vendredi, juin 18, 2021

BAROQUE ÉTOILÉ

Parla, canta, respira,

 Madrigaux de Barbara Strozzi, poèmes d'Erri de Luca, 

Lise Viricel (soprano), 

Peter de Laurentiis (récitant), Le Stelle, label Seulétoile

         Dans la foisonnante Florence au tournant des XVIe et XVIIe siècles, autour du salon, la Camerata de’ Bardi, naît la nouvelle musique, la monodie accompagnée, favellare in armonia ('parler en musique')  recitar col canto ('jouer en chantant'), la musica rappresentativa, la musique théâtrale, de ce qui sera nommé plus tard l’opéra. Les plus connus des représentants sont Monteverdi et, avant lui, Giulio Caccini (1551-1618), le chanteur, compositeur et théoricien, dont la fille Francesca Caccini (1587-1641), chanteuse et instrumentiste de sa troupe, est la première femme à avoir composé, entre autres musiques, un opéra fastueux, la Liberazione di Ruggero dall’ Isola d’Alcina. Une génération plus tard, cette musique théâtrale installée dans la culture et la géographie italiennes, la Vénitienne Barbara Strozzi (1619-1677) s’inscrit magistralement dans ce paysage musical féminin, d’instrumentistes et interprètes, muses qui s’émancipent pour voler sur les ailes de leurs propres  œuvres. Francesca Caccini demeure injustement mal connue, alors que Barbara Strozzi est bien servie au disque depuis les années 80, devenue un emblème triomphant d’un féminisme créateur trop occulté par la culture patriarcale.

         Mais c’est à cette dernière que consacre son premier disque le tout jeune ensemble Le Stelle, dont la fondatrice et directrice est Lise Viricel, soprano très appréciée dans notre marseillais Mars en Baroque. Ces jeunes musiciens nous offrent une transcription de seize pièces, extraites des huit volumes de madrigaux publiés sur vingt ans, entre 1644 et 1664 par Barbara Strozzi, initialement écrits pour voix et la rituelle basse continue baroque. On aurait aimé en connaître les dates de composition pour suivre une évolution de la compositrice. Ce minimum d’accompagnement est judicieusement élargi par une riche et expressive palette d’instruments tissée des cordes pincées d’une harpe, d’un lirone, et des cordes frottées de violes de gambe, d’un violon, d’un orgue, et de vents, un cornet à bouquin, de saqueboutes et un basson. Des passages instrumentaux dessinent un paysage poétique musical où, parfois, le basson semble assumer une voix masculine dans un grave fond brumeux d’orgue, cuivré de sacqueboute, adouci du miel ombreux et ambré  des violes, auréolé des cordes aiguës. Là aussi, nous manquent le nom de l’auteur et les options des transcriptions, dont on nous dit que l’improvisation ludique a une part, sans dire laquelle. Quoiqu’il en soit, la plage 5 est particulièrement belle, gamme descendante d’un lamento émouvant.

Des textes amoureux de l’écrivain italien Erri di Luca sont un contrepoint contemporain à ceux mis en musique par Strozzi.  Ils ne sont pas lus, pas récités, mais sobrement interprétés par Peter de Laurentiis d’une belle voix grave, confidentielle. Ils sont d’une simplicité directe, murmurée, qui contraste avec les poèmes baroques déclamatoires, encore qu’ici relativement sages grammaticalement et métaphoriquement. Les mètres sont traditionnels : heptasyllables (sept pieds) et endecasyllabes (onze pieds) pour les vers nobles, trois sonnets, dont un avec strambotto, estrambot, un vers de plus. Signalons, ce que ne dit pas le livret, que ces poèmes sont de Giulio Strozzi, le père, officiellement adoptif mais sûrement vrai, de Barbara dont il fera sa légataire.

On regrette les nombreuses maladresses des traductions. La presque seule hyperbate baroque, inversion, pourtant pas très forcée ici, donne lieu à un contresens :  

Cuando deluso e escluso errar di fuori

L’ira mi fa d’un Demone adorato

Devient :

Quand exclu et déçu par un Démon adoré,

La colère me fait errer dehors,

 

Alors qu’il faut comprendre : L’ira d’un Demone adorato/ mi fa errar di fuori , ‘la colère d’un démon adoré (la « très cruelle Dame » du titre même) me fait errer dehors ’, victime de cette colère, puisque le malheureux se dit ‘baigné de pleurs’ (« di lagrime bagnato»), car elle lui refuse l’entrée, faisant errer dehors l’amant dédaigné, qui frappe et martyrise en vain ce heurtoir de sa porte, son seul interlocuteur (Al battitor…).

    Au-delà des langues, la poésie baroque est aussi un langage formulistique international et les images sont presque exactement transposables d’un idiome à l’autre et il convient d’en connaître les presque exactes équivalences. Ainsi, La Belle Dame, même sans Merci, ne peut avoir des « yeux méprisants » envers l’amant qui la prise : ce serait se mépriser elle-même. Ils ne sont que « dédaigneux », ne daignant pas descendre, condescendre du piédestal où il l’a placée et le choisir. De même, on voit mal une belle abandonnée d’un amant vainqueur lui crier : « Interromps ton pas ! » quand un « Arrête ! » ou « Ne pars pas ! »  suffit bien ; « Profiter dans le temps de la jeunesse » pour Godere in gioventú, (‘Jouir de la jeunesse’) est bien lourd quand la soprano Manon chante tout simplement : « Profitons bien de la jeunesse » et « d’un court matin bref le beau temps » est bien long pléonasme par cette maladroite juxtaposition de termes synonymes par ignorance de l’antéposition de l’adjectif « È d’un corto mattin//breve  il sereno »  et de l’inversion : ‘d’un court matin le beau temps  éphémère’. D’autant que la musique sépare parfaitement les syntagmes, accordant la broderie d’une longue vocalise à « breve » en ironique jeu comme si l’on voulait éterniser, par le souffle inépuisable de la voix, cette brièveté de la joie, passage jubilant de virtuosité heureuse de Lise Viricel qui allège avec une gracieuse ivresse ce groppo, trille à la Caccini, la même note martelée.  

On est donc déçu que la connaissance si juste que ces jeunes musiciens manifestent de cette musique, de sa technique et style, soit beaucoup moindre pour les textes, d’autant que nous sommes ici en plein dans l’esthétique du premier Baroque, de la musica rappresentativa, destinée à la scène, où la musique est serve de la parole («  prima la parola, doppo la musica », la mode du chant virtuose des castrats inversera bientôt la hiérarchie).

 Ces maladresses textuelles, fort heureusement, n’affectent en rien l’interprétation vocale par une femme, de ces poèmes d’amour ardent, presque tous masculins, adressés à une dame, à l’exception du cri douloureux, inlassablement répété, fatigué de supplier, tentant vainement de retenir le pas de l’amant en partance inéluctable, l’homme, cruelle exception, insensible à cette voix amoureuse qui va s’éteindre de chagrin. Lise Viricel sait se glisser dans la chair délicate du texte et en traduit dans toutes les nuances de la voix, les effets, les affects, du murmure au cri, du grave à l’aigu, la théâtralité ou la confidence, la pudeur ou l’éclat. La voix est limpide et sa fraîcheur juvénile brille dans la joie et déchire dans la douleur, laissant pressentir une future puissance tragique.

La plage 15, La Riamata da chi amava, qu’on pourrait dire ‘Retour de flamme’ est d’une pudeur sensible, dans un doux, un vaporeux recours, appel au sommeil pour apaiser la souffrance, dans une brumeuse et presque déjà baudelairienne supplique à mi-voix : « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille… »

 

Barbara Strozzi (1619-1677) : seize airs des livres de madrigaux opus 1, 2 et 8. Erri De Luca (né en 1950) : poèmes. Peter de Laurentiis, récitant ; Ensemble Le Stelle, direction et chant : Lise Viricel. 1 CD, label Seulétoile.

 RCF : émission N°533 de Benito Pelegrín. Semaine 25

LOUISE VIRICEL ET L'ENSEMBLE LE STELLE ANIMERONT DEUX SOIRÉES DU FESTIVAL MARS EN BAROQUE :

1) Cabaret baroque, l, Èolienne , vedredi 25 juin, 20h30 ;

2) Parla, canta, respira, Église Saint-Théodore

Renseignements :

WWW.MARSENBAROQUE.COM

 

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