec un humour amer
le problème du réalisme et de l’idéalisme dans l’art.
La réalisation
Nadine Duffaut, dont
on suit depuis longtemps avec intérêt l’interprétation historique et très
culturelle qu’elle donne aux œuvres qu’elle monte avec finesse, en offre encore
une lecture subtile. Dans sa note, elle avoue n’être pas dupe de ce faux
réalisme de théâtre, de cette misère qui n’est que de théâtre, un jeu
d’apparences pour ces grands gamins joueurs, et ses jeunes bourgeois bohèmes
sont confortablement et élégamment vêtus.
C’est donc une scénographie expressive, quasi expressionniste d’Emmanuelle
Favre sous les lumières délimitant
des surfaces de Philippe Grosperrin
,
qui évacue, évide tout réalisme, tout naturalisme du décor : noms de rues
au sol pour les extérieurs, un angle d’immeuble stylisé qui épouse un pan en
saillie du théâtre antique, des montants de porte, embrasures de fenêtres
scandant la vaste scène. Pour moi, c’est un monde évidé, vidé de sa substance
vériste matérielle pour ne laisser qu’une épure ou, plutôt, le squelette :
monde ou ordre du monde en ruines (après un passage de
« pétroleuses » ?) dont il ne reste plus qu’un pan de mur debout
et des fenêtres vides. Monde passé dont on aurait fait table rase car ces
structures, plus qu’échafaudages de concrète reconstruction urbaine, semblent
un ensemble d’échafauds traçant une route parmi ces rues écrites au sol :
les lumières en perspectives latérales, rasantes, glaçantes, ou verticales,
font de ces ébauches de portes aux ombres portées, de ces montants verticaux,
sinon un chemin de croix, un parcours semé de potences, de gibets ou, plutôt,
de guillotines, d’une Révolution passée ou d’une autre à venir, avortée. Celle
de 1848 contemporaine du roman de Murger (1851) ou la Commune de 1871. Dessein
délibéré ou effet fortuit, l’interprétation de ce décor qui évacue le réel,
suggère une lecture politique et historique en ombre portée contextuelle au
texte du roman d’amour de la trame, à son époque.
Si les premières machines à coudre datent de la révolution (au moins
industrielle) du premier tiers du XIX e siècle, leur extension est
du Second Empire en France, et celle de Mimi, ne semble pas coudre le lien
social aussi troué que ces baies béantes sur des vides. C’est l’un des signes
daté historiquement parmi les accessoires réalistes du spectacle, l’échoppe du
cordonnier, le bistro et ses tables, les gâteaux, les meubles, et, en hauteur,
les pupitres de cette école pas encore de la III e République,
tableau noir, écoliers en blouse et maître à férule menaçante pour assagir les
petits prolétaires pas encore unis. Encore que la manif à drapeaux rouges après
la parade militaire, dans une perspective de fuite, le tract glissé à Mimi,
refusé par Rodolphe, paraissent annoncer allusivement une sorte de parcours
initiatique à venir comme celui, de l’écolier, de l’étudiant à L’Insurgé de Jules Vallès, fondateur du Cri du Peuple, élu de la Commune de Paris, condamné à mort et mort
en exil. Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, à peine relevés des parements rouges des uniformes,
d’une ombrelle éclose, des drapeaux ou de la robe incendiaire de Musette au
dernier acte, le canotier fripon de la coquine, les chapeaux melons, le canapé
capitonné Second Empire, disent cette époque. Pour le reste, poêle à frire,
poêle à rire sur le poêle, bureau de poète et chevalet du peintre, ce sont les
accessoires nécessaires essentiels de l’action.
À l’acte II, dans la foule, on a un peu de mal à distinguer
l’arrivée de Musette mais sans doute faut-il y voir un signe : est-ce elle
qui entre dans l’immeuble, passe dans cet hôtel de passe ou particulier d’un
riche protecteur ? La disparition éclair de Mimi dans une trappe, surprend
comme une farce-attrape mais la fosse véloce n'est-elle pas métaphore dérisoire de la fausse histoire d'amour trop rapide du début? Avalée, digérée, oubliée.
Interprétation
La
musique de Puccini, somptueuse et raffinée, passionnée, requiert, équilibre
difficile, un savant dosage à trouver entre l’affect et l’effet, grossir le
premier la faisant tomber dans l’effectisme grossier. L’orchestre y est un
personnage, un narrateur omniscient qui commente l’action externe et intime des
héros. Le chef Myung Whun Chung
en a donné une version exemplaire, portant l’orchestre et le plateau avec une
évidence, une « audience » exemplaires. Sans partition, de mémoire,
il scrute scène et fosse, donne un départ, ouvre ou serre le poing pour faire
éclore ou fermer un son. Danse souple de ces mains tendues comme en offrande,
offertes et ouvertes comme celles d’un danseur qui, soudain, scandent en
vive géométrie l’espace. Il presse, compresse le tempo, apaise ou exalte
l’orchestre, qu’il semble soulever soudain dans la vague d’un crescendo qui
épanouit les voix sur la rondeur montante de la houle. Il déroule le tapis
musical somptueux, rutilant des broderies de timbres colorés, avec une variété
que l’on dirait inépuisable.
Les chanteurs semblent portés par cette finesse puissante. En
Rodolphe, le poète, le ténor Vittorio
Grigolo
, très
convainquant, confirme hautement
toutes les qualités déjà affirmées : prestance physique séduisante et
sympathique, remarquable acteur, il est juvénile, fougueux, malicieux. La voix,
homogène sur tout le registre, est solaire, large, aisée, forte sans effort,
nuancée. À ses côtés, Inva Mula, timbre moelleux tout en douceur, rondeur, très
intérieure dans son grand air, prête une grâce fragile et poétique à Mimi, la
nimbant d’innocence et, déjà, d’une gravité quasi mystique qui annonce la fin. En effet
contrastant, grande sauterelle canaille, grande allure délurée, incisive dans
sa voix, Nicola
Beller-Carbone est une Musette
amusante, muse effrontée et affrontée d’un Marcel campé de sa somptueuse voix
par Ludovic
Tézier en grande forme, râleur
mais bon enfant. À ses côtés, Lionel Lhote, solide voix de baryton, mobile, bondissant, donne
au musicien Schaunard une verve et un allant irrésistibles. Il appartient
à la sombre et profonde basse de Marco Spotti
, de chanter avec un phrasé superbe, le funèbre
requiem à son manteau du philosophe Colline. Jean-Marie
Fremeau campe un plaisant vieux
vert Alcindoro dépassé par Musette et, comme toujours, tous les autres rôles
sont fort bien tenus, sans parler de chœurs allègres et bien en place dans le désordre joyeux du II.
Chorégies d’Orange
La Bohème de Puccini, 7et 10 juillet
Orchestre
Philharmonique de Radio France, Chœurs d'Angers-Nantes Opéra, de
l'Opéra-Théâtre d'Avignon et des Pays de Vaucluse, de l'Opéra de Toulon
Provence-Méditerranée, Maîtrise des Bouches-du-Rhône
sous la direction
musicale de Myung Whun Chung
.
Mise en
scène : Nadine
Duffaut ; scénographie : Emmanuelle Favre ;
costumes : Katia Duflot
; éclairages :
Philippe
Grosperrin
.
Mimi : Inva Mula
; Musetta : Nicola
Beller-Carbone ;
Rodolfo : Vittorio
Grigolo
; Marcello : Ludovic
Tézier ;
Colline : Marco Spotti
;
Schaunard :
Lionel Lhote ;
Benoît : Lionel
Peintre ;
Alcindoro : Jean-Marie
Fremeau ;
Parpignol : Jean-Pierre
Lautré ; le Sergent douanier : Xavier Seince ; le douanier : Antoine Abello ; le vendeur
ambulant : Bo Sum
Kim .
Photos
1, 2, 3 : © Philippe Gromelle.
3. Au céfé Momus ;
Photo 4 : © Photo Christian Bernateau
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