mardi, février 16, 2010

HYPATHIE

 
HYPATIE
OU
 LA MÉMOIRE DES HOMMES
de Pan Bouyoucas
Théâtre Gyptis
19 janvier-6 février

Ingrate mémoire des hommes: on a pratiquement tout oublié  d’Hypatie, cette femme savante, astronome, philosophe, enseignant à la bibliothèque d’Alexandrie à la fin du IV e siècle, époque charnière entre le naufrage solaire de l’Antiquité et le début d’un âge moyen obscur qui va durer, du moins en Europe, jusqu’à la première renaissance du XIII e siècle et la seconde, la Renaissance qui reviendra à la lumière antique. Hypatie paiera de sa vie d’être prise entre cette porte de la Raison qui se ferme et celle, fanatique, irrationnelle, par laquelle s’engouffre le totalitarisme religieux triomphant, non pas du christianisme libérateur, mais de son institutionnalisation étatique oppressive, le catholicisme à vocation universelle, intolérant à toute autre forme de pensée : hors de l’ Église, point de salut.
Il y avait une nécessité, donc, de rappeler à notre mémoire cette illustre figure, une urgence d’une réflexion sur des faits anciens qui interrogent notre présent, dans la vocation éthique et esthétique du théâtre Gyptis et de ses directeurs.
L’œuvre
Le Canadien d’origine grecque, Pan Bouyoucas, avait écrit cette pièce il y a dix ans, et son presque homonyme, Andonis Vouyoucas caressait le rêve de la monter. Beau sujet en effet : sur l’hypothèse rien moins que plausible que le second incendie de la bibliothèque d’Alexandrie en 395 fut l’œuvre de chrétiens fanatiques, iconoclastes, l’auteur bâtit un destin à l’héroïne dont le père meurt dans les flammes. Avec son amie Sara, juive et médecin, avec l’aide de Kimon, philosophe païen, elle mettra vingt ans à la reconstituer en partie, avant de succomber à son tour aux assauts conjugués des prêtres de religions  politisées, les « Pères », l’ordre patriarcal ligué contre les femmes, la réflexion, la science, le pouvoir mâle prêchant la docte ignorance, redoutant la raison qui interroge, questionne, cherche la lumière dans les ténèbres, donc, opposée à la foi aveugle et passive. Hypatie a beau prôner le doute déjà cartésien, sa vraie religion est la Science, son absolu, et elle se brise face aux absolus dogmatiques des Docteurs de religions monothéistes, installées à Alexandrie (où la Bible fut traduite en grec par les « Septante » savants), le judaïsme, ou un christianisme, nouvelle religion officielle d’état, avant de devenir exclusive. Hypathie aussi a la religion du Livre, la bibliothèque est son temple, tout comme les deux autres tenants des deux religions du Livre révélé, Bible et Évangiles (en attendant la troisième…) C’est, pour moi, le conflit du paganisme polythéiste, où chaque dieu a une fonction et un seul pouvoir face aux monothéismes où, cumulant tous les pouvoirs jusque-là dispersés, le Dieu total devient totalitaire.
Théâtre d’idées, l’œuvre est nécessaire, forte, et il y a de belles grandes scènes : Hypatie face à Théophile et Cyrille, le complot des prêtres contre elle, etc. Elle gagnerait néanmoins à être allégée de tirades narratives qui créent des stases dans la dynamique de l’action, mâchent trop la réflexion, de scènes inutiles (celle d’Oreste sur la chance, sur son amour qu’on a compris et sur lequel il insiste, la glose sur sa jalousie, déjà exprimée à Jean, son retour final superfétatoire dès lors que l’héroïne est morte et que le chœur a annoncé la canonisation future de Cyrille, premier saint d’Alexandrie, etc). On est aussi gêné parfois par la langue (on passe sur « un oasis »), un peu filandreuse, alourdie d’expressions anachroniques (« subventions », « sondage », « pensée unique »…) pour insister un peu trop sur l’actualité, alors qu’il est évident qu’il n’y a pas une situation sur laquelle le spectateur d’aujourd’hui ne puisse mettre une image, un mot contemporains, de la Nuit de cristal et de l’incendie prétexte du Reichstag aux autodafés de livres, aux lynchages de femmes. On aurait aimé y trouver d’autres formules telle l’efficace remarque de Sara à la raisonneuse Hypatie « soliloquant sur les vertus du dialogue ». On se dit que c’est une grande œuvre à laquelle il manque une belle écriture.
La réalisation et l’interprétation
C’est justement là la qualité de la mise en scène d’Andonis Vouyoucas qui, tout en servant respectueusement le texte, en compense le trop dire par une action belle, plastique, efficace, aérant l’écriture trop compacte par l’intervention extraordinaire de densité et de dynamique de danses, par la poétisation de parenthèses de musique qui apportent des temps de tension et de réflexion.
La musique originale d’Alexandros Markeas (jouée par l’Ensembe Télémaque de Raoul Lay) stylise subtilement un orientalisme étrange, stridences, gémissements et hurlements de hautbois, xylophone électrisant, percussions, pincements de la guitare ; les chants, confiés à Muriel Tomao, voix large, timbre riche, ont d’abord des sauts déchirants dans l’aigu à la Poulenc, inquiétants, mais s’adoucissent et arrondissent en d’épithalame poétique. Quant à la chorégraphie de Josette Baïz pour la Compagnie Grenade, on est saisi par la pertinence et la violence dramatique de cette break dance, folle danse de follets, danse de mort, effrayante et fascinante, en accord parfait.

La scénographie de Claude Lemaire (réalisée par Claude Amaru), des degrés blancs, des piédestaux de colonne, ou tribune pour orateur, temple et autel du sacrifice, est sobrement suggestive ; les lumières de Robert Venturi, viendront les caresser de teintes de lune ou de feu, sculptant les visages, les plis de costumes (Virginie Breger), robes ou toges, capuches de moines et terrible orant funèbre. Vouyoucas posera sur ces socles, comme la puissante statue d’une victoire antique, la chanteuse, y disposera les acteurs comme des orateurs, des tribuns, selon la situation de la profération, de l’imprécation.
La scène d’entrée est admirable de grandeur terrifiante : par les deux allées de la salle, deux processions antiphonales, lumière et ténèbres, avancent vers le plateau, moines sombres ou pénitents, avec, en la main des meneurs les livres sacrés qui, ouverts soudainement, prennent feu, prémonition de l’incendie de la bibliothèque avec l’alibi de la flamme sacrée du Livre. La scène de la fin est tout aussi grandiose et effrayante : dans la bacchanale mortelle des moines chrétiens encapuchés, Hypatie, assaillie par la meute, déshabillée et portée nue, comme un trophée à bout des bras des hommes des ténèbres.
Le jeu d’acteurs n’a aucune faiblesse, de Michel Grisoni, Théophile craintif et confit en dévotion et Kimon, hargneux et misogyne, de Didier Bourguignon, fugitif Théon puis rabbin monstrueux de tranquille et haineuse misogynie même envers sa fille, en passant par Martin Kamoun qui campe un jeune moine pris, sinon de doute, de compassion, de compréhension, bien qu’incendiaire, d’une troublante douceur. Mathias Maréchal, avec le rôle le plus long, est trop accablé de texte innécessaire, longs tunnels narratifs dont on ne sent pas trop la construction où l’acteur pourrait accrocher ses phrases : malgré une diction étrange, il laisse passer de la sensibilité et percer le désarroi, on ne sait si du héros ou de l’interprète. Dans le vocabulaire lyrique, on dirait « seconde dame », Stéphanie Fatout fait atout de sa fragilité, forte femme faible, savante, affrontée à un père terrible, répressif et meurtrier, touchante. C’est le contrepoint de l’Hypatie d’Agnès Audiffren, puissante, arrogante, mordante, maîtresse en rhétorique et dialectique, butée, murée dans ses convictions, déployant le même esprit des victimes face à leurs bourreaux, Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette : force qui va, elle succombe face au complot des lâches, mais sans être vaincue, sa défaite étant sa victoire. Mais, finalement, le rôle le plus important est celui de Cyrille, qui devient évêque et saint, aussi frontalement violent que tortueux et il faut reconnaître que Philippe Séjourné y est si magistral qu’on se prend à le haïr : il clame, déclame, tonne, murmure, susurre, toujours dans la justesse d’un personnage acceptant la damnation éternelle dans l’au-delà pour asseoir la domination temporelle de l’Église ici-bas : un saint infernal. Du grand, du beau théâtre.

Bandeau 1 :  à gauche, Philippe Séjourné (Cyrille), à droite, Stéphanie Fatout (Sara).
Bandeau 2 :  à gauche, Agnés Audiffren (Hypathie), à droite Mathias Maréchal (Oreste) et Hypathie et, avant, Didier Bourguignon( Rabbin).
3. La mort d'Hypathie.


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