samedi, juillet 14, 2012

CHORÉGIES D'ORANGE

LA BOHÈME
Scènes lyriques en quatre tableaux (1896).
Musique de Giacomo Puccini,
Livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa,
D’après le roman d’Henry Murger Scènes de la vie de bohème (1851)
10 juillet 2012
L’œuvre
Je reprends ici ce que j’écrivais le 8 janvier, dans ce blog même, à propos d’une production de La Bohème à l’Opéra de Marseille.
Vériste la musique de Puccini, cela se discute autant que le naturalisme impossible de l’opéra où les gens ne parlent pas mais chantent. Le vérisme n’est donc qu’une convention artistique de choix de sujets proches du quotidien, le seul réalisme étant celui des sentiments, comme d’ailleurs l’exprimait Puccini lui-même : «Il me faut mettre en musique des passions véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les larmes. »
D’ailleurs, à part la belle scène de jeu et de séduction entre Mimi et Rodolphe, où leurs mains se cherchent en feignant de chercher les clés dans le noir, comment croire, malgré l’exaltation née du désir et du contact, à l’explosion immédiate de leur amour clamé et déclamé ? Nous sommes dans le pacte théâtral qui joue de l’ellipse pour ne pas s’installer dans la durée de la démonstration. Quant aux protagonistes, ces jeunes artistes en attente de célébrité, le poète (Rodolfo), le peintre (Marcello), le philosophe (Colline) et le musicien (Schaunard) partageant une misérable mansarde glacée, comment croire au réalisme social et psychologique de ce « panel » trop délibérément représentatif ? Et brûler allègrement sa pièce de théâtre ou son dernier tableau juste pour faire du feu et des phrases enflammées, qui peut souscrire au réalisme de la scène ? C’est pratiquement du théâtre dans le théâtre : une mise en abyme de l’artifice.
Pour ces faux déclassés, il est clair, hier comme aujourd’hui, pour ces fils de bourgeois qui peuvent se permettre de ne pas travailler pour vivre la vie d’artiste sinon encore vivre de leur art, « la bohème », la misère en passant n’est que les grandes vacances d’enfants gâtés : un luxe de nantis. La seule vraie prolétaire, c’est Mimi la brodeuse, la cousette, la grisette, et sans doute modèle posant nue, Musette, petite muse et amusette, de ces messieurs bien en parenthèses artistiques d’une vie dont on sent qu’elle rentrera dans le rang alors que l’une, phtisique, meurt, et que l’autre, ses appas fanés, sombrera probablement dans la prostitution. C’est d’ailleurs ainsi qu’est peinte la suite dans la zarzuela concise et poignante de Pablo Zorozábal, sur un livret du grand écrivain Pío Baroja, Adiós a la bohemia (‘Adieu à la bohème’) qui pose avec un humour amer le problème du réalisme et de l’idéalisme dans l’art.
La réalisation
Nadine Duffaut, dont on suit depuis longtemps avec intérêt l’interprétation historique et très culturelle qu’elle donne aux œuvres qu’elle monte avec finesse, en offre encore une lecture subtile. Dans sa note, elle avoue n’être pas dupe de ce faux réalisme de théâtre, de cette misère qui n’est que de théâtre, un jeu d’apparences pour ces grands gamins joueurs, et ses jeunes bourgeois bohèmes sont confortablement et élégamment vêtus.
C’est donc une scénographie expressive, quasi expressionniste d’Emmanuelle Favre sous les lumières délimitant des surfaces de Philippe Grosperrin

, qui évacue, évide tout réalisme, tout naturalisme du décor : noms de rues au sol pour les extérieurs, un angle d’immeuble stylisé qui épouse un pan en saillie du théâtre antique, des montants de porte, embrasures de fenêtres scandant la vaste scène. Pour moi, c’est un monde évidé, vidé de sa substance vériste matérielle pour ne laisser qu’une épure ou, plutôt, le squelette : monde ou ordre du monde en ruines (après un passage de « pétroleuses » ?) dont il ne reste plus qu’un pan de mur debout et des fenêtres vides. Monde passé dont on aurait fait table rase car ces structures, plus qu’échafaudages de concrète reconstruction urbaine, semblent un ensemble d’échafauds traçant une route parmi ces rues écrites au sol : les lumières en perspectives latérales, rasantes, glaçantes, ou verticales, font de ces ébauches de portes aux ombres portées, de ces montants verticaux, sinon un chemin de croix, un parcours semé de potences, de gibets ou, plutôt, de guillotines, d’une Révolution passée ou d’une autre à venir, avortée. Celle de 1848 contemporaine du roman de Murger (1851) ou la Commune de 1871. Dessein délibéré ou effet fortuit, l’interprétation de ce décor qui évacue le réel, suggère une lecture politique et historique en ombre portée contextuelle au texte du roman d’amour de la trame, à son époque.
Si les premières machines à coudre datent de la révolution (au moins industrielle) du premier tiers du XIX e siècle, leur extension est du Second Empire en France, et celle de Mimi, ne semble pas coudre le lien social aussi troué que ces baies béantes sur des vides. C’est l’un des signes daté historiquement parmi les accessoires réalistes du spectacle, l’échoppe du cordonnier, le bistro et ses tables, les gâteaux, les meubles, et, en hauteur, les pupitres de cette école pas encore de la III e République, tableau noir, écoliers en blouse et maître à férule menaçante pour assagir les petits prolétaires pas encore unis. Encore que la manif à drapeaux rouges après la parade militaire, dans une perspective de fuite, le tract glissé à Mimi, refusé par Rodolphe, paraissent annoncer allusivement une sorte de parcours initiatique à venir comme celui, de l’écolier, de l’étudiant à L’Insurgé de Jules Vallès, fondateur du Cri du Peuple, élu de la Commune de Paris, condamné à mort et mort en exil. Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, à peine relevés des parements rouges des uniformes, d’une ombrelle éclose, des drapeaux ou de la robe incendiaire de Musette au dernier acte, le canotier fripon de la coquine, les chapeaux melons, le canapé capitonné Second Empire, disent cette époque. Pour le reste, poêle à frire, poêle à rire sur le poêle, bureau de poète et chevalet du peintre, ce sont les accessoires nécessaires essentiels de l’action.
À l’acte II, dans la foule, on a un peu de mal à distinguer l’arrivée de Musette mais sans doute faut-il y voir un signe : est-ce elle qui entre dans l’immeuble, passe dans cet hôtel de passe ou particulier d’un riche protecteur ? La disparition éclair de Mimi dans une trappe, surprend comme une farce-attrape mais la  fosse véloce n'est-elle pas métaphore dérisoire de la fausse histoire d'amour  trop rapide du début? Avalée, digérée, oubliée.
Interprétation
La musique de Puccini, somptueuse et raffinée, passionnée, requiert, équilibre difficile, un savant dosage à trouver entre l’affect et l’effet, grossir le premier la faisant tomber dans l’effectisme grossier. L’orchestre y est un personnage, un narrateur omniscient qui commente l’action externe et intime des héros. Le chef Myung Whun Chung
 en a donné une version exemplaire, portant l’orchestre et le plateau avec une évidence, une « audience » exemplaires. Sans partition, de mémoire, il scrute scène et fosse, donne un départ, ouvre ou serre le poing pour faire éclore ou fermer un son. Danse souple de ces mains tendues comme en offrande, offertes et ouvertes comme celles d’un danseur qui, soudain, scandent en vive géométrie l’espace. Il presse, compresse le tempo, apaise ou exalte l’orchestre, qu’il semble soulever soudain dans la vague d’un crescendo qui épanouit les voix sur la rondeur montante de la houle. Il déroule le tapis musical somptueux, rutilant des broderies de timbres colorés, avec une variété que l’on dirait inépuisable.
Les chanteurs semblent portés par cette finesse puissante. En Rodolphe, le poète, le ténor Vittorio Grigolo, très convainquant, confirme hautement toutes les qualités déjà affirmées : prestance physique séduisante et sympathique, remarquable acteur, il est juvénile, fougueux, malicieux. La voix, homogène sur tout le registre, est solaire, large, aisée, forte sans effort, nuancée. À ses côtés, Inva Mula, timbre moelleux tout en douceur, rondeur, très intérieure dans son grand air, prête une grâce fragile et poétique à Mimi, la nimbant d’innocence et, déjà, d’une gravité quasi mystique qui annonce la fin. En effet contrastant, grande sauterelle canaille, grande allure délurée, incisive dans sa voix, Nicola Beller-Carbone est une Musette amusante, muse effrontée et affrontée d’un Marcel campé de sa somptueuse voix par Ludovic Tézier en grande forme, râleur mais bon enfant. À ses côtés, Lionel Lhote, solide voix de baryton, mobile, bondissant, donne au musicien Schaunard une verve et un allant irrésistibles. Il appartient à la sombre et profonde basse de Marco Spotti
, de chanter avec un phrasé superbe, le funèbre requiem à son manteau du philosophe Colline.  Jean-Marie Fremeau campe un plaisant vieux vert Alcindoro dépassé par Musette et, comme toujours, tous les autres rôles sont fort bien tenus, sans parler de chœurs allègres et bien en place dans le désordre joyeux du II.
Chorégies d’Orange
La Bohème de Puccini, 7et 10 juillet
Orchestre Philharmonique de Radio France, Chœurs d'Angers-Nantes Opéra, de l'Opéra-Théâtre d'Avignon et des Pays de Vaucluse, de l'Opéra de Toulon Provence-Méditerranée, Maîtrise des Bouches-du-Rhône
 sous la direction musicale de Myung Whun Chung
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Mise en scène : Nadine Duffaut ; scénographie : Emmanuelle Favre ; 
costumes : Katia Duflot
 ; éclairages : Philippe Grosperrin

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Mimi : Inva Mula
 ; Musetta : Nicola Beller-Carbone ; 
Rodolfo : Vittorio Grigolo
 ; Marcello : Ludovic Tézier ; 
Colline : Marco Spotti
 ; Schaunard : Lionel Lhote ; 
Benoît : Lionel Peintre ; 
Alcindoro : Jean-Marie Fremeau ; 
Parpignol : Jean-Pierre Lautré ; le Sergent douanier : Xavier Seince ; le douanier : Antoine Abello ; le vendeur ambulant : Bo Sum Kim .
Photos 1, 2, 3 : © Philippe Gromelle.
1. Vittorio Grigolo ;
2. Vittorio Grigoloet Inva Mula ;
3. Au céfé Momus ;
Photo 4 : © Photo Christian Bernateau
4.  Nicola Beller-Carbone.



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