vendredi, février 01, 2019

VIVE LA VEUVE !




Die lustige Witwe (1905)

LA VEUVE JOYEUSE

Opérette en 3 actes DE

FRANZ LEHÁR
Livret de Victor LÉON et Léo STEIN

d’après  L'Attaché d'ambassade (1861) d’Henri Meilhac


            Oui, vive la Veuve ! On ne criera pas pour autant « Mort aux maris ! » par prudence, presque chacun l’étant, l’ayant été ou le sera. Encore que la disons Pension de réversion que le vieux Palmieri de Marsovie laisse en mourant élégamment très vite à sa jeunesse d’épouse Missia, plus que le budget restauré de la petite principauté d’Europe centrale ruinée, une constellation de millions, ferait le bonheur d’une myriade internationale de prétendants, soupirants aspirant à sa main pour restaurer leur fortune, ou la faire, pour la dilapider en restaurants chics parisiens avec champagne à gogo et gogo girls en campagne, dans cette capitale du monde et de la fête qu’est ce Paris de la fin du XIXe siècle où tout le monde se retrouve, mondains comme fripouilles, entre le Maxim’s cher déjà à tel Président d’hier, cher à faire rire jaune même un gilet  d’aujourd’hui, et lieux de plaisirs racaille et canaille des hauteurs de la Butte à putes de Pigalle et Montmartre. Mais, pour éviter l’évasion fiscale de la Veuve, fatale aux finances de la Marsovie, l’Ambassadeur à Paris complote pour lui donner pour époux un Marsovien non venu de Mars, le Prince Danilo, attaché d’Ambassade, peu gourmé gourmet, gourmand d’affriolantes gourgandines parisiennes, apparemment peu tenté par la tentante Veuve, dont on apprendra que son cœur battit autrefois pour elle, avant que celui du mari n’en claqua d’amour.


         Bref, léger, très léger argument du vaudeville initial d’Henry Meilhac (1830-1897), prolifique auteur, viveur et noceur, fréquentant réellement le monde de la fête du Gai (pas encore officiellement gay) Paris qu’il décrit. Avec son complice Ludovic Halévy, rencontré un an avant cette pièce, en 1860, il commencera une intense collaboration de près de vingt ans, semée de chefs-d’œuvre, les livrets érudits et comiques des plus célèbres opérettes de Jacques Offenbach, La Belle Hélène (1864), La Vie parisienne (1866), La Grande-duchesse de Gérolstein (1867) et La Périchole (1868) et, naturellement, Carmen de Georges Bizet (1875), etc. Une œuvre prolifique, rentable, qui permettait à ce célibataire endurci de vivre sa vie sans veuve à laisser ni à désirer pour son argent.


         Ici, l’argument est bien mince, encore aminci par la nécessité d’une adaptation pour la musique, qui allonge toujours le temps des textes. Mais cette pauvreté dramatique est habillée, enrichie d’une musique qu’on a beau connaître semble-t-il depuis toujours tant elle a une sorte d’évidence intemporelle de la mémoire collective et individuelle, qu’on est toujours étonné de la redécouvrir dans la fraîche beauté de sa paradoxale et déjà ancienne éternité.

        
     On retrouve donc l’Odéon, seule maison en France entièrement vouée et dévouée à l’opérette et, dans le foyer, à des récitals d’airs d’opérettes (Une heure avec… un ou deux grands chanteurs) hors des pièces de théâtre en tournée.  C’est avec un plaisir à la fois enfantin et érudit que l’on découvre de simples décors en carton peint d’un temps où le théâtre s’acceptait humblement comme théâtre, avec ses voyants artifices, et l’on se dit que Mozart, notamment avec sa miraculeuse Flûte enchantée populaire, devait en connaître de semblables. Ici, de symétriques colonnades à boulons d’architecture industrielle du temps, et, en fond de lumières changeantes, une Tour Eiffel contemporaine, chef-d’œuvre métallique d’industrie, illuminée par le miracle aussi contemporain de la « Fée électricité ». Les costumes, de l’Opéra de Marseille, comme toujours, seront élégants, d’époque aussi mais avec, dans les scènes de liesse nationale, d’un folklore imaginaire d’Europe centrale de fantaisie pour cette fantasque Marsovie, une minuscule parcelle imaginaire du vaste Empire austro-hongrois qui va bientôt voler en miettes : comme les fastes du Titanic, ceux de cette Belle Époque feront aussi naufrage avec cette folie suicidaire d’une Europe en Guerre de 14-18. Mais la musique, elle, surnagera et vivra pour notre bonheur.


         À la direction musicale Bruno Membrey la traite amoureusement, la caresse, suivi avec une effusion affective par un Orchestre de l’Odéon au mieux de son engagement et l’on apprécie la finesse des timbres mis en relief de certains pupitres. Le Chœur phocéen de Rémy Littolf fait plus que jouer le jeu : il joue avec un contagieux plaisir dans le rythme très musical, sans temps mort qu’Olivier Lepelletier, autre spécialiste de ce répertoire respectueusement servi, donne à sa mise en scène, avec une distribution où, du dernier comparse aux rôles principaux, chacun, sans s’économiser, contribue avec bonheur au nôtre par son engagement et son talent. D’ailleurs, les « Bis ! » qui fusent de la salle et les généreuses reprises par toute la joyeuse troupe des couplets de la fin, à n’en plus finir, sont une gratitude, une reconnaissance par le public, de tout ce travail élaboré à la fois individuellement et collectivement.

Même des figures, de simples silhouettes sont campées avec une précision loufoque, ainsi les comparses Pritschitch (Jean-Luc Épitalon) et Bogdanovitch (Michel Delfaud), paire devenue trio avec le Kromski d’Antoine Bonelli qui n’a même pas besoin de chanter : il lui suffit de ralentir une syllabe, de dénouer lentement le ruban de la missive, pour déchaîner les rires, tous en peine d’épouses encanaillées. Dans ce domaine, sans non plus chanter, Simone Burles est une, lubrique Praskovia lancée à l’assaut sexuel du Prince Danilo. Dans un finale festif endiablé, Carole Clin est une Manon menant Maxim’s de main de maître, pardon, de maîtresse, et  à la cravache !

Avant de reprendre dans ce lieu même sa Gaby Deslys marseillaise qu’il a ressuscitée, Christophe Born est un Guatémaltèque haut en couleurs et timbre de voix de ténor, duo avec la voix de baryton du D’Estillac de Frédéric Cornille, remarqué à l’Opéra dans Traviata, joyeuse paire de compères prétendants intéressés de Missia.  

Dans la catégorie mari aveugle, stentor à grande gueule tonitruante sur ventre trônant et moustaches avantageuses, Olivier Grand est un Baron Popoff inénarrable de suffisance et de naïveté face à sa femme. Et quand celle-ci est la piquante Caroline Géa, qui fut aussi ici une digne et remarquable Fille de Madame Angot, l’Ambassadeur marsovien a intérêt à veiller à ses quartiers de noblesse : la belle Nadia, jouant les mutines, câlines et coquines Zerlina, allusion musicale de la pièce à Don Giovanni, veut et ne veut pas, ne veut pas et veut, très lyriquement en forme, finit tout de même, comme dans les Noces de Figaro, autre clin d’œil, par entrer dans le propice « joli pavillon » que lui chante et ouvre, d’une superbe voix d’amant postulant, Camille de Contançon, un élégant, romantique et ardent ténor Christophe Berry. Il est vrai que ledit pavillon a la forme d’un éventail qui, comme dans Tosca, a sa part dans l’intrigue.


Fort heureusement, la générosité de Missia, la Veuve, la sauvera du déshonneur conjugal dans lequel elle veut et ne veut pas sombrer mais on sent bien qu’elle succombera un jour. À moins qu’elle ne soit vite veuve de son pouffant Popoff d’époux.

     Voulant et ne voulant pas non plus succomber, lui aux charmes de la Veuve, du moins l’affirme-t-il, Danilo, le Prince décadent,  est incarné par Régis Mengus, qui fut ici un superbe Ange Pitou dans la Fille de Madame Angot. Il lui prête sa prestance et un beau timbre de baryton large et chaud, et un talent d’acteur qui sait donner comme une distance même en chantant son crédo libertin, nimbant sa voix d’un grain de mélancolie : vanité, vacuité de cette vie ou chagrin secret de l’amour désintéressé raté dans sa jeunesse avec Missia : « Manon, Lison, Ninon… » ne sont sans doute que la ronde des figures interchangeables, même dans leur sonorité  qui riment, mais  ne riment à rien, de l’amour sûrement avec un grand tas mais non de l’Amour avec un grand A de la Missia perdue, pauvre, retrouvée riche mais perdue pour le sentiment, qui ne s’achète pas.


         Cette Veuve que l’on dit joyeuse, toute riche qu’elle soit de feu son mari, ne l’est pas plus qu’il ne faut et garde le sourire et la tête froide au milieu des assauts galants de galants par l’odeur du fric attirés. Ils ont beaux jouer les boys empressés de comédie américaine lui offrant, espérant plus, des joyaux dans une scène où elle est érigée en Marylin Monroe, elle ne chante pas pour autant Diamants are girl’s best friends, Danilo, l’amour de jeunesse étant pour elle un trésor d’une autre trempe. Elle n’est même pas coquette, c’est plutôt lui le coquet caquetant comme un coq dans le poulailler de ces dames vénales qu’il n’a même pas eu à conquérir mais à prendre ou même à ramasser. Pourtant, que d’atouts déploie, sans outrancière ostentation, la Missia de Charlotte Despaux ! Bonne actrice, blonde, belle sans agressivité,  physique de poupée, elle a une voix facile, ample, au médium fruité, aux aigus chaleureux, menée avec un art consommé du chant :  sa ballade de la légende de Vilya, « la dryade aux yeux mystérieux », est un moment de poésie, un appel, un rappel au passé d’un amour vivant à Danilo.


         La musique déroule, dans un enchaînement voluptueux, airs solistes, duos, ensembles, danses, d’une grande beauté. Le septuor « Ah, les femmes, femmes, femmes ! »  y est le plaisant couplet d’une misogynie neutralisée par son excès même, scandé avec un grand dynamisme. La danse ne pouvait manquer, marquée du sceau d’Offenbach dont le souvenir passe aussi dans l’œuvre avec ses satiriques politiques cancaniers et les érotiques cancans et french-cancan. Mine de rien, avec sa mine naïve et sa candide chevelure, le Figg de Jacques Lemaire entre dans la danse avec des transes de trans ou travesti levant la jambe, déchaîné au milieu du déchaînement chorégraphique réglé par Esmeralda AlbertAdonis Kosmadakis est un Valentin le Désossé plus souple et démantibulé que nature. À s’en démantibuler les mâchoires de rire.
 
La Veuve joyeuse de Franz Lehár
Marseille, Théâtre de l’Odéon,
19 et 20 janvier 2019

Direction musicale : Bruno MEMBREY 
Mise en scène Olivier LEPELLETIER
Chorégraphie :  Esmeralda ALBERT 
Missia Palmieri  : Charlotte DESPAUX
Nadia : Caroline GÉ
Manon :  Carole CLIN
Praskovia : Simone BURLES 
Prince Danilo : Régis MENGUS 
Baron Popoff : Olivier GRAND
Camille de Contançon : Christophe BERRY
Figg : Jacques LEMAIRE 
D’Estillac :  Frédéric CORNILLE
Lérida : Jean-Christophe BORN 
Kromski : Antoine BONELLI 
Pritschitch : Jean-Luc ÉPITALON 
Bogdanovitch :  Michel DELFAUD
Danseurs : Esmeralda Albert, Doriane Dufresne, Léha Henry, Adonis Kosmadakis, Mathilde Tutialis.
Photos : Christian Dresse
1. Deux prétendants et l'Ambassadeur (Born, Cornille, Grand );
2. Le coq et ses poulettes (Mengus et girls);
3. Missia et Danilo (Despaux, Mengus);
4. "Vorrei e non vorrei…", mais j'y vais (Berry, Géa); 
5.  "Diamants are girl’s best friends" (Veuve et prétendants);
6. Dignitaires marsoviens (Grand, Lemaire, Bonelli);
7. "Heure exquise…" (Missia, Danilo); 
8. Cancan final.




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