jeudi, avril 22, 2021

ÉCRIRE LE TEMPS

 

ÉCRIRE LE TEMPS

Nicolas de Grigny : Livre d’orgue, Nicolas Lebègue : Motets

Nicolas Bucher, orgue, Ensemble Gilles Binchois

Un CD Hortus

         « Le temps ne fait rien à l’affaire », disait méchamment Alceste, le Misanthrope, à Oronte qui lui présentait son sonnet écrit en un quart d’heure. Les étranges parenthèses temporelles du confinement nous ont sans doute donné, à la force, une expérience autre du temps, avec sa perte des repères d’une vie quotidienne qui semblait effacer le calendrier, le nom des jours, les jours, sans travail ou occupation extérieure, qui en devenaient tous semblables, émancipés des activités qui le ponctuaient habituellement ; quant à l’heure implacablement marquée par nos montres,  elle ne collait guère à cette durée intérieure ressentie comme interminable.

Le temps ne fait donc rien à l’affaire, si ce disque, malencontreusement sorti en ce mars confiné en cette année ou  l’autre, on ne sait plus trop, d’autant que ses chants grégoriens immémoriaux et sa musique d’orgue du XVIIe siècle défient les siècles et que la messe, qui fait le premier CD de cet album, pour les catholiques, vise à l’éternité.

         D’ailleurs, la belle pochette d’Écrire le temps, représente, presque de profil un œil perplexe de la lune grise dans un cercle, visage de trois quarts, le quatrième étant bout de croissant bleu nuit étoilé. Elle est tirée de l’horloge astronomique de la cathédrale de Reims où officiait Grigny,  horloge du XVe siècle mais installée en 1645, du temps où Cyrano de Bergerac écrivait son Histoire comique des États et Empires de la Lune, son voyage, en 1650. Mais cette lune ressemble étrangement à celle, du début du XXe siècle et débuts du cinéma, une fusée dans l’œil, de Méliès. Donc, le temps importe bien peu à l’affaire.

         Mais écrire demande du temps. Écrire sur le temps, s’inscrit forcément dans la durée. Le philosophe Bergson, distingue le temps objectif des scientifiques, compté par l’horloge, la montre et la durée, le temps subjectif perçu subjectivement par l'individu. Alors, la musique ? Elle s’écrit inévitablement dans le temps, un temps mesuré, on compte les temps, elle a une durée, un début et une fin.  Cependant, elle a le privilège, notamment avec les possibilités polyphoniques de l’orgue, de mêler plusieurs, voix, plusieurs plans, plusieurs rythmes, deux lignes différentes de chaque main, mais aussi diversité des nuances avec les pieds, sur le pédaliers, multipliant les sensations temporelles. Le plain-chant, qui estompe la sensation de rythme et de temps semble éclater en grandiose foudroiement d’un temps fuyant vers les bords comme les galaxies, lorsque l’orgue explose  dans la plage 14 du Dique I :

         Mais, personnellement encore, j’ajouterais à ces réflexions que la musique a cette faculté, qui en fait un art unique qui interroge les mystères essentiels, qui la lie à certaines philosophies, aux religions. Valéry disait que l’effet de la musique est de faire évader d’elle-même l’auditeur par tout ce qu’elle suscite en lui d’émotions, d’images étrangères à elle. Encore personnellement, je ferai remarquer que la musique, nous fait vivre en deux temps simultanés que distinguait Bergson : celui compté, millimétré, le temps rythmé inexorablement par le métronome, la montre, et celui, indéterminé subjectivement, la durée, qui nous le fait trouver long ou court, mais qui nous fait voyager vers des ailleurs, ceux de notre perception, de la sensation, de l’émotion qu’elle suscite en nous, strictement personnelle, même si, dans une effusion commune mais toujours individuelle nous partageons l’écoute avec d’autres, Qui nous manquent tellement en cette triste époque de théâtres fermés.

         Mais écoutons encore, pieds et mains virtuoses, voltigeant de l’organiste, la folle superposition ou suspension du temps qui paraît immobile,  avec ses deux obsédantes notes de pédale  dans un nuage affolant, effervescence, bouillonnant de petites notes du clavier, un temps qui fuit et un temps qui retient, exemplaire plage 24 du disque II.


Élève et ami de Nicolas-Antoine Lebègue (1631-1702), auquel il ne survit que d’un an, Nicolas de Grigny, mort à trente et un ans, né à Reims, en 1672, y meurt en 1703. Venu à Paris se perfectionner auprès de ce maître, il tient les orgues de la basilique de Saint-Denis jusqu’en 1695, s’en retourne en sa ville où il meurt, titulaire des orgues de Notre-Dame, la cathédrale martyrisée par la Grande Guerre, où a été enregistré ce disque remarquable.

On ne peut que saluer, pour la partie grave et sereine vocale du plain-chant, l’ensemble Gilles Binchois dirigé par Dominique Vellard composé de quatre barytons et basses (Emmanuel Vistorky, David Witczak, Cyril Costanzo et Sébastien Brohier). Deux voix de plus pour les motets solistes de  Nicolas Lebègue, le ténor de Vincent Lièvre-Picard qu'on admire  dans le Pange lingua (Plage 10 du disque II) .

On s'élève encore avec la voix angélique de Marion Tassou dans le motet pour le Saint-Esprit ( plage 5, disque II).

 

ÉCRIRE LE TEMPS

Nicolas de Grigny : Livre d’orgue, Nicolas Lebègue : Motets

Nicolas Bucher, orgue, Ensemble Gilles Binchois

Un CD Hortus

 

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