vendredi, décembre 07, 2018

TANGO SUBLIMÉ PAR LA MESSE DE JULIEN LESTEL


         LE CORPS SUBLIMÉ



Trois chorégraphies de Julien Lestel

Opéra de Marseille

24 novembre 2018



I. CONCERTO
         Comme il y a l’art pour l’art, il y a dans cette chorégraphie, le jeu du classicisme pour le classicisme chorégraphique, dans sa pureté, son innocence enfantine, délivré, même avec la musique d’un Tchaïkovski, auteur pourtant des plus célèbres ballets narratifs, de toute narration anecdotique : le geste pour le geste, la chorégraphie classique mise purement en scène pour elle-même, pour sa beauté.
         Cette chorégraphie, sur le Concerto pour violon en ré de Tchaïkovski, présentée au Théâtre Toursky le 24 février 2018, dans le cadre d’une soirée dévolue à toutes les classes de l’École Nationale de Danse de Marseille, était la contribution de Julien Lestel au spectacle, une création conçue pour les Classes 3C1, 3C2 et DNSP préparatoire. On les retrouve avec bonheur ici. Élèves et ballet mûris de quelques mois mais qui n’ont rien perdu de leur grâce juvénile, de leur fraîcheur. On se borne à en redire les grands traits.
Cette chorégraphie éclatait d’abord comme une symphonie en blanc immobile d’un premier tableau, qui s’animait doucement, adagio, dans des lenteurs, des langueurs d’algues ondoyant, ondulant indolemment sous la houle caressante de la musique ou encore des inclinaisons, des infléchissements de fleurs dans la corolle de leur tutu, bercées voluptueusement par un vent amoureux sans hâte avec ces arabesques, ces rondeurs des bras, ces arrondis d’ensemble, ces figures enchaînées comme naturellement, qui semblent l’harmonieuse signature du chorégraphe. Puis cela se détaillait de pas de deux, pirouettes des garçons sur une jambe, entrechats et sauts légers de biche synchrones, jetés des filles, tout le vocabulaire classique concourant à une indubitable beauté, ainsi la strette finale du premier mouvement se résolvant, comme une cadence musicale, dans la cadence des mouvements de bras joués, suspendus dans le glissando infini du violon. Trop longue pour être détaillée avec une précise pertinence, abdiquant le regard critique qui contrarie le regard spectateur, le pur plaisir du voir freiné par l’exercice mental, on s’abandonnait à la fraîcheur, à l’esprit d’enfance préservé, retrouvé, au charme de cette chorégraphie qui non seulement est faite sur cette musique, mais exactement dans la musique, l’épousant, la faisant vivre gestuellement dans ses plus délicats plis et replis, comme dans un temps hors du temps, qu’on eût rêvé suspendu. Digne fleuron du florilège de la danse classique.

Concerto par les élèves de l’Ecole Nationale de Danse de Marseille.
Sur le Concerto pour violon en ré majeur, op. 35 Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKI
Costumes École Nationale de Danse de Marseille

II. QUARTET
         Autre univers sonore et chorégraphique, mais non narratif si ce n’est une note d’intention qui dicte les attentions pour en percevoir le propos.

         Sur un fond verticalement barré par des tranches égales aux couleurs estompées d’arc-en-ciel, mauve, violet, vert, bleu, orange dont le spectre horizontal tapisse le plateau, dans une brume ombreuse, étagés sur une minimale estrade métallique, les quatre solistes du Quatuor à cordes de l’orchestre Philharmonique de Marseille. La musique de Phil Glass semble naître, sourdre comme un murmure minuscule de cette ombre incertaine, un nuage, un nappage vaporeux, pas de sensation de ligne malgré le tissage linéaire des violons ou des cordes graves, lancinant, mais un pointillé, un fourmillement de notes, des grappes, des cellules répétitives, monochromes, tournoyant, à l’effet obsédant, hypnotique ; des accélérations haletantes strient l’espace. Cette musique dite minimaliste emplit au maximum l’espace de la scène, présence fluide, parfois enflée en expansion semble-t-il infinie, comme une fugue, une fuite que n’arrête que l’accident, la volonté du musicien et non la logique en ligne continue d’un développement tonal qui culminera sur la sensible et se conclura sur la prévisible tonique.

         Au centre du plateau, immobile mêlée, un vague amas, une grappe, un agrégat de corps agrippés, mi penchés sur le sol, indiscernable masse plurielle d’où se détacheront les silhouettes singulières des danseurs. Jeans pour les garçons, shorts noirs, justaucorps bleus pour les filles, notes colorées par des T-shirts masculins aux couleurs détachées, autonomes, de l’arc-en-ciel figé du fond et du sol.
         Solo des solitudes cherchant le duo qui devient duel, fille et garçon front à front affrontés ; face à face de groupes ou bandes rivales impossibles à souder ; symétrie des fuites de corps et d’âmes parallèles ne se rejoignant peut-être qu’à l’incertain infini, autant dire, jamais si le désir de l’Autre, agresser pour agréer, mains et bras en quête d’étreinte, ne tentait des approches, des rapprochements, même par le viol, la violence désespérée, cherchant à tout prix la communication, pour la communion. 


         Sur cette bruine musicale, vaporeuse, les notes des couleurs dansantes virevoltent dans la quête éperdue des bras tendus vers l’infini fuyant de l’Autre, inatteignable, insaisissable, parfois saisi mais jamais compris complètement, glissant entre les bras, les doigts avec la fluidité, même corporelle, du sable des rêves impossibles à retenir. Les bras se tendent, se distendent, les nœuds se font, se défont, se fondent puis se confondent dans le corps à corps qui embrasse et étreint mal. Échec et chute.
Mais obsédante et répétitive comme la musique, comme une inlassable cellule accumulative, impossible renoncement, la reprise du même mouvement, désir inextinguible du Je vers le Nous :  le solitaire, cherche le solidaire. Vers l’utopique l’idéal de la fusion du Même dans l’Autre, un harmonieux arc-en-ciel final recomposé dans sa fraternelle unité plurielle comme cette musique  généreusement disséminée.


Signature ou marque sans doute de Lestel, qui paie ici de sa personne au milieu de ses danseurs, intégré dans leur dynamique ou témoin isolé des groupes, les corps dans leurs pires torsions ou contorsions, même tordus, ne sont jamais torturés. Ni angles aigus agressifs ni brisés, mais des courbes et contrecourbes, des ondulations harmonieuses d’algues toujours dans une vivante beauté plastique qui est une célébration de la vie.


 Gestuelle ondulatoire, avec des mouvements étirés « visant à atteindre l’au-delà du geste »,  dit le chorégraphe, métaphore, certes, mais pour dire, sans doute, le dépassement par l’allongement de la main, des doigts au bout du bras, du corps dans l’espace, illusion visuelle, virtuelle, comme celle, auditive, du bras du violoniste sur l’archer qui, au bout d’un pianissimo infime sur la note finale, semble prolonger le son à l’infini du silence, sensible alors à nos oreilles : la pesanteur de la chair sensible sublimée par la grâce.



QUARTET
Pour onze danseurs

Musique :  Philip GLASS
Costumes :  Patrick MURRU

Lumières et scénographie : Lo-Ammy VAIMATAPAKO
Quatuor à cordes des solistes de l'
Orchestre Phiharmonique de Marseille :
Violon :  Da-Min KIM
Violon :  Alexandre AMEDRO
Alto : Magali DEMESSE
Violoncelle :  Xavier CHATILLON 


Photos :  Cécile MANOHA 
1.Existences parallèles;
2. Solitude (Lestel ) ;
3.Affrontements ;
4. Enlacement, embrassement, étouffement ; 
5.Le groupe reconstruit.




III. MISATANGO



Messe
Le  terme de « messe », est un mot repris de l’expression «ite missa est», ‘allez, la messe est dite’, ou ‘envoyée’ , que prononce le prêtre à la fin du rite : il s’agit de l’Eucharistie, célébration du sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ présent par transsubstantiation sous les espèces du pain et du vin dans l’hostie.  On distingue, depuis les origines, la petite messe ou messe basse, qui se dit sans chant, et la messe haute ou grande messe, celle qui est chantée par des choristes. En musique, une messe est un ensemble cohérent de pièces musicales pour servir d'accompagnement aux rites liturgiques catholique, anglican ou luthérien. L'effectif nécessaire était à l'origine purement choral.
On se mit assez tardivement à faire accompagner par un orchestre les pièces qui la composent. Les textes chantés sont généralement en latin, mais pas forcément. Nombre de grands compositeurs ont écrit des musiques pour la messe, qui peuvent être adaptées pour des circonstances particulières, comme les Te deum, actions de grâce, les requiem ou messe des morts. On y retrouve en général les mêmes parties, le Kyrie christe eleison, le Gloria, le Credo, Benedictus, Dies irae, Agnus dei, etc. Depuis le grégorien, les musiques en peuvent être variée.


La Misatango

Renouant avec le succès mondial de la fameuse Misa criolla de son compatriote Ángel Ramírez, créée en 1963, composée en espagnol sur des thèmes populaires latino-américains, le compositeur argentin Martín Palmeri, né en 1965 à Buenos Aires, crée sa Misatango, ‘Messe tango’ ou Misa a Buenos Aires. Palmieri a fait de profondes études de composition, de chant, de direction d’orchestre, titulaire de prix prestigieux. À la tête d’un ensemble choral, quelque peu frustré par la difficulté d’interprétation du tango par un chœur, forcément morcelé par des morceaux sans cohérence entre eux, en hommage à ses choristes et au tango, il décide de composer cette œuvre à laquelle la cohérence de la messe donne une structure et une dramaturgie, allant du credo, de l’acte de foi, de la crucifixion à la résurrection, chant d’espérance pluriel. Il associe chœur, orchestre, piano, mais aussi le bandonéon, emblématique du tango. 


L’originalité, ici, c’est que cette messe se déploie magnifiquement sur le rythme et la musique de tango, une danse née dans les bordels de Montevideo et de Buenos Aires vers la fin du XIXe siècle, longtemps condamnée par l’Église comme danse indécente, immorale. Jolie revanche historique, cette messe a eu l’onction et la bénédiction d’un particulier très particulier, le pape François actuel, Argentin, dont nous savons qu’il fut longtemps évêque de Buenos Aires : suprême honneur et consécration, bénédiction même, en 2013, cette musique jadis anathémisée est interprétée au Vatican, en l’honneur du Pape, dont on murmure, messe basse plus que haute, qu’il ne dédaignait pas de danser le tango.

La Misatango sera créée en 1996 à  Buenos Aires par l’Orchestre symphonique de Cuba, avec les chœurs de la faculté de Droit de Buenos Aires et  le chœur Polyphonique Municipal, dédicataires de l’œuvre. La Misatango commence à tourner dans le monde et finit triomphalement l’année 2016 au Carnegie Hall de New York, donnée depuis dans le monde entier. Mais cette version chorégraphiée par Julien Lestel pour les danseurs de sa compagnie est une création, et une réussite.
©IkAubert

Misatango dansée
Dans le silence, dans l’entrebâillement opale ou la déchirure verticale, lumineuse, d’un fond noir comme la Nuit obscure de l’âme de la théologie négative d’un saint Jean de la Croix, une silhouette se détache, se glisse, puis une autre, suivies d’autres encore, apparemment féminines, dans un remous indécis de robe : on discernera, dans les premiers mouvements, dans la lumière ombreuse, inspirées peut-être des pantalons bouffants des gauchos, de larges jupes longues, noires, dont on découvrira par intermittence les fendus et revers de pures couleurs, jaune, violet, vert,  
Venu de l’au-delà mystérieux des coulisses, de ce fond de scène comme une limite de ce monde, immatériel par une distance qui semble infinie, invisible, sans être introduit par un Introït d’orchestre dans la fosse, le chœur éclate d’une douce force suppliante pour le Kyrie d’imploration de pitié de Dieu où perce la déchirure du bandonéon sur les accords plaqués d’un piano. Arrachés à la pénombre d’un amalgame indiscernable de formes, des corps, torses nus pour les hommes, dans des transparences de chair pour les femmes, se détachent, scandés par le rythme saccadé, dans une ronde de tournoiements ailés de jupes. Un corps singulier soutenu, retenu dans sa chute par le pluriel du groupe : solitude de l’homme, à lui seul l’humanité entière, criant sa douleur dans le chœur, implorant la clémence par son corps.


Une chaleur chorale et cordiale, ‘qui vient du cœur’, selon le sens de cet adjectif semble gagner de ferveur les officiants de la danse dont les bustes nus, détachés sur le fond noir sont à la fois fragilité et force humaine. Un même geste, à l’unisson, bras, ouverts et fermés en éventail, en plis et replis du bandonéon, semble, sur ce fond noir, un même mouvement tremblé, décomposé comme celui, fameux, du nu de Duchamp descendant l’escalier.
Sur le fond nocturne, les bras et torses nus, éclos des éclats des fendus colorés des jupes, se détachent telle une fresque, une frise mouvante, émouvante. Ensembles symétriques de foule, duos, solos se succèdent sur la houle de la musique déjà poignante des tangos enchaînés. Les groupes se forment dans des mouvements plastiques que, n’était-ce leur permanente mobilité, on dirait issus de sculptures d’un marbre animé, saisi par la fébrilité irrépressible de la vie. La rondeur, le rond, sont comme la matrice formelle de la chorégraphie, une cellule qui se décline en arabesques des bras, forcément répétées, envoûtantes, potentiellement à l’infini.
©IkAubert
Un infini céleste que tentent sans doute d’atteindre ces sauts dans un envol de campanules de jupes qui semblent éclater, éclore dans l’air, pétales de coquelicots éthérés, frappés fatalement par le poids et la chute.
Parmi tant de beautés, un moment de grâce : sur le solo en douceur du Gloria par la remarquable chanteuse (Lorrie Garcia), un onirique tissage fluide en ralenti des corps, dans une lumière d’abord livide, bras comme des tentacules ou algues ou plantes ondulant dans le flot ou vent de la musique et, plus tard, ce corps élevé comme une hostie christique, bras écartés en croix, mais sans aucune plate et indécente illustration. Sur le Miserere, de dos, un bras masculin a un frémissement horizontal d’aile blessée dans son impossible envol. Le jaillissement d’un bouquet de bras, les doigts comme des pétales éplorés, émergeant d’un faisceau de corps, tendus vers le ciel, devient un appel muet de profundis, de nos abysses, de nos abîmes humains vers les hauteurs ou une tentative désespérée de rattraper un invisible Dieu enfui à tous jamais.
Le Sanctus, a une longue introduction au piano, avec quelques accents jazzy, relayé par le bandonéon, avant le solo de la chanteuse sur les tournoiements de derviches des danseurs.

©IkAubert (affiche)

Refusant toute référence redondante au tango dansé, Lestel ne tombe pas dans le piège illustratif, il met sa syntaxe et son vocabulaire chorégraphiques, son style bien personnel, au service d’une musique et d’une œuvre, porteuse de sens, à travers les sensations, la sensualité, le sentiment qu’il exprime, à la fois profane et spirituel. En osmose avec son remarquable scénographe et éclairagiste (Lo-Ammy Vaimatapako), il est servi magiquement par le chœur doucement maîtrisé d’Emmanuel Trenque et par un chef orchestre espagnol, Néstor Bayona, qui résiste aussi à la tentation ostentatoire de surligner l’hispanité exotique de l’œuvre. Équilibre extraordinaire donc entre fosse, plateau et ce chœur lointain et pourtant si présent. La chanteuse, dans ses solos très marqués par le tango, ne sombre pas non plus dans l’expressionnisme « tanguiste » qui afflige malheureusement tant d’interprètes du genre : mezzo chaleureux, elle est belle, noble et digne, émouvante.
Pieds sur le sol, tête dans les étoiles, l’homme, entre terre et ciel, sublimé par Lestel, dans ce rituel profane et religieux, nous tend un miroir de notre immanence face à la transcendance, de notre finitude confrontée à l’infini :


« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

  L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. »



Mais qui tente y des retours, par la foi, par l’art. C’est la réalité terrestre du corps dans la transe, la danse, qui cherche à en épuiser les limites pour les dépasser. Car à l’extase atteinte par le corps, aucun mystique n’échappe, témoin Thérèse d’Avila.
Célébration physique pour dire la métaphysique, la mystique religieuse, le dépassement profane du corps dans la quête de l’âme, d’un Dieu caché dans la divinité de la chair en gloire.
Si le pape a approuvé cette musique, le compositeur, lui, a adoubé Lestel pour sa chorégraphie. 

Opéra de Marseille, 24 et 25 novembre

MISATANGO
Pour dix danseurs de la Compagnie Julien Lestel

Musique : Martin PALMERI 
Chorégraphies :  Julien LESTEL
Lumières et scénographie : Lo-Ammy VAIMATAPAKO
Costumes :  Patrick MURRU
Direction musicale : Néstor BAYONA 
Bandonéon : Yvonne HAHN
Piano : Vladimir POLIONOV ;
Orchestre et Chœur (Emmanuel TRENQUE) de l’Opéra de Marseille

https://www.youtube.com/watch?v=wWVUoIiuwnI
https://www.youtube.com/watch?v=IhSSEkjPPzo

Photos : Lucien Sanchez ; 
Celles d'IkAubert (Massy) sont signalées en légende.



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