vendredi, septembre 18, 2020

DÉLIRE ET( DÉLICES) DES LYRES

Enregistrement 17/9/2020

RADIO DIALOGUE RCF

(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

N° 459, semaine 38


De l’ensemble baroque Faenza, nous avions beaucoup aimé le disque Airs à quatre parties du Sieur Dassoucy. Ce CD nous rappelait ou révélait opportunément, avec un livret très nourri en textes de ce poète, musicien, chanteur et romancier picaresque les seules musiques ayant survécu de ce brillant collaborateur de Molière. Même connaissance et science de ce répertoire baroque, même élégance, mais aussi distance désinvolte qui leur permet de poser sans pose une interprétation loin des formalismes dogmatiques qui en rigidifient ou glacent l’accès : un sensible plaisir enjoué à la jouer, à en jouer, contagieux, si l’on ose user aujourd’hui d’un mot qui fait peur.

Réduit au duo de chanteurs et instrumentistes, Marco Horvat et Francisco Mañalich, Faenza propose encore un disque séduisant, brillant, érudit sans pesanteur dans son livret, Délire des lyres, duo Faenza, Marco Horvat et Francisco Mañalich, chant au luth et à la viole. Label Hortus

Leur propos est clairement posé : « Ayant tous deux repris l'ancienne pratique du chant sur l'instrument, Marco Horvat et Francisco Mañalich ont choisi dans les répertoires français, italien et anglais du XVIIe et du XVIIIe siècle, des chansons qui évoquent le pouvoir de ces musiques qui, comme l'écrit Madeleine de Scudéry dans Clélie, histoire romaine ‘‘émeuvent le cœur et le portent à la tendresse, à la langueur, et à l'amour’’. Ils s'accompagnent sur l'archiluth, la basse de viole, la guitare baroque, la lira et le théorbe. »

Mademoiselle de Scudéry expose, dirais-je, le corps du délit, des délices, du délire de ces lyres qu’il faut d’abord définir.

Ces instruments à cordes pincées, je dirais cordes sensibles, s’accordent délicatement, par leur confidentielle délicatesse, à la voix, tout aussi sensible et intime ne s’adressant pas à la foule en force mais à un public forcément plus proche, sinon de proches, pour en goûter les finesses, les subtilités qui s’évanouiraient dans la distance. Judicieusement reproduits par Marco Horvat dans le livret, des textes du temps l’attestent, soulignent par ailleurs l’avantage de s’accompagner soi-même, ce qui permet d’adapter librement l’instrument, son soutien, au rythme de la voix, la voix demeurant encore pour longtemps le modèle de la musique instrumentale, même si quelques pièces bien choisies montrent l’autonomie que gagne peu à peu la musique instrumentale émancipée de la vocalité, sans en perdre pour autant la trace. À cet égard, les pièces strictement instrumentales (plages 4, 9, 12, 16, 19) qui permettent aux interprètes en soliste ou duo de faire briller leur instrument respectif, sont significatives et l’on savourera le voluptueux tressage des lignes amoureuses de la viole et de la lira du Prélude en arpègement de Marin Marais (plage 7).

 

Pour donner une idée de ce disque savant mais plein d’humour, écoutons cette entrée qui pose et expose, par le ton impérieux et grave de Marco Horvat, à la fois la gamme montante et descendante, les instruments viole et guitare et les voix, ténor et basse des deux compères dans un air de François Campion, « Apollon, c’est toi que j’implore ! », chanté en prononciation baroque reconstituée, tout comme l’anglaise de Music for a while plus loin par Mañalich… :

1) PLAGE 1

 C’est une logique entrée puisque, je le rappelle, Apollon musagète, chef des Muses donc aussi de la musique, qui dérive de muse, était dit aussi « citharède », joueur de cithare qui accompagnait sa poésie. On ne sait pas, ou l’on oublie, je le rappelle encore, que la poésie était toujours chantée pour un public, accompagnée d’un instrument à cordes. Comme les troubadours avec leur luth plus tard, instrument associé à la poésie, même sans musique :

« Poète, prends ton luth et me donne un baiser… », dit encore la Muse de Musset dans sa Nuit de mai.

Ce n’est qu’avec l’imprimerie, où les poèmes sont coupés de la musique, que lire de la poésie devient un exercice individuel, solitaire.

La cithare est un des avatars de la lyre, emblème du mythique Orphée dont le chant accompagné fendait d’émotion les pierres, adoucissait les animaux féroces, et son chant lui permit de bercer et d’endormir Cerbère, gardien des Enfers, et d’attendrir les dieux infernaux pour retrouver son Eurydice. C’est le mot lyre qui donne le mot « lyrique », chant et poésie exprimant les émois du moi. Même s’ils sont ici contenus et convenus par le sempiternel répertoire rhétorique de l’époque, ces poncifs émotionnels, chantés, élevés par la musique, n’en acquièrent pas moins une vérité et une émotion universelles et intemporelles de lieux communs où nous nous retrouvons fatalement tous, dans notre généraliste banalité.

C’est donc bien cette pratique immémoriale retrouvée du chant accompagné individuellement, qu’il me plaît de saluer chez ces deux interprètes pour leur rendre hommage.  

De l’Aixois André Campra (1660-1744), écoutons une parodie sur l’un de ses airs, « Viens, ma lyre… », chanté par Francisco Mañalich qui s’accompagne avec la viole, soutenu par la lira de Marco Horvat :  

2) PLAGE 5 

On apprécie toute la délicatesse des nuances du ténor, qui connaît tous les agréments du chant français, leurs ornements qui ourlent et brodent les mots. Cela répond parfaitement à ce que cite Horvat de Mademoiselle de Scudéry qui dit que ces musiques « émeuvent le cœur et le portent à la tendresse, à la langueur, et à l'amour ». Mais là, j’apporterai un bémol, renvoyant, on me pardonnera encore d’intervenir personnellement (mais c’est le plaisir que j’ai à ce disque qui dicte aussi ce plaisir d’apporter ma note), à l’un de mes livres sur le Baroque à un chapitre, « Sous le signe d’Orphée, le baroque ». J’y rappelle que, dans l’Orfeo de Monteverdi de 1607, le premier personnage qui paraît, c’est la Musique qui prétend émouvoir les cœurs les plus insensibles en les enflammant d’amour, mais aussi de « l’ira », l’ire, la colère et l’on entend aussi la lira, la lyre.[1]

Effectivement, les troubadours, sur leur luth, avaient des chants d’appel à la guerre, à la croisade. Les deux musiciens proposent d’ailleurs, dans ce parcours du chant français, italien anglais (pas d’espagnol ni allemand, hélas) du XVIIe avec des pointes au XVIIIe siècle. Au moins un morceau dramatique et puissant, le Lamento d’Apollon de Cavalli. Il y a aussi un air à boire très vigoureux, mais l’on ne résiste pas à cet anonyme chanté avec humour par Marco Horvat qui ne croit pas à cet amour bucolique, « Depuis que j’aime Lisette… » :

3) PLAGE 17 

Le livret signé de Marco Horvat est encore très intéressant et bien écrit. C’est pourquoi je me permets d’évoquer à l’intention de ces deux excellents chanteurs et musiciens, une ombre charmante qui m’est chère que je rappelle à leur intention, Ninon de Lenclos.

Élève de son célèbre père, luthiste renommé qui dut fuir la justice et la France pour avoir tué le mari de sa maîtresse, la laissant elle et sa mère sans ressources, la charmeuse Ninon de Lenclos, avant de vendre ses charmes, vivait du charme de son luth et de sa voix, dont elle enchantait les salons mondains du Marais, avant que sa libre vie de libertine scandaleuse avec, selon sa propre catégorie d’amants, les « favoris » (gratuits), ou « martyrs » (éternels soupirants), ne l’en chassât, l’obligeant à la chasse aux « payeurs » pour survivre. Même dans sa carrière de courtisane célèbre par son esprit, elle ne dédaignait pas, s’accompagnant de son luth, de jouer, chanter et danser la sarabande espagnole qui n’était pas la danse solennelle et glacée qu’en fit le baroque emperruqué et poudré à frimas, mais la danse picaresque condamnée par l’Inquisition, dont l’expression « faire la sarabande » garde pourtant les pas sulfureux. Même sans sa lyre, elle causait bien des délires et des délices, et des admirations, même de Voltaire qui estimera qu’elle était, par sa culture et son esprit UN philosophe en un siècle qui ne l’était pas encore.

Nous quittons les deux musiciens comme ils ont commencé, par une gamme, Ut, re, mi, fa, sol, la de Carlo Milanuzii :

4) PLAGE 18 

Délire des lyres, duo Faenza, Marco Horvat et Francisco Mañalich, chant au luth et à la viole. Label Hortus

Article très augmenté à partir de mon émission du
18/09/2020 dont voici le lien :

https://rcf.fr/culture/livres/presentation-du-cd-delire-des-lyres-chant-au-luth-et-la-viole

 



 

 

 

 

François Campion (1685-1744) 

 

1.

Apollon ! c’est toi que j’implore 

6'18

 

Henry Purcell (1659-1695) 

2.

Music for a while 

3'34

 

Carlo Milanuzii (1590-1647) 

3.

Non voglio amare 

2'18

 

Dubuisson 

4.

Prélude 

1'20

 

André Campra (1660-1744) 

5.

Viens, ma lyre 

3'34

 

Anonyme 

6.

Passacaglia della vita 

2'44

 

Marin Marais 

7.

Prélude en arpègement 

2'27

 

Bellerofonte Castaldi (1580-1649) 

8.

Chi vidde più lieto e felice di me 

3'19

 

Henry Purcell (1659-1695) 

9.

A New Ground 

2'44

 

Francesco Cavalli (1602-1676) 

10.

Lamento d’Apollo 

4'46

 

Charles Hurel 

11.

Si jamais je vais à la taverne 

1'30

 

Alessandro Piccinini (1566-1638) 

12.

Partite variate sopra quest’aria francese detta l’Alemana 

6'06

 

Claudio Monteverdi 

13.

Tempro la cetra 

4'42

 

Thomas Campion (1567-1620) 

14.

When to her lute Corinna sings 

1'48

 

Henry Purcell (1659-1695) 

15.

Julia 

1'51

 

Marin Marais 

16.

Rondeau moitié pincé et moitié coup d’archet 

2'53

 

Anonyme 

17.

Depuis que j’aime Lisette 

4'14

 

Carlo Milanuzii (1590-1647) 

18.

Ut, re, mi, fa, sol, la 

2'22

 

Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704) 

19.

Passacaglia 

7'14

 

Transcription : Arto Wikla et Marco Horvat

 

Sébastien Le Camus (1610-1677) 

20.

On n’entend rien dans ce bocage


 



[1] Benito Pelegrin, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, éditons du Seuil, 2000 (Grand Prix de la Prose et de l’essai) DEUXIÈME PARTIE, LES CHEMINS DU CIEL, « La musique conquise sur le ciel », p. 254.

VIRULENCE SONORE DU VISUEL

 

Enregistrement 27/8/2020

RADIO DIALOGUE RCF

(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

N° 453,

 semaine 35


Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du Mal. La résonance de la vie, Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2020, 613 p.

 

         Il faut d’abord saluer les éditions José Corti. Dans la morne plaine de la production éditoriale, étale, égale dans la médiocrité, dans le naufrage presque généralisé de la littérature exigeante, d’idées, de recherche, d’études littéraires savantes mais à la portée de tous, d’une édition kilométrique généralisée vouée aux best-sellers aussi vite publiés qu’oubliés, les éditions José Corti représentent, dans cet insondable océan, contre vents et marées et modes mercantiles, un irréductible îlot, singulier, de qualité. Son catalogue en témoigne.

Notamment ce dernier ouvrage, de 613 pages : ironiquement, on dirait un pavé par la forme et le poids, mais un pavé dans la mare aux canards caquetants des médias à la mode, une magnifique pierre dans l’édifice déjà imposant de l’œuvre de Jean-Claude Mathieu, une pierre blanche, ou grise par la couverture, mais précieuse à coup sûr, de l’édifice solide et sélect de la collection essais des éditions José Corti. Mais il faut dire vite pour rassurer les lecteurs timorés, que les 613 pages de ce livre de poids, qui vaut son pesant d’or pour les amoureux de Baudelaire, est loin d’être un livre pesant : dans un beau papier, une belle typographie aérée, une écriture aisée dont la clarté est égale à une élégance qui a souvent la beauté de la poésie que l’auteur a voué sa vie à servir.

         Ancien élève de l'École normale supérieure, Docteur en littérature française, Jean-Claude Mathieu, Professeur émérite des universités en littérature française moderne, entre autres, est spécialiste de René Char et de Philippe Jaccottet ; il a laissé sur ces poètes des études devenues des classiques. Ce dernier ouvrage sur Baudelaire est une très longue maturation de ses réflexions déjà amorcées, il y a près de cinquante ans, dans son livre de 1972 sur Les Fleurs du mal. C’est donc un sommet, un couronnement enrichi de toute son expérience, de ses recherches sur la poésie car il n’y a pas de compartiments étanches entre les poètes, entre leur poésie, même séparés par les genres et les siècles. C’est un puissant monument, nourri aux sources critiques les plus solides d’autres auteurs et commentateurs honnêtement cités, mis en notes et dans la bibliographie.

         Les approches de l’œuvre de Baudelaire ont connu toutes les grilles critiques au fil et à la mode du temps : thématique, allégorique, historique, politique, freudienne, structuraliste, etc. Dans ce foisonnement immense de la recherche, qui pourrait être écrasant, décourageant, Jean-Claude Mathieu trace son chemin, ouvre sa voie, trouve sa voix et révèle celle d’une « poésie à l’écoute », bruissante, forcément de bruits, de résonances, de retentissement. Il dit plaisamment, d’entrée, que son livre pourrait s’appeler De la Poésie considérée comme échographie pour traduire cette « écriture à l’écoute des échos qui résonnent au cœur des poèmes majeurs » (p. 7). Certes, il s’agit de ceux des Fleurs du mal qu’on retrouve avec bonheur presque tous in extenso, mais le corpus convoqué par Mathieu est bien plus vaste, il embrasse généralement et généreusement toute la production de Baudelaire et c’est déjà l’une des réussites de ce livre qui sait mettre en écho l’ensemble et la partie, les parties.

Ainsi, il nous fait goûter une vision panoramique et incidente à la fois, une vue de l’œuvre en surplomb jamais plombée par un fourmillement myope de détails : « l’émeute des détails », dont parle Baudelaire, est matée, les détails sont harmoniquement intégrés dans une ligne d’horizon harmonieusement significative où ils prennent place : on va de la partie microscopique de la syllabe, du phonème infime détaillé, savoureusement analysé, comme murmuré à l’oreille, à des échos de sons, de sens aussi, de sensations, qui renvoient de l’infime à un infini, à une macroscopique totalité audible et compréhensible, sensible, de l’œuvre. On passe de la sorte avec délectation du poème à la strophe, de la strophe au vers sans jamais perdre le sentiment de l’œuvre totale ni le propos global de l’exégèse. La vision de Mathieu me fait penser à celle, aiguë, d’un satellite qui embrasse la totalité du monde et zoome vertigineusement sur un détail imperceptible à l’œil nu, passant de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du macroscopique au microscopique.

Avec passage perpétuel de l’œil à l’ouïe puisque, naturelle correspondance, les sons et les couleurs se répondent, comme disait déjà le Baroque, la musique est peinture sonore et la peinture, musique muette, d’ailleurs, je le rappelle aussi, un même registre lexical dit leurs palettes communes : chromatisme, spectre sonore ou pictural, harmonie, gamme de tons (p. 468, 469, 473-478). La couleur brute nécessite le même processus pour devenir peinture que le bruit pour devenir son et, le son organisé, pour devenir musique, concordante ou discordante : « Et ce monde rendait une étrange musique », vers de Baudelaire et chapitre de Mathieu.

 Ainsi je l’avoue, cette approche sensuelle de la poésie, par le son, la sensation visuelle, picturale, musicale, ne peut que séduire le musicien et polyglotte poète que je suis, bercé par les versicolores musiques et couleurs de plusieurs langues, leur pulsation intime. La poésie, disait Valéry, est « hésitation entre le son et le sens ». Et la vue, ajouterait Mathieu. D’une superbe formule dont le son fait aussi sens, « la virulence sonore du visuel » (p. 473), il condense à merveille cette correspondance de la poésie, qui est toujours mise en scène et musique de la parole visualisée dans le verbe.

Par ses pages, c’est un livre lourd, mais de sens, de sensations, géométrique par ses démonstrations, mais si fin aussi autant par ses analyses que son écriture. Écoutez ici, ici, collant au texte et le disant, cette phrase soulevée sur des n et m, par de molles vagues accentuelles, des lames de rimes assonantes internes doucement crêtées de l’écume des a toniques jouant contre un a atone :

« Une lAngue qui serA de l’Âme pour l’Âme » ; plus loin, dit-il,  « Ambre et chambre, la nasalisation donne sa résonance à la langue d’âme »

et cela résonne en nous, phrase aussi évocatrice qu’explicative. Écoutez encore ce jeu musical des allitérations, cet envol vibrionnant de V volatiles dans cette phrase : « la volubilité perpétuellement inventive de la vie » (p. 337).

Bonheurs d’expression qui expriment, en fait, un commentaire qui dit l’osmose entre l’auteur et le commentateur.

Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du Mal. La résonance de la vie, José Corti.

 

LIEN VERS L'ÉMISSION  

https://rcf.fr/culture/livres/jean-claude-mathieu-les-fleurs-du-mal-la-raisonnance-de-la-vie

 


jeudi, septembre 17, 2020

TROP TÔT PARTI…

 Enregistrement 9/7/2020

RADIO DIALOGUE RCF

(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

N° 452, semaine 28


Les éditions Hortus nous ont habitués à des productions originales, qui sortent des rails rebattus de la discographie, des enregistrements hors des sentiers battus, sinon celui de la Guerre de 14/18 avec une monumentale collection qui fait date et Histoire. Il faut donc encore saluer ce disque singulier, qui n’a malheureusement pas la chance de devenir pluriel puisqu’il s’agit d’un ensemble de morceaux, d’un compositeur consumé par la tuberculeuse à l’âge de 25 ans, et qui n’aura pas eu le temps d’accomplir, sur la durée, l’œuvre que promettait pourtant le peu qu’il nous en reste.  Le Cd s’appelle Jean Cartan. Partir avec un idéal avec Kaëlig Boché, ténor et Thomas Tacquet, piano. Une première mondiale.

Ce beau titre, Partir avec un idéal, est tiré d’une lettre que, le grand compositeur Albert Roussel, qui l’avait encouragé au Conservatoire de Paris, avait reçu de lui et qu’il rappelle dans l’étude qu’il lui consacra dans La Revue musicale après sa mort :

« Pour l’artiste, ce n’est pas une qualité que la force, c’est un devoir. Tant d’esclavages nous attendent : l’argent, le public, la tradition, la mode, il faut tout dominer. Il faut avoir cette conviction que les éléments seront ce que nous voudrons qu’ils soient. Partir avec un idéal et se dire que tout sera bon sur la route qu’il faut suivre. »

Belle lucidité et hauteur morale, touchante intransigeance de la jeunesse, d’un tout jeune homme qui sans doute avant sa mort, écrit encore, ce qui sonne comme un testament empreint d’une grandeur stoïque :

« Je sais bien que je suis né pour aimer et pour souffrir beaucoup, je sais que nombreux seront les jours où j’aurai mal et je ne m’en plains pas. La saison est belle et ma part est bonne et puis c’est là seulement qu’est le bonheur : aimer tout ce qui valait d’être aimé et souffrir tout ce qui valait d’être souffert. »

À ne lire que ces deux phrases, on sent bien ici une lucide réflexion alliée à sens évident de l’écriture, de la phrase bien frappée, bien rythmée. On ne s’étonne donc pas du goût de la poésie dont témoigne justement ce CD qui comprend, à part la Sonatine pour piano en trois mouvements, Trois poèmes de François VillonCinq poèmes de Tristan KlingsorTrois chants d'été, sur des poèmes de Rimbaud et de Franz Toussaint, Deux sonnets de Mallarmé, un Hommage à Dante au piano et le Psaume 22, qui est aussi poésie.  

 Écoutons le premier rondeau de Villon, turbulent poète de la fin du Moyen-Âge, mais ici le trublion crie son trouble face à la mort qui lui a ravi sa bien-aimée, et dans ces rimes avec « vie », « ravie, assouvie, dévie », on ne peut s’empêcher d’entendre, de sentir l’obsession de cette vie qui va quitter ce jeune compositeur :

 

Mort, j'appelle de ta rigueur,
Qui m'as ma maîtresse ravie,
Et n'es pas encore assouvie
Si tu ne me tiens en langueur :

Onc puis n'eus force ni vigueur ;
Mais que te nuisoit-elle en vie,
Mort ?

Deux étions et n'avions qu'un cœur ;
S'il est mort, force est que dévie,
Voire, ou que je vive sans vie
Comme les images, par cœur,
Mort !

 

1)    PLAGE 1 


Malgré le sujet, dramatique, cette musique reste en deçà du mot, ne déborde pas, ne fait pas pléonasme en rajoutant du pathos au pathétique, sobriété encore plus frappante par la pudeur de l’expression. Le ténor Kaëlig Boché, qui a de nombreux prix très mérités de mélodie, et même un d’opéra au concours de Marseille, avec un beau phrasé, une grande clarté dit l’émotion, la révolte, tout en la contenant avec dignité, en parfaite intelligence avec le pianiste Thomas Tacquet, couvert aussi de prix, élégant avec franchise sans ce maniérisme qui affadit parfois la musique française de ce temps. 

 De Rimbaud, Cartan choisit Sensation, bref poème de deux strophes en alexandrins, d’une grâce juvénile, primesautière :


Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.


Nous l’écoutons : 


2)    PLAGE 12 


Jean Cartan naquit dans une famille de grands mathématiciens, musiciens, qui encouragèrent sa vocation. Élément touchant aussi de ce disque, la petite préface est signée par « Les neveux et nièces de Jean Cartan. » Le manuscrit de la Sonatine est aussi transmis par « les héritiers ». Les rares œuvres de ce jeune compositeur parti trop tôt ne pouvant être une manne financière de rock star, on saluera donc cet héritage moral, artistique et cette dévotion familiale. On quitte le disque sur les accents puissant du Psaume 22 :


Le Seigneur est mon berger : 

je ne manque de rien. 

Sur des prés d'herbe fraîche, 
il me fait reposer. 


3)    PLAGE 23 


Jean Cartan. Partir avec un idéal avec Kaëlig Boché, ténor et Thomas Tacquet, piano