SACHA ET MOÂ
Carte blanche à Édouard Exerjean
Théâtre de Lenche
9 mai 2012
Le théâtre de Lenche non seulement poursuit une programmation
théâtrale de qualité, mêlant grands textes classiques et des créations de
jeunes compagnies, mais propose de plus un mois musical. Ce mois-ci, carte
blanche était offerte à notre concitoyen Édouard Exerjean, grand pianiste reconnu, qui, longtemps hésitant
entre théâtre et musique, courant longtemps avec succès sur les ondes
musicales, a décidé depuis des années de marier ses deux amours pour offrir des
spectacles où il est pianiste et comédien à la fois, et l’érudit et délicat anthologiste
de textes délicieux et raffinés de grands écrivains.
Lenche a déjà permis
l’éclosion de nombre de ses concerts mêlant les mots et les notes, Mes
partitions littéraires, Colette
l’insoumise, Mes portraits de
cœur, Cocteau, du visible à
l’invisible et, ce mois-ci, Sacha
et Moâ sur des textes de Guitry.
Sous une immense photo de Guitry, un portrait tachiste et un autre clownesque chapeau jusqu'aux yeux, un piano sur scène, un fauteuil et un petit bureau Louis XVI, un
portemanteau où sont accrochées deux somptueuses robes de chambre chamarrées,des lumières délimitant des espaces, éclairant le visage soudain grave, des
déplacements et des gestes sobres mais justes, voilà la simple mise en jeu, toute discrète
de Maurice Vinçon effacé derrière
Exerjean.
Que pourrais-je dire de ce dernier que je n’aie déjà
dit ? J’en écrivais ceci le 24 Mars 2008 :
« Élève de Pierre Barbizet, lui-même professeur, longtemps
partenaire à deux mains de Philippe Corre, applaudi à quatre par le public,
dire d’Exerjean que c’est un grand pianiste, c’est défoncer une porte ouverte
alors que ce Grand Prix du Disque ouvre grandes les fenêtres pour aérer au
grand vent la formule du concert. Il ne lui suffit pas de bien jouer du piano,
il élargit son clavier de son talent d’acteur, de diseur, pour mettre en
vibration des textes amoureusement choisis, rares ou méconnus, avec des pièces
de piano, tout aussi méditées qui en sont un horizon élargi vers le rêve, un
indicible prolongement. »
Je ne pense pas que cette présentation ait vieilli. Et pourtant, je suis encore ébahi de cette puissance du
verbe et du jeu, de cette mémoire sans faille, de cette élocution sans
défaillance qui, pendant près d’une heure et quart, seul sur scène, tient
suspendu, à son souffle inépuisable un public hors d’haleine, soufflé,
époustouflé, bluffé devant la performance, comme si c’était nous qui avions
parlé tant de temps, joué autant.
La prédilection d’Édouard Exerjean semble le porter surtout vers des
musiques françaises de l’entre-deux guerres, éclatantes de vie et d’inventivité
après l’explosion mortifère de 14/18 et avant celle de 39/40. Les textes aussi,
amoureusement choisis, sont de grands auteurs de cette époque. Cette fois,
c’était Sacha Guitry, acteur, auteur dramatique total, cinéaste, romancier,
remportait ses suffrages et rencontrait les nôtres.
Alexandre
(Sacha en est le diminutif) Guitry, né à Saint-Pétersbourg, mort à Paris
(1885-1557), était fils de Lucien Guitry, grand acteur de théâtre, le plus
grand de son temps avec Sarah Bernhardt selon Guitry fils. Ce dernier a écrit
cent-vingt-sept pièces, beaucoup à succès, dont il assurait la mise en scène et
l’interprétation, en a adapté lui-même dix-sept au cinéma, car il fut
réalisateur et acteur de trente-six films (Si Versailles m’était conté). Pour Yvonne Printemps, sa deuxième femme, il écrit
des textes de comédies musicales. Il fut par ailleurs auteur d’un roman, Mémoires
d'un tricheur qu’il porta aussi à
l’écran. Orson Welles le considérait comme un maître, ainsi que Truffaut et les
cinéastes de la Nouvelle Vague.
On a encore dans l’oreille sa grande voix théâtrale, pompeuse,
déclamatoire dont il était le premier à se moquer. De lui, on retient les
répliques cinglantes, frappantes, les mots d’esprits, les saillies, les traits
acérés, ciselés, la fausse misogynie de cet amoureux des femmes :
« Parler
des femmes, c’est en dire du mal » ; « Les femmes, je suis
contre… tout contre. » Il présentait ainsi son mariage avec la jeune
Jacqueline Delubac : « J’ai le double de son âge, il est donc juste
qu’elle soit ma moitié ». Il en épousa cinq et disait :
« Le mariage, c’est
résoudre à deux les problèmes que l’on n’aurait pas eus tout seul. »
Quand on l’arrêta brutalement à la Libération en août 44, il
racontait :
« Ils m’emmenèrent menotté à la mairie. J’ai cru qu’on allait
me marier de force! », ajoutant : « La libération, j’en ai été
le premier prévenu.» Un accusé, un prévenu qui en valait deux par la verve
et le verbe avec lesquels, par la bouche amèrement ironique d’Exerjean, il
narre cette iniquité de son arrestation en procédure inverse : emprisonné
d’abord, interrogé après, inculpé jamais mais soixante jours d’emprisonnement
sans preuves, au camp de Drancy, exposé à la vue et visées malveillantes de
tous, à Fresnes, « où l’on est gardé », dit-il avec une belle
autodérision, « protégé, ni visé ni visité. » Pour aboutir à un non
lieu :"Donc, il n’y avait pas lieu !"
Et c’est l’un des mérites de ce choix subtil de textes où le
diseur nous fait passer du
comédien toujours en scène et metteur en scène de sa vie à ce basculement vers
le drame sans dramatisme mais avec une dignité humaine d’une grande noblesse :
on attend l’auteur et l’on trouve un homme. À l’impudeur de l’acteur fait pièce
la pudeur de l’auteur, l’un exposant le personnage, l’autre livrant pudiquement
la personne, nue sans doute, mais habillée par le style et l’humour même dans les
moments terribles. Magnifique auto-plaidoyer lorsqu’il balaie, avec des
syllogismes dignes de la rhétorique grecques, les accusations mensongères de
ses calomniateurs : anti-sémite ? Son amie Arletty, qui subit la même
avanie mais pour des raisons fondées, le disait juif et il en protégea par sa
notoriété. Anti-français ? En pleine Occupation allemande, il met des
tirades patriotiques dans Désirée Clary, dans la reprise de Pasteur,
qu’il avait écrit pour son père. Même sans grand discernement politique, il avait
toujours exalté les gloires de la France, et il n’avait jamais joué ni autorisé
une de ses pièces en Allemagne.
Ce n’est donc pas seulement une promenade en Guitry l’auteur
boulevardier dont les répliques font mouche que nous offre notre fine mouche de
diseur, mais une réflexion humaine sur les apparences, qui peuvent amener à
tuer (le pistolet sur la tempe) et la vérité profonde d’un auteur passant pour
superficiel.
Bien sûr, Exerjean, nous aura délecté auparavant avec les paradoxes
et l’esprit de Guitry et d’autres traits de Madame de Sévigné, Rivarol
Talleyrand et autres beaux esprits. Amoureux, gourmet, gourmand des mots, il
les détaille, les distille, les susurre, les murmure, les profère, les vocifère
quand il faut, en épousant toutes les nuances, avec un grand éventail de tons
dans la palette de l’humour : goguenard, narquois, insolent, railleur,
persifleur. Il y a aussi la tendresse dans sa voix ronde quand il évoque le
père Lucien et la passion de ce faux cynique de Sacha parlant du théâtre.
Et, comme un répit dans le débit lent ou rapide des textes, une respiration, une parenthèse qui est une ouverture sur le souffle de la musique, Édouard laisse le bureau, le fauteuil, passe au piano, nous donne un Debussy primesautier, une barcarolle rêveuse du compatriote russe Tchaïkovski, celle languide d’Offenbach, le vigoureux et allègre galop du Petit âne blanc d’Ibert, une valse de Reynaldo Hahn, Mozart, etc, et il nous fait le cadeau irrésistible de chanter, de l’opérette de l’intraitable Messager, L’Amour masqué, le fameux air J’ai deux amants que Guitry écrivit pour sa femme Yvonne Printemps, qui en avait plus d’un. Il nous gratifiera encore des couplets de Amusez-vous ! de Willemetz mis en musique par W. R. Haymann et qui furent chanté déjà par Albert Préjean et Jean Gabin, peut-être une écho à Indignez-vous ! d’aujourd’hui de ce « monde de merde. »
Et, comme un répit dans le débit lent ou rapide des textes, une respiration, une parenthèse qui est une ouverture sur le souffle de la musique, Édouard laisse le bureau, le fauteuil, passe au piano, nous donne un Debussy primesautier, une barcarolle rêveuse du compatriote russe Tchaïkovski, celle languide d’Offenbach, le vigoureux et allègre galop du Petit âne blanc d’Ibert, une valse de Reynaldo Hahn, Mozart, etc, et il nous fait le cadeau irrésistible de chanter, de l’opérette de l’intraitable Messager, L’Amour masqué, le fameux air J’ai deux amants que Guitry écrivit pour sa femme Yvonne Printemps, qui en avait plus d’un. Il nous gratifiera encore des couplets de Amusez-vous ! de Willemetz mis en musique par W. R. Haymann et qui furent chanté déjà par Albert Préjean et Jean Gabin, peut-être une écho à Indignez-vous ! d’aujourd’hui de ce « monde de merde. »
Le moi
était odieux pour Pascal et les jansénistes. Sacha et Moâ, ironisant sur l’égocentrisme auto-parodié de
Guitry, a la pudeur de se cacher, pour Exerjean, sous le service de l’autre,
des autres, l’auteur et les compositeurs, et, pour Sacha, sous l’humour, qui
est la pudeur du Je par le jeu.
Quelques disques d’Édouard Exerjean :
Piccolo & compagnie, Eugène Damaré, Paul-Agricole Genin, Johannes
Donjon,...[et al.] ; Jean-Louis Beaumadier, Alain Marion, flûtes ; Jean
Koerner, Edouard Exerjean, piano ; Ensemble instrumental La Follia. Éditeur Calliope, 1998.
Caprices Viennois, Franz Doppler ; Alain Marion, Jean-Louis
Beaumadier, flûtes ; Edouard Exerjean, piano. Éditeur Calliope, 1993
Le groupe des six, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine
Tailleferre... [et al.] ; Philippe Corre, Edouard Exerjean. Éditeur Pierre Vérany, 1986
Théâtre
de Lenche : Carte blanche à Édouard Exerjean
Programme
:
9 au 19
mai : Sacha et Moâ. Création
Montage de
textes de Sacha Guitry, piano et jeu : Edouard Exerjean ; mise en jeu :
Maurice Vinçon.
Dimanche
20 mai 16h : Concert Piano /
Violon : Fanny Clamagirand, violon, Edouard
Exerjean, piano.
22 au 25
mai : Le Courrier de Monsieur Pic. Lecture et jeu : Edouard Exerjean et
Maurice Vinçon ; piano : Edouard Exerjean.
Samedi
26 Mai, 20h30 : Concert de Clôture, Piano à 4 mains Sofja Gülbadamova, piano, Edouard
Exerjean, piano
Renseignements
et réservations : 04
91 91 52 22 www.theatredelenche.info
Théâtre de
Lenche : 4, place de Lenche– 13002 Marseille
• Dates et horaires: Mardi, vendredi et samedi à 20h30
Mercredi et jeudi à 19h Dimanche 20 mai à 16h
• Tarifs : Général : 16 € ; Réduit : 8 € (intermittents,
moins de 18 ans, habitants du 2e arrond., adhérents théâtres
partenaires, chômeurs) | Bénéficiaires du RSA : 2€
Photos :
Christiane Robin.
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