vendredi, septembre 18, 2020

VIRULENCE SONORE DU VISUEL

 

Enregistrement 27/8/2020

RADIO DIALOGUE RCF

(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

N° 453,

 semaine 35


Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du Mal. La résonance de la vie, Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2020, 613 p.

 

         Il faut d’abord saluer les éditions José Corti. Dans la morne plaine de la production éditoriale, étale, égale dans la médiocrité, dans le naufrage presque généralisé de la littérature exigeante, d’idées, de recherche, d’études littéraires savantes mais à la portée de tous, d’une édition kilométrique généralisée vouée aux best-sellers aussi vite publiés qu’oubliés, les éditions José Corti représentent, dans cet insondable océan, contre vents et marées et modes mercantiles, un irréductible îlot, singulier, de qualité. Son catalogue en témoigne.

Notamment ce dernier ouvrage, de 613 pages : ironiquement, on dirait un pavé par la forme et le poids, mais un pavé dans la mare aux canards caquetants des médias à la mode, une magnifique pierre dans l’édifice déjà imposant de l’œuvre de Jean-Claude Mathieu, une pierre blanche, ou grise par la couverture, mais précieuse à coup sûr, de l’édifice solide et sélect de la collection essais des éditions José Corti. Mais il faut dire vite pour rassurer les lecteurs timorés, que les 613 pages de ce livre de poids, qui vaut son pesant d’or pour les amoureux de Baudelaire, est loin d’être un livre pesant : dans un beau papier, une belle typographie aérée, une écriture aisée dont la clarté est égale à une élégance qui a souvent la beauté de la poésie que l’auteur a voué sa vie à servir.

         Ancien élève de l'École normale supérieure, Docteur en littérature française, Jean-Claude Mathieu, Professeur émérite des universités en littérature française moderne, entre autres, est spécialiste de René Char et de Philippe Jaccottet ; il a laissé sur ces poètes des études devenues des classiques. Ce dernier ouvrage sur Baudelaire est une très longue maturation de ses réflexions déjà amorcées, il y a près de cinquante ans, dans son livre de 1972 sur Les Fleurs du mal. C’est donc un sommet, un couronnement enrichi de toute son expérience, de ses recherches sur la poésie car il n’y a pas de compartiments étanches entre les poètes, entre leur poésie, même séparés par les genres et les siècles. C’est un puissant monument, nourri aux sources critiques les plus solides d’autres auteurs et commentateurs honnêtement cités, mis en notes et dans la bibliographie.

         Les approches de l’œuvre de Baudelaire ont connu toutes les grilles critiques au fil et à la mode du temps : thématique, allégorique, historique, politique, freudienne, structuraliste, etc. Dans ce foisonnement immense de la recherche, qui pourrait être écrasant, décourageant, Jean-Claude Mathieu trace son chemin, ouvre sa voie, trouve sa voix et révèle celle d’une « poésie à l’écoute », bruissante, forcément de bruits, de résonances, de retentissement. Il dit plaisamment, d’entrée, que son livre pourrait s’appeler De la Poésie considérée comme échographie pour traduire cette « écriture à l’écoute des échos qui résonnent au cœur des poèmes majeurs » (p. 7). Certes, il s’agit de ceux des Fleurs du mal qu’on retrouve avec bonheur presque tous in extenso, mais le corpus convoqué par Mathieu est bien plus vaste, il embrasse généralement et généreusement toute la production de Baudelaire et c’est déjà l’une des réussites de ce livre qui sait mettre en écho l’ensemble et la partie, les parties.

Ainsi, il nous fait goûter une vision panoramique et incidente à la fois, une vue de l’œuvre en surplomb jamais plombée par un fourmillement myope de détails : « l’émeute des détails », dont parle Baudelaire, est matée, les détails sont harmoniquement intégrés dans une ligne d’horizon harmonieusement significative où ils prennent place : on va de la partie microscopique de la syllabe, du phonème infime détaillé, savoureusement analysé, comme murmuré à l’oreille, à des échos de sons, de sens aussi, de sensations, qui renvoient de l’infime à un infini, à une macroscopique totalité audible et compréhensible, sensible, de l’œuvre. On passe de la sorte avec délectation du poème à la strophe, de la strophe au vers sans jamais perdre le sentiment de l’œuvre totale ni le propos global de l’exégèse. La vision de Mathieu me fait penser à celle, aiguë, d’un satellite qui embrasse la totalité du monde et zoome vertigineusement sur un détail imperceptible à l’œil nu, passant de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du macroscopique au microscopique.

Avec passage perpétuel de l’œil à l’ouïe puisque, naturelle correspondance, les sons et les couleurs se répondent, comme disait déjà le Baroque, la musique est peinture sonore et la peinture, musique muette, d’ailleurs, je le rappelle aussi, un même registre lexical dit leurs palettes communes : chromatisme, spectre sonore ou pictural, harmonie, gamme de tons (p. 468, 469, 473-478). La couleur brute nécessite le même processus pour devenir peinture que le bruit pour devenir son et, le son organisé, pour devenir musique, concordante ou discordante : « Et ce monde rendait une étrange musique », vers de Baudelaire et chapitre de Mathieu.

 Ainsi je l’avoue, cette approche sensuelle de la poésie, par le son, la sensation visuelle, picturale, musicale, ne peut que séduire le musicien et polyglotte poète que je suis, bercé par les versicolores musiques et couleurs de plusieurs langues, leur pulsation intime. La poésie, disait Valéry, est « hésitation entre le son et le sens ». Et la vue, ajouterait Mathieu. D’une superbe formule dont le son fait aussi sens, « la virulence sonore du visuel » (p. 473), il condense à merveille cette correspondance de la poésie, qui est toujours mise en scène et musique de la parole visualisée dans le verbe.

Par ses pages, c’est un livre lourd, mais de sens, de sensations, géométrique par ses démonstrations, mais si fin aussi autant par ses analyses que son écriture. Écoutez ici, ici, collant au texte et le disant, cette phrase soulevée sur des n et m, par de molles vagues accentuelles, des lames de rimes assonantes internes doucement crêtées de l’écume des a toniques jouant contre un a atone :

« Une lAngue qui serA de l’Âme pour l’Âme » ; plus loin, dit-il,  « Ambre et chambre, la nasalisation donne sa résonance à la langue d’âme »

et cela résonne en nous, phrase aussi évocatrice qu’explicative. Écoutez encore ce jeu musical des allitérations, cet envol vibrionnant de V volatiles dans cette phrase : « la volubilité perpétuellement inventive de la vie » (p. 337).

Bonheurs d’expression qui expriment, en fait, un commentaire qui dit l’osmose entre l’auteur et le commentateur.

Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du Mal. La résonance de la vie, José Corti.

 

LIEN VERS L'ÉMISSION  

https://rcf.fr/culture/livres/jean-claude-mathieu-les-fleurs-du-mal-la-raisonnance-de-la-vie

 


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