jeudi, avril 09, 2009

JENUFA

JENUFA (1904)
de Leós Janácek
Opéra de Marseille, 5 avril 2009

Cette production d’Angers-Nantes Opéra avait obtenu le Prix Claude Rostand du syndicat Professionnel de la Critique en 2007, le public marseillais lui a fait un triomphe mérité. L’œuvre, exceptionnelle, a trouvé une scène et une fosse à sa hauteur.

L’œuvre
Le compositeur tchèque, bien que confiné dans sa province et accablé de travaux alimentaires, tira un efficace livret en élaguant une pièce de Gabriela Preissova, un sombre drame comme les affectionne, en cette fin de XIX e siècle, le naturalisme en littérature et le vérisme dans l’opéra : une fille séduite et abandonnée, enceinte, par le séducteur nanti ; un demi-frère rejeté et jaloux, une marâtre monstrueusement aimante et religieuse qui ira jusqu’au meurtre de l’enfant pour sauver sa conception de l’honneur, une communauté à la fois soudée et écrasante. Mais comme Madame Bovary ne serait qu’un roman de gare sur une femme coquette et légère sans le style de Flaubert, nous n’aurions là qu’une grosse tranche de vie bien saignante sans la musique de Janacek.
Connaisseur à l’évidence des courants les plus modernes de son temps, le compositeur donne cependant à sa musique un caractère qui n’appartient qu’à lui. Orchestre très nourri qui n’a pas oublié les leçons de Wagner, mais il n’en garde qu’une trame orchestrale très serrée, un fourmillement extraordinaire de motifs sans cesse changeants dans l’harmonie, le rythme, la mélodie, chacun répété de façon obsédante, lancinante, dans une sorte de continuum tel un flux de conscience ininterrompu qui dit dans la fosse ce que les héros n’osent peut-être pas dire entièrement sur scène, mais ce n’est pas une simple illustration musicale du chant, c’est un double et trouble révélateur moins de leurs pensées secrètes que de mobiles profonds, de leurs abîmes, qu’ils ignorent sans doute eux-mêmes, leurs failles intimes : violence folle de Laca, folie rigoriste de Kostelnicka, l’impitoyable et pitoyable sacristine criminelle. Très finement, Janácek notait les intensités et les variations d’accent de la langue parlée selon les émotions, les affects aurait-on dit à l’époque baroque. Cela donne de la sorte un naturel émotif à sa déclamation lyrique que le langage autonome de l’orchestre ne fait que porter à une incandescence parfois oppressante d’intensité.

La réalisation
On pourrait se cacher derrière le juste Prix reçu pour dire les mérites de la mise en scène du duo Patrice Caurier et Mosche Leiser. Mais on trahirait l’émotion causée par leur respect absolu de l’œuvre, sans besoin ridicule de moderniser tout son potentiel, intemporel, de violence : violence d’un monde clos, puis à huis-clos, d’une noirceur presque abstraite pour le décor (Christian Fenouillat) premier pour des personnages traités dans un grand réalisme visuel (pommes de terre épluchées) et psychologique: des êtres de chair et de sang, dans leur habits d’époque (Agostino Cavalca), mais de tout temps finalement, gris, couleurs sombres, à peine égayés par les vêtements folkloriques et les drapeaux. La sacristine a une tenue d’une sévérité d’acier, armure de son rigorisme moral, et Jenufa des gris tendres qui adoucissent encore sa blondeur de vulnérable victime sans défense. Sur cet univers sombre, les lumières (Christophe Forey) tombent et tranchent comme des lames de couteaux. Comme celui dont Laca ne cesse de tailler du bois et finira par taillader le visage de Jenufa. Une pile de bois bien rangé (ordre apparent) et sa hache mordante sur un billot, sa rage à couper les bûches, ses bottes, en disent long sur cette force intranquille qui le taraude et qui explose. Une petite niche avec une vierge illuminée s'encastre dans le piler de cet ordre moral écrasant, modeste lueur et de douceur féminine. Un pot de romarin symbolise l’espoir de lendemains heureux comme la lumière finale, claire, qui vient chasser les ténèbres des cœurs après l’aveu déchirant de culpabilité de Kostelnika, la sacristine infanticide au nom de la morale et de Dieu, auréolant le pardon de Jenufa, femme et mère blessée, auprès d’un Laca rédimé par l’amour. Le chœur, mouvant, malgré quelques danses folkloriques, prend des allures parfois terrifiantes de masse prête au lynchage.

L’interprétation
Elle est tout aussi admirable et l’on imagine la force de la direction d’acteurs à la puissance des interprètes. Même les secondaires sont des silhouettes parfaitement dessinées, de la bourgeoise engorgée et satisfaite femme du maire (Linda Ormiston), de la pimpante Karolka en habit rouge (Virginie Pochon), de l’impuissante Barena (Cécile Galois) à Jano (Malia Bendi Merad), enthousiaste pour la lecture enseignée par la gentille Jenufa. Contremaître et maire, Patrice Berger a un beau timbre chaud et profond.
Si le Steva de Jesús García en a la veulerie, sa voix en a malheureusement aussi la faiblesse, bien que joli timbre pour le ténorino joli cœur. Ténor dramatique, Hugh Smith a la voix de sa stature puissante, terrible, fracassante, effrayant de violence, mais pathétique d'amour rentré et rejeté dans ce monde de femmes, il est saisissant dans ce qu’on sent une folie amoureuse possiblement meurtrière, qui rendra plus bouleversante sa tendresse folle aussi. Olga Guryakova donne sa voix solide et blonde, ronde et tendre, à Jenufa de la race des victimes ou des héroïnes grandioses de la compassion envers un monde qui l’écrase. Entre elle et sa marâtre, la grand-mère (Sheila Nadler) est une touche de douceur compréhensive qui tisse des liens de solidarité dans cette société mâle dont les femmes sont victimes. Mais d’une froideur d’acier qui éclate déjà en violence en fracassant le violon festif, cuirassée dans ses préjugés, Kostelnicka, la sacristine, donc liée à l’église, ses rituels et ses dogmes, laisse entrevoir sa déchirure intime d’épouse autrefois malheureuse en refusant à sa Jenufa le riche mais ivrogne séducteur. Farouche héroïne digne de Bernarda Alba de Lorca, terrant vivante la jeune femme enceinte, puis noyant son enfant pour lui permettre un mariage salvateur mais hypocrite, tranchante, autoritaire, tourmentée, déchirée, hallucinée, contrite, Nadine Secunde est tout cela avec sa voix d’airain rouillée dans l'aigu, blessée en profondeur avec une vérité bouleversante.
Les chœurs, menés habilement par Pierre Iodice, interviennent par à coups complexes dans le discours si vif de l’action. À la tête de l’orchestre, Mark Shanahan caresse les motifs en cantilène ou berceuse de Jenufa, cisèle les thèmes lancinants, tourbillonnants, haletants, fait sonner la tempête des âmes dans nos cœurs, dans une tension extrême sans faiblesse du début à la fin : impressionnant.

Photos : Christian Dresse.
1. Jenufa, Kostalnika et la foule;
2. L'homme aimant, entre la victime et la meurtrière;
3. Un mariage comme un deuil.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire