dimanche, février 05, 2012

JEKYLL


JEKYLL
OPÉRA PHILOSOPHIQUE ET TERRIFIANT
LIVRET, CATHERINE MARNAS, RAOUL LAY, FRANÇOIS FLAHAUT,
MUSIQUE DE RAOUL LAY,
THÉÂTRE LES SALINS, MARTIGUES,
19 JANVIER 2012
La dualité des choses, la double face des êtres ont toujours fasciné l’homme. En témoigne, entre autres, la figure romaine de Janus bifront, ce personnage qui a le même visage à l’endroit et à l’envers, inquiétante image, trouble du double, de la duplicité, qui peut se décliner en antithèse devant/derrière, ombre/lumière, bien ou mal : ambivalence humaine, schizophrénie explorée depuis par la psychanalyse. De ce rêve ou cauchemar d’un solipsiste duo sont nées bien des légendes noires, femme-serpent, loup-garou, etc. Et, folle ambition de la science manipulatrice (même pas encore génétique), tel ce cas posé par R. L. Stevenson en plein siècle scientiste (Strange case of Doctor Jekyll and Mister Hyde, 1885) et proposé depuis dans de nouveaux avatars, au sens précis du terme, changements de visages, dans les virages et rivages de romans et cinéma : ce médecin fou, le Docteur Jékyll, qui, en voulant, par une opération, séparer en lui le bien et le mal, se transforme la nuit en un assassin, Docteur Hyde. En voulant rester propre, la main droite n’ignore plus ce que fait la gauche, sale, solidaires chez le solitaire héros.
Sur toute la mythologie antique des métamorphoses, c’est ici l’ambition folle du savant, sujet qui fait de lui-même l’objet d’expériences démiurgiques : désir de créer, à partir de l’Un, non un second être par parthénogenèse ou clonage du même, mais un Autre radicalement différent, opposé, contradictoire. Je est vraiment un Autre comme dira Rimbaud à la même époque. Le médecin manipulateur de la vie se greffe donc, littéralement et littérairement, sur l’autre grande tradition de géants insurgés de la pensée humaine, Prométhée, Faust, démiurges à défaut d’être Dieu, confrontés puis affrontés au Créateur qui ne tolère pas de rival. Quelques décennies auparavant, c’était la toute jeune Marie Shelley qui donnait forme à ce mythe ancien du savant, le Docteur Frankenstein, créant un être sans Dieu, qui ne pouvait qu’être un monstre ; un peu plus tard, E. T. A. Hoffmann crée sa poupée automate Olympia. Le sommeil de la raison engendrait des monstres pour Goya au début du même siècle, mais les rêves éveillés de la raison scientifique, on n’a plus à le prouver à notre époque, engendrent la monstruosité du mal.
L’œuvre
Sur la réalité des terreurs enfantines et le plaisir enfantin de se faire peur, Raoul Lay, air d’éternel adolescent où pointe encore l’enfance, l’artiste étant l’adulte qui garde encore en lui le nécessaire esprit d’enfance, a bâti avec ses complices ce conte au large spectre, spectral, interprété en partie par des enfants, adressé à des enfants , parlant donc à chacun de nous à divers niveaux.
Pour l’adulte, des références ou des allusions aux écrivains et poètes romantiques allemands, ou franco-allemand tel Chamisso (mis en musique par Schumann) et son héros sans ombre, peut-être Achim von Arnim (mis en musique par Mahler) dont les contes fantastiques, furent traduits en français par Théophile Gautier sous le nom de Contes bizarres (1856), le fantasque et fantastique Dorian Grey de Wilde et, finalement, parfaitement en situation, des extraits pertinents de Freud auquel ce romantisme délétère et névrotique, cette inquiétante étrangeté, sied bien. Pertinence chronologique et thématique des références, bien savantes sans doute, pour sous-tendre cette narration par le maléfique docteur lui-même. Le philosophe François Flahaut, psycho-pédagogue, en projections sur tulle (Laure Desmazières, Michele Guinieri) dans un milieu quotidien qui contraste avec l’insolite de la scène, éclaire en métaphores didactiques tout aussi quotidiennes (la cocotte minute des pulsions) pour le public d’enfants notre fascination du mal, le désir de peur, commentaires simples pour le jeune public, trop élémentaires sans doute pour les adultes, dans un va et vient entre esthétique et éthique trop penchant à la morale moralisante.
D’emblée, d’entrée, si chromatisme signifie couleur, la musique, une brève cellule chromatique obsédante, au violon et violoncelle, trame serrée d’angoisse (angst en allemand, chère à Freud), installe une brume sombre, mystérieuse, ponctuée de tintements de clochettes, pluie d’argent estompé, brouillée de brouillard, sur nappe de cordes frottées, feutrées : climat diffus, atmosphère à la fois inquiétante et envoûtante. Fond de scène fondu du chœur homophonique d’enfants et quelques adultes ; a cappella, une voix de femme lance une lancinante et douce berceuse enveloppante, maternelle, en anglais, du Britten emmitouflé dans ce sfumato sonore efficient. Notes en gammes montantes et descendantes affolées sur tous les pupitres. Même efficacité des clins d’œil à Berg, sans doute au Schönberg des musiques ou ambiances de cabaret viennois, allusions ludiques au baroque, dans des subtilités de timbres d’une musique instrumentée plus qu’orchestrée, servant au mieux ces quelques solistes rigoureux de l’Ensemble Télémaque sous la direction toujours si précise du compositeur et chef, jamais mieux servi que par lui-même. Les voix sont superbement traitées dans leur tessiture : chaleur du baryton Yannis François sur l’égalité du timbre, luminosité et ampleur pour la soprano magnifiée vocalement par la longue complicité artistique entre Lay et Peyré. Il y a une parfaite adéquation de la musique aux moyens des interprètes, une évidente et audible connivence.
Réalisation et interprétation
C’est encore cette proximité, cette connivence ou, mieux, symbiose entre le compositeur et la metteur en scène qui fait la sensible réussite de ce spectacle. Déjà pliés à travailler ensemble, Raoul Lay et Catherine Marnas (qui signe la mise en scène -et la scénographie avec Michel Floraison) Télémaque et Parnas réunis, se sont entourés d’artistes amis habituels, le comédien Frank Manzoni, le danseur Yannis François, du Ballet Béjart de Lausanne, chanteur lyrique de surcroît, et de la soprano Brigitte Peyré, qu’on ne présente plus ici. On sent la cohésion de l’ensemble et l’on admire leur art pour intégrer, dans ce spectacle insolite, la troupe hétéroclite du chœur amateur de 80 choristes, 50 enfants de six à treize ans, des adultes, souvent leurs parents, pour les dix artistes professionnels du plateau. Certes, leur partie est habilement simple, sans complication polyphonique, avec des textes en latin projetés et traduits sur le tulle étrange, mais il faut saluer le sérieux très perceptible de tous et, même, s’émouvoir en souriant de l’émotion ou peur qui saisit et destabilise musicalement certains enfants lors des scènes les plus terrifiantes de poursuite : preuve d’engagement à plein dans une action jouée mais vécue aussi intensément.
Les images, il est vrai, sont belles et prenantes : angoissantes, dans des lumières expressionnistes (Mathieu Pons) où passent les ombres vampiriques de Murnau ou du Fritz Lang de M. le maudit, avec ce cabinet sinon du Docteur Caligari, du Docteur Jekyll, antre ou cave laboratoire devenant amphithéâtre universitaire de dissection, disons d’autopsie aujourd’hui, à la Rembrant et sa Leçon d’anatomie, avec tous ces cols blancs penchés de loin avec une attention de rapaces prêts à fondre sur la table où officie le maître anatomiste ou boucher sur le cadavre exposé. Cela ne pouvait qu’illustrer au mieux la trouvaille du savant, le début de son journal, et sa volonté, deux fioles inverses en main, le Bien et le Mal, de les séparer au scalpel en lui pour échapper à la fatale dichotomie humaine. Dans cette ambiance, la belle voix humaine, du baryton danseur Yannis François en Jekyll, dont tous les gestes sont rythmiquement mimés ou chorégraphiés dans son dos par le comédien Frank Manzoni, commentateur sardonique à la gesticulation double, perd de son humanité qui se glace aux gestes troubles de sacrificateur mortifère.
Même les scènes tendres entre la mère et l’enfant, femme et amant, dans cette pénombre ou, clair-obscur, mélange de lumière et d’ombre, sont inquiétantes, celle de foire et du cabaret, plus colorées, avec la robe rouge de Brigitte Peyré et ses longs gants qu’elle enlève érotiquement, très Gilda de Rita Hayworth, en pleine possession séductrice de ses moyens vocaux, ne dissipe pas l’angoisse et laisse prévoir le pire, comme ce mariage de voluptueuse fleur éclose en blanc, robe ou dépouille filant au ciel du meurtre. Autre habileté technique, les changements à vue, disons, dans l’ombre, des meubles, par des personnages à peine distincts dans le noir, ajoutent à l’effet global de diffuse terreur, non venue d’ailleurs, d’une invisible transcendance, mais d’un homme concret devant nous qui rêve et révèle sa double et terrifiante nature qui interroge la nôtre.
Empruntant à diverses époques, noirs et cols blancs à rabats (dit à la wallonne et fraises) pour les chœurs, avec bel effet de frise, de chaîne de pics de ténèbres enneigées comme horizon, XIXe siècle pour les protagonistes, redingote pour les deux hommes, belles robes pour la femme, les costumes (Edith Traverso et Nina Langhammer) intègrent même les musiciens et le chef, Raoul Lay, vêtu d’un ample manteau jusqu’aux pieds, une rare baguette à la main, semble un sorcier ou un magicien qui fait advenir la magie ensorcelante de cette musique.

Jekyll,
Opéra philosophique et terrifiant
Du 19 au 21 janvier, Les salins, Martigues ; 31 janvier, Gap ; 23 mars, Le Revest ; 11 mai, Saint-Quentin en Yvelines.
Raoul Lay (musique et direction).
Chœur amateur d’enfants recruté et préparé sur chaque territoire de diffusion ;
Catherine Marnas (mise en scène et scénographie avec Michel Floraison) ; Mathieu Pons (lumières) ; Edith Traverso et Nina Langhammer (costumes) ; vidéo (Laure Desmazières, Michele Guinieri) ;
Brigitte Peyré (soprano) ; Yannis François (chorégraphie et chant) ; Frank Manzoni (comédien) ; François Flahault, commentaires en vidéo (Laure Desmazières, Michele Guinieri).
Ensemble Télémaque :
Charlotte Campana (flûte), Linda Amrani (clarinette), Gérard Occello (trompette), Nicolas Mazmanian (piano), Christian Bini (percussions), Jean-Christophe Selmi (violon), Guillaume Rabier (violoncelle), Jean-Bernard Rière (contrebasse).

Photos : Agnès Mellon.
1. Jekyll et son double (Yannis François et, derrière, Frank Manzoni) ;
2. La femme, dans sa splendeur (Brigitte Peyré) ;
3. Femme et mari dans l’horreur (Peyré, Manzoni) ;
4. L’affiche (photo Max Minniti-Bertrand Stephen).




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