Die Entührung aus dem Serail
L’Enlèvement au sérail de Mozart
Opéra de Marseille
L’Europe et l’OrientL’Enlèvement au sérail de Mozart
Opéra de Marseille
Dernière grande alerte ottomane en Europe, le siège de Vienne en 1682 : nous lui devons les « viennoiseries », les croissants (de lune), délicieuses pâtisseries de la victoire autrichienne et chrétienne et, un siècle plus tard, passé le danger, l’Enlèvement au sérail de Mozart (1782). Son premier singspiel, mêlant chant et parole, musique savante et populaire, ; le second et dernier, sa Flûte enchantée situe dans l’Égypte, turque encore de son temps, le temple de l’humanisme maçonnique.
Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, König of Aegypten (‘Thamos, roi d'Égypte’, 1773, remanié en 1779) pour accompagner le drame de Tobias Philipp von Gebler, d’inspiration maçonnique, avec deux airs de basse et des chœurs, un mélodrame, un drame avec musique, mélologue à la mode du temps, avec passages déclamés sur la musique, pièce que Schikanader, l’auteur du livret de la Flûte, portera à la scène en 1781. Mozart avait aussi manifesté son intérêt pour cet Orient alors aux portes de l’Autriche avec une autre turquerie allemande inachevée, Zaide (ou Das Serail, 1779), fondée déjà sur une histoire de sérail similaire, avec un personnage appelé aussi Osmin, une basse, comme dans l’Enlèvement et Le gelosie del Seraglio (‘les jalousies du sérail’ 1772), esquisse d’un ballet pour son opéra italien, situé dans la Rome antique Lucio Silla. L'Oca del Cairo (L’Oie du Caire’,1783), enfin, est un opéra bouffe d’inspiration encore orientale, inachevé.
L’Orient était en vogue au Siècle des Lumières depuis la fin du siècle précédent. Venue d’une Espagne ayant chassé et pourchassé ses derniers maures et arrêté l’avancée turque en Méditerranée à Lépante en 1571, la mode orientale, à travers romans (Zaide, de Madame de La Fayette), avait eu un regain d’actualité en France avec l’ambassade turque ratée à Versailles des envoyés de la Sublime Porte (1669) dont Louis XIV voulut se venger en commandant la turquerie de Molière/Lully, Le Bourgeois gentilhomme (1670). Cette comédie ballet et le Bajazet tragique de Racine (1672) traduisent et trahissent le sentiment ambivalent de l’Europe pour la Turquie : on voudrait en rire mais on en a peur, on voudrait l’intégrer et on la redoute. Un siècle après, vaincu ou contenu, le Turc, l’Oriental, peut devenir le sage symbole inverse de nos folies chez Montesquieu, Voltaire, ou bien l’image de la magnanimité dans Les Indes galantes de Rameau et dans Mozart et son Égypte maçonnique que Bonaparte mettra largement à la mode avec sa campagne (1798) et sa cohorte de savants, dont Champollion. Les Orientales, dramatiques, de Victor Hugo ne sont pas loin avec les déchirements du soulèvement anti-turc des Grecs. Mais, au XVIII e siècle, la traduction par Antoine Gallant des Mille et Une Nuits (1704) avait mis à la mode un Orient sensuel et badin, alibi de l’érotisme libertin du Sopha de Crébillon (1742), des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, un peu plus édulcoré dans les opéras de Gluck La finta schiava (1744), Les Pélerins de la Mecque (1764) qui deviendra sagement bourgeois chez Boieldieu et son Calife de Bagdad (1800) et carrément bouffe avec le Rossini du Turc en Italie et de l‘Italienne à Alger. Fantasmes et chimères d’un Orient, désorienté (perdre l’orient), qui ne fait plus peur à l’Europe triomphante.
L’œuvre
Livret allemand de J. G. Stephanie, tiré d’une pièce tirée d’un roman anglais inspiré de récits espagnols : œuvre européenne et musique universelle de Mozart. Enlèvement contre rapt, le maître et son valet, Belmonte, noble espagnol et Pédrillo, vont tenter d’enlever du sérail du pacha Sélim leurs deux amantes enlevées, Constance et Blonde, sa soubrette anglaise, malgré l’eunuque ogresque et grotesque, Osmin : clémence du pacha (rôle parlé), amoureux respectueux de la jeune héroïne, mais cruauté –comique- de l’esclave, sadique gardien obsédé des tortures les plus barbares. La comédie y frôle la tragédie, le rire, les larmes mais la musique, de la chansonnette dévolue au couple de serviteurs, aux grands airs, naturellement chantés par les maîtres, est d’une confondante beauté, d’un grand humour orchestral.
Les personnages sont dans la pure convention : couple d’amants fidèles, mais traversés par le doute, nobles et beaux sentiments chez les aristocrates, traduction comique chez les valets. La soubrette, délurée, revendicatrice et rebelle, ouvre la galerie mozartienne des caméristes typées de Mozart ; la douceur élégiaque de Belmonte annonce celle de Tamino, mais Constance, le personnage le plus fouillé déborde le stéréotype, est déjà une Fiordiligi qui n’aurait pas flanché, une Pamina tentée par le suicide pour éviter l’infamie, héroïque, tendre et désespérée.
La réalisation.
Sur un sablonneux plan incliné inégal, agréable aux spectateurs mais parfois incommode aux chanteurs, une immense grille de fond, un treillis de moucharabiehs, à structure carrée répétée, à motifs géométriques arabes (étoiles, cercles) et en arabesques. Ce mur ajouré monte, barrant l’horizon, ou descend et devient balustrade de terrasse ou jardin orné d’un banc et d’une fontaine : l’espace de la liberté au-delà de son enceinte, l’air filtré du dehors et la pénombre du sérail et des âmes encloses. Cette belle barrière, mais terrible et implacable clôture, a son pendant tel un rideau de devant de scène : la claustration terrible du harem et la femme, papillon éperdu derrière son grillage luxueux ; montant, presque horizontal il pèse sur sa tête comme une fatalité toujours présente, pas d’hier : au présent encore, aujourd’hui. Ce simple mais somptueux décor (Michel Pastore) laisse passer les lumières radieuses et changeantes (Roberto Venturi) qui projettent sur le sol l’ombre des moucharabiehs en fastueux tapis persan. C’est d’une sobre et sombre beauté, ombre et lumière, angoissante. Les costumes de Graziella Vincenti semblent tirés de gravures anciennes représentant des Turcs, harmonie de beige, grège, safran, orangé, doré et une touche de bleu, d’une grande beauté.
On est un peu déçu que le metteur en scène Vincent Vittoz, qui signe aussi cette scénographie, n’en tire pas un parti plus complexe et plus ambitieux. Il y a de jolies trouvailles (les pots de fleurs sur tréteaux), la corde à linge, la superbe désinvolture de Constance se drapant dans le linge étendu comme un défi, son doigt gourmand dans le gâteau. Mais il en reste à un premier degré, qui ne jure certes pas avec l’œuvre, mais on ne sent pas une ligne de force directrice. Le tempo est ralenti par les passages parlés en allemand, avec des temps morts, un certain statisme, qui nous font attendre la musique avec impatience. D’autant que, dès l’ouverture, Thomas Rösner lui donne son incisive jeunesse son irrésistible dynamisme euphorique dans ces timbales, cymbales, percussions et triangles joyeux de la « musique turque », ciselant les cordes, caressant la chaude tendresse des bois et la couleur nostalgique des touches de cor, attentif aux chanteurs, tonique avec le chœur e quatuor vocal bien préparés (Pierre Iodice).
On saura gré à Juha Riihimäki, qui remplace au pied levé le ténor prévu, malade, de sauver la représentation, sans sauver pour autant le personnage musical. Bonne idée que ce Pédrillo de Loïc Félix, léger et agréable ténor, agile, vif, souple, de « couleur », ce qui justifie les terribles reproches et la haine, même comique de l’eunuque, le délit de faciès, le crime d’être étrange et étranger aux yeux d’Osmin, son antithèse vocale et corporelle, lourd, massif, basse profonde devant tenir des graves soutenus assez redoutables dont le wagnérien Jyrki Korhonen se tire plutôt bien malgré des graves un peu atones. Brigitte Fournier est une piquante et coquette Blondchen revendicatrice féministe, timbre fruité discrètement sensuel, léger mais non éthéré coloré et corsé. Le rôle de Constance, à quelques graves près quelle gagnera, semble écrit pour Jane Archibald : sur deux octaves, elle déploie une voix égale, large, un timbre riche, lumineux, onctueux, d’une vertigineuse virtuosité dans la pyrotechnie de ses vocalises mais d’une ligne, d’une tenue admirable, d’une couleur modelée sur l’affect en grande tragédienne dans son air bouleversant de la tristesse, coupé de soupirs, de sanglots soulignés par la lame déchirante des cordes, d’une typologie stéréotypée dans la convention du temps mais que Mozart transcende par son génie et que la jeune chanteuse recrée pour nous.
Allure et figure, le Pacha de Nick Monu existe au milieu de ces grands chanteurs simplement en parlant.
11 mars 2007
Photos Christian Dresse, légendes, B. P.
1. L'ombre du sérail;
2. Blonde et Constance;
3. Constance et le Pacha.