Drame lyrique en quatre actes,
Livret d’Arrigo Boito, d’après Shakespeare
musique de Giuseppe Verdi (1887)
Opéra de Toulon,
15 mai 2012
L’œuvre
On connaît la pièce de Shakespeare, inspirée d’une nouvelle
italienne, le Maure de Venise, ce capitaine au service de la Sérénissime, fait
gouverneur de Chypre pour ses victoires sur les Turcs menaçant la Méditerranées
et les territoires vénitiens, époux d’une noble Vénitienne et la tuant par
jalousie. Le génial librettiste et compositeur Arrigo Boito en tira un livret
resserré et plus efficace dramatiquement ; Verdi, prétendument retiré
jusque-là de l’opéra, l’auréola d’une musique qui en fit un chef-d’œuvre
incontesté de l’art lyrique. Drame de la jalousie magistralement et
machiavéliquement tissé fil à fil, fil d’un mouchoir et d’un rasoir par un
« honest Iago », un apparemment honnête Iago pour des raisons de
basse vengeance chez le dramaturge
(femme ancienne maîtresse du maître Othello et perte offensante d’une
promotion), motivation plus sourde et sournoise chez le librettiste qui, à
l’offense de la promotion manquée, ajoute surtout une dimension métaphysique,
nihiliste, à ce personnage, génie grandiose du mal, dans un Credo
terrible : le mal pour le mal de l’homme mauvais dans un monde mauvais, né
dans la fange et destiné au néant. Crime sans châtiment d’un dieu cruel dont il
est suivant et servant.
Moins sensible, mais perceptible à un bon metteur en scène, serait
aussi la haine raciale : Othello, même christianisé, apparemment
« assimilé », « intégré » dirions-nous aujourd’hui, est un
Maure : c’est donc aussi le drame d’une insolite et impossible greffe
entre deux cultures, deux mondes, deux classes, le mercenaire bronzé et la
patricienne blonde, mariage par ailleurs inégal puisque, dans la pièce, il est
plus âgé… Tous les ingrédients pour exacerber les malentendus jusqu’à la
tragédie finale.
La réalisation
Hélas, ce n’est pas dans la mise en scène, ou plutôt plate et pâle
régie de Giulio Ciabatti, à
l’ancienne, qu’on peut trouver la moindre complexité ou profondeur. Il semble
s’être contenté de faire entrer et sortir, encore avec beaucoup de maladresse,
les personnages, exemple accablant, la dernière scène où tout le monde est
debout, immobile, bras ballants, devant le cadavre de Desdémone et autour
d’Otello, sans trop savoir que faire. Sans compter la saint-sulpicienne
guirlande d’enfants avec roses et lis, pléonastique puisque le texte parle déjà
de ces fleurs. Puis il y a l’emphase grandguignolesque de gestes ostentatoires
ponctuant et surlignant les rideaux de fin d’acte : Iago bras levé, et
sorte d’apothéose naïve de fond, descendant du ciel, sur le lit des époux
morts.
Il reste que le décor, ce palais classique, gris, est beau, ce sol en miroir, avec
quelques signes intéressants, le sextant, le sablier sur le bureau (servant à
faire le point sur les navires), la belle cuirasse dorée, la robe de chambre en
brocart noire et or , le lit de mort comme une mer (Pier Paolo Bisleri ). Les costumes de Chiara Barichello sont d’époque, somptueux, avec ce
qu’il faut d’exotisme oriental pour cette colonie vénitienne de Chypre.
C'est décoratif et chic. Lumières, on les cherche encore avec une lanterne en plein midi, excepté, les
faciles éclairs et clairs-obscurs de la scène première de la tempête.
Interprétation
Fort heureusement, la fosse et les chanteurs compensent les manques
de la scène qui ne peut leur être imputée.
L’Orchestre et le
chœur de l’Opéra de Toulon (Christophe
Bernollin) sont au mieux pour servir
la beauté de cette musique que la baguette, précise et souple, de Giuliano
Carella transcende, enflamme sans jamais appuyer les effets, attentif à
ciseler ces petits motifs cinglants, sanglants, poignants, ces couleurs
instrumentales qui parsèment comme les reliefs du brocart la soie ou le velours
d’une trame orchestrale nourrie où se fond le tissu vocal, dans une étoffe
généreuse jamais déchirée, largement déployée.
La distribution est digne d’éloge des premiers aux derniers rôles
qui n’ont que quelques interventions brèves : nuit du timbre de Nika
Guliashvili, allure et noblesse
grave de Frédéric Caton, souple
clarté de Giorgio Trucco en Roderigo
manipulé. Le quatuor central est exceptionnel : le Cassio de Stanislas
de Barbeyrac justifie bien la jalousie d’Otello par l’allure, la figure, la voix
ferme et lumineuse de jeune héros solaire béni des dieux malgré l’épisode noir
ourdi par Iago pour le noircir, pion inconscient du rôle qu’il joue, de l’enjeu
qu’il est, se tirant du drame en triomphateur comme un canard sur lequel glisse
l’eau sans le mouiller. Certains spectateurs, s’attendant à ce qui est attendu,
furent déçu de l’apparence de Falstaf rebondi du Iago d’Alberto
Mastromarino. Pourtant, je trouve
que ce physique apparemment jovial et même timoré de bon gros Michel Simon,
inspirant confiance, rend encore plus sinistre sa machination comme une eau
dormante, rassurante (« Honest Iago ») à qui l’on donnerait le bon
Dieu sans confession. Mais il est de confession du Diable, son émule de maître.
Sa voix est puissante, terrifiante, son air à boire en gammes descendantes est
un ricanement sinistre. Quant à Otello, mince, râblé, hâlé ce qu’il faut,
sombre, il est incarné avec justesse, grandeur et puissance, par Marius Vlad, voix tonnante quand il faut, aux arêtes de lame de
couteau mais douce, nuancée, presque murmurée de torture dans d’autres. C’est
un fauve blessé pathétique sans pathétisme exagéré.
Le rôle ne prête malheureusement pas à l’Emilia de Nona
Javakhidze de déployer le velours
d’un timbre de mezzo qui nous fait aussitôt regretter de ne point l’entendre
davantage. Desdemona, déjà appréciée du
temps du CNIPAL, c’est Hiromi Omura.
La voix a généreusement mûri, élargie du grave à l’aigu, épanouie, le timbre
déjà coloré, fruité, ouvre un bel éventail de couleurs, de nuances, avec des
piani exquis et douloureux. Dans sa dernière et grande scène, la voix semble
déjà embuée par ces larmes dont elle a le pressentiment oppressant. De
l’inconscience insistante face à son jaloux d’époux pour la grâce de Cassio,
elle passe, avec une grandissante noblesse, à la tragédie consentie de
l’innocence face au bourreau, nous serrant la gorge d’émotion.
Photos : ©Frédéric Stéphan
1. Lis et roses…
2. L'outrage public à Desdémone ;
3. Lit de mer et de mort.
OTELLO de Verdi
Opéra de
Toulon
11, 13,
15 mai 2012
Orchestre
et chœur de l’Opéra de Toulon.
Direction
musicale : Giuliano Carella
Mise en
scène : Giulio Ciabatti ; décors : Pier Paolo Bisleri ; costumes : Chiara
Barichello ; Lumières :
Iuraj Saleri
Distribution :
Desdemona : Hiromi Omura ; Emilia : Nona Javakhidze.
Otello :
Marius Vlad ; Iago : Alberto Mastromarino ; Cassio : Stanislas
de Barbeyrac ; Lodovico : Frédéric Caton ; Roderigo : Giorgio
Trucco ; Montano :
Nika Guliashvili.
Production
du Teatro Lirico « Giuseppe Verdi » de Trieste ;
Coproduction
avec le Théâtre National Croate et le Festival de la Corogne.
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