vendredi, décembre 28, 2018

DÉLIT DE FUITE


LA FUITE !
Comédie fantastique en huit songes
Mikhaïl Boulgakov (1891-1940)
Théâtre de la Criée
2 décembre 2018

         Une pièce, une production qui remuent bien des choses à qui a connu le départ, l’exil, la bonne ou mauvaise réception dans un pays dit d’accueil. Une œuvre déjà centenaire mais, hélas, toujours actuelle. Ces Russes blancs fuyant la Révolution bolchévique et la guerre civile conséquente, ne sont plus d’aucune couleur ni d’aucune race sinon celle des éternelles victimes de l’Histoire.

         Songes
Si, comme l’écrit Calderón, La Vie est un songe, si la vie est un rêve pour des privilégiés, elle est à coup sûr un cauchemar pour les exilés, forcés à la fuite. Mikhaïl Boulgakov s’en fait le visionnaire dans cette dramatique comédie qui, à la différence de Le Maître et Marguerite, n’a de « fantastique » sans doute que le fait, abstrait, qu’il n’a pas connu l’exil concrètement, mais qu’il le vit, le voit et nous le fait percevoir et sentir à travers sa fantaisie, son imagination, la force de sa création d’images, de personnages, dans ce « dramma giocoso », ce ‘drame joyeux’ dirait-on en terminologie lyrique, puisque le drame de la guerre civile russe des années 20 et le consécutif exil des vaincus est traité souvent en fantasque comédie.
Entre deux mondes, sur le seuil, la petite fille

Cette ironique comédie tragique est divisée en huit actes, appelés « songes », sans doute pour détourner la censure stalinienne, s’autorisant des critiques sous l’irresponsabilité du soi-disant songe où Je est toujours un Autre. Ainsi fonctionnait aussi le meilleur cinéma espagnol sous le franquisme, l’allégorie cryptée permettant des discours subversifs, rendus inutiles ensuite par la libéralisation politique : la proposition directe perdant du coup la densité du propos camouflé. Dans la densité culturelle érudite qui informe le texte de Boulgakov, il n’est pas exclu que ces songes puissent renvoyer aux Sueños… (1627), texte philosophique et satirique le plus connu du baroque espagnol Quevedo, dont l’artifice prudent de couvrir ses critiques sociales et politiques acerbes sous le couvert de cinq ‘Songes’, ne suffit pas à dérouter la censure de l’Inquisition, exigeant des éditions expurgées. Boulgakov subit ces avanies du pouvoir soviétique et, malgré sa bonne volonté de s’y plier ou de lui complaire, ne vit jamais sa pièce sur un théâtre, drame, là, de l’exil intérieur puisque l’extérieur lui fut interdit, passeport refusé.

Lumières, décors
         C’est l’indécise lumière des rêves, des souvenirs, ou des temps incertains dans laquelle baigne toute la pièce : un entre chien et loup qui distingue mal l’ami de l’ennemi, où tout être peut être dangereusement réversible, même sexuellement, acteurs jouant divers personnages, travestis en corps et voix. Dans cette lumière ombreuse (Jean Bellorini), quelques points lumineux, une lampe à abat-jour à franges d’époque, la cage d’un perroquet empaillé, un fanal lointain, des cierges, un lustre, de vagues lueurs de verdoyantes espérances parisiennes, comme les billets verts américains chantés avec une fureur inflationniste par le fourreur affairiste tiré d’affaire, prennent une intensité aussi dramatique que les costumes, un imperméable jaune spectral, un uniforme gris, kaki, bleuté ou rouge, à peine arrachés à la pénombre ambiante, de l’Histoire, de la vie, du néant qui va lentement dissoudre ces êtres en déshérence dans sa brume d’oubli.
Exode

         Dans ce cadre lumineux général qui meuble déjà la scène cotonneusement, les rigides décors tout en lignes, conçus aussi, comme les costumes, par Macha Makeïeff : de grands éléments modulables, praticables, seront tour à tour, tour de monastère, misérables alvéoles d’habitations pour les immigrés à Constantinople,  et de grands panneaux vitrés, gare, commissariat, palais délabré. Les changements à vue par ces ombres fantomatiques participent de l’atmosphère sombre de la dramaturgie générale. Des accessoires signent le lieu et l’époque : un gramophone, un nécessaire poêle, des machines à écrire, sur un bureau, téléphone, télétype… Le landau, dérisoire chariot des exodes forcés. Et, signe terrible pour un exilé, un émigrant, un migrant aujourd’hui, la valise, dont on sait bien que ce ne sera pas pour un voyage d’agrément, voyage sans retour, on le sait, pour certains proches déportés.

         Petite fille
Mais, d’entrée, trouvaille poétique introductive, à jardin, une pièce nocturne éclairée simplement d’une lampe et de la grâce d’une petite fille blonde : incarnation enfantine de la metteuse en scène qui avouait rapporter, à travers Boulgakov, des récits d’enfance de sa famille russe blanche exilée, donnant, au texte effectif du dramaturge, un contexte affectif sinon totalement autobiographique, familial et personnel. Sur un canapé vert sombre, une forme avachie, aveulie, avilie inévitablement, peut-être, par le marasme physique et moral de l’exil, comme nous avons connu de ces Russes blancs à jamais affalés par le drame de la fuite, assoupis longuement, entre veille et songe, comme dans l’entre-deux du jour douteux d’une nuit blanche de Saint-Pétersbourg.
Dans l’autre entre-deux symbolique d’une porte, la rêveuse gamine passe le pas, sans doute du souvenir et du songe, des années 60 du XXe siècle aux années 20 de la fin de la guerre civile russe entre Rouges et Blancs après les convulsions de la Révolution d’octobre, petite Alice non au Pays des Merveilles, mais entrant dans l’autre côté du miroir, des horreurs du monde dont elle sera —on se le dit avec soulagement— non actrice comme tel petit garçon ayant vécu l’exil, mais spectatrice innocente, sans doute amusée de ce tragique mais grotesque jeu de guignol dont on se sent heureux qu’elle ne perçoive pas la noirceur.
 
Entre brume et fumée, la gare en Crimée
Tragique guignol
En effet, loin d’une lumière dont la crudité aurait dessiné, défini les personnages en personnes trop identifiables, ce halo de brume vaguement lumineuse a une estompe de rêve dont n’émergent nettement que quelques héros au milieu d’un grouillement actif, une quarantaine de rôles pour treize acteurs. Humains, trop humains sans doute, le couple Sérafima, grande âme trahie par la vie et son mari opportuniste et Goloubkov plein d’une brouillonne bonne volonté, mais non exempt de lâcheté (remarquables Vanessa Fonte/Pascal Rénéric) incarnent la dignité humaine debout au milieu de l’abjection couchée ou terrassée par la violence. Les militaires, tous excellemment campés, prennent des poses avantageuses, tel le dansant fringant officier d’une sinuosité plastique, de silhouette de mode étirée, mais le bras de bravache prolongé d’un pistolet (Vincent Winterhalter).
Traités dans la dérision, parfois clownesque (trébuchements, chutes) ils semblent perçus par le prisme du regard enfantin et cela donne à Macha Makéïeff, par cette tacite mise en abyme, ce récit personnel implicite dans l’explicite récit général, une double position de surplomb sur l’Histoire événementielle et les démentielles petites histoires narrées de ces pauvres marionnettes spectaculaires croyant, parce qu’ils ont pris la décision de fuir, en un libre arbitre quand ils ne sont qu’agis, agités, même en courant, par les ficelles ironiques d’une implacable Histoire en marche qui les dépasse, vainqueurs comme vaincus. Alors, quand on a subi aussi l’arrachement de l’exil, on ne sait si l’on sait gré ou regrette ce traitement humoristique qui dédramatise souvent la tragédie.
Évidemment, même soulagés, par l’humour et son effet de distanciation brechtienne, de la pression insupportable sans cela de certaines scènes, cela n’en efface pas l’horreur. Ainsi, l’élégant Général Kloudov ( ?—Geoffroy Rondeau— on pardonnera l’hésitation sur des noms si nombreux), meurtrier tranquille, ordonnant sans état d’âme, désinvolte, des pendaisons (terrible image des corps balançant en transparence) Il est cependant rédimé par la complexité morbide d’un Macbeth, poursuivi par le spectre de pauvre planton Krapiline (Sylvain Levitte), bourrelé de remords.
On frémit, quand on a subi l’inquisition administrative de l’identification, passage obligé de frontière et police de tout exilé, au cri : « Papiers ! », qui vous fait douter même de votre identité même la mieux assurée, saisi de la terreur de les avoir perdus ou qu’on vous les ait volés. L’interrogatoire de Goloubkov par le Commissaire politique ou Chef du contre-espionnage effrayant (Hervé Lassïnce) est une terrible scène de torture morale : on n’est plus innocent dès que l’on est suspect. Cette dissymétrie dans l’axe du bureau du bourreau, siège surélevé comme un trône et celui, du convoqué ou déjà judiciairement prévenu, plus petit pour l’infantiliser, dit toute l’inique inégalité entre celui qui a un poste, un grade, une casquette, et une arme, et l’infériorité de celui appelé arbitrairement à comparaître.
 
Misère des exilés à Constantinople
Lignes de fuite :  Constantinople
Défaite l’armée blanche en Crimée, avec, entre les vaincus, les règlements de comptes, Comte de Brizard contre Général Wrangel (Samuel Glaumé, Karyll Elgrichi), c’est le compte à rebours des fuyards sur la ligne Sébastopol, et Istanbul toujours nommée du nom ancien de Constantinople, souvenir des ambitions de Moscou l’orthodoxe d’être la Constantinople du nord. Ses habitants ne sont jamais nommés autrement que Grecs…
Alors que la tragédie est derrière, c’est le drame qui est présent : réchappés à la mort, ils ne sont plus en vie mais en survie. Si les éléments comiques ne sont pas absents, telle la course des cafards et son roi forain (Pierre Hancisse), c’est sans doute la partie la plus émouvante humainement : pour les exilés, déplacés, déclassés, l’humiliation au quotidien, logements, alvéoles de pauvre ruche pour d’anciens riches, promiscuité, expédients pour vivre, manger, les rares objets précieux gardés mis au clou, à l’impitoyable Mont de Piété… Même la prostitution, à laquelle n’échappe pas la belle et noble Sérafima. Pourtant, le fier Général s’humanise dans sa misère et n’abdique pas un certain sens de l’honneur (rendre le portefeuille volé), colonne vertébrale de tout être qui veut rester debout.
Se posent les débats déchirants entre le désir de retour, et le besoin : « Partir ! », avec le rêve : Paris. Et l’on sait comment finiront ces rêves : arrogants aristocrates devenus, au mieux pour certains, des gigolos entretenus par la mode d’avoir pour amant son Russe blanc (on se souvient de la générosité de Chanel envers un prince que se passaient les dames argentées), faux tziganes jouant du violon dans les cabarets à l’exotisme slave, vivant de pourboires, chauffeurs de taxis…
Évidemment, l’ancien ministre du commerce (Alain Fromager), toujours en robe de chambre comme surpris par l’urgence de fuir, véreux et visqueux, avec ses frauduleuses fourrures, sauve sa peau bien que rattrapé par les poils.

Lignes de rencontre : la culture
Le texte de Boulgakov est saturé de culture. Certains clins d’œil, allusions et références théâtrales du dramaturge, sont presque explicites, Macbeth et son spectre, Harpagon de l’Avare et son cri repris par Korzoukhine quand on lui vole son argent : « On me dépouille ! ». D’autres sont littéraires, Pouchkine, bien sûr, et on ne peut s’empêcher de voir, dans le couple Sérafima/Goloubkov, un décalque, peut-être, de celui de l’Idiot de Dostoïevski, en tous les cas, l’exclamation de la femme éperdue et perdue, « Je veux me perdre ! » rappelle bien ce goût de la déchéance rédemptrice de Nastassia Filippovna que tente désespérément de sauver la maladroite bonté du prince Mychkine, entraînant sa perte. Du même auteur, il ne serait pas difficile, dans la scène de jeu de cartes, d’y rapporter Le Joueur. Et l’on comprend bien que nombre de références, russo-russes, nous ont fatalement échappé.
Le travail de Macha Makeïeff répond avec subtilité à ce maillage culturel. Laissée de côté la justesse, décors et costumes, de l’ambiance d’époque, même une lointaine inclusion à cour, une peinture discrètement tournante de la tour Eiffel, comme un rêve dressé, mais échafaudage vite détruit par ce qu’on croit le tableau de Robert Delaunay qui en montre l’explosion.
Bruits apocalyptiques, canonnades, train, ne sont que l’enfer, l’envers d’une musique qui ne perd jamais ses droits avec Makeïeff, de la voix de soprano prêtée au Capitaine Golovan (Caroline Espargilière), au déchirant accordéon (Caroline Guibeaud), qui deviendra ensemble avec divers instruments de quasiment toute la troupe, dont on admire la ductilité, la fluidité des mouvements pratiquement chorégraphiés, et même le chant choral. Bien sûr, tango, charleston participent des décors sonores d’époque.
On entend très tôt dans le spectacle, un air en français : 
« Je crains de lui parler la nuit. /J'écoute trop tout ce qu'il dit.
       Il me dit : « je vous aime », / Et je sens, malgré moi,
   Je sens mon cœur qui bat, qui bat, /Je ne sais pas pourquoi... »

C’est tiré de l’opéra La Dame de pique de Tchaïkovski, lui-même tiré de la nouvelle de Pouchkine. L’ariette est déjà une citation, du Richard Cœur-de-Lion, opéra-comique de Grétry (1784), que la vieille Comtesse chantonne, se souvenant du temps passé autrefois à Versailles, où, au jeu de Marie-Antoinette, le Comte de Saint-Germain lui aurait donné le secret cabalistique de trois cartes gagnantes pour refaire sa fortune.  Joueur invétéré, perdu de dettes, l’officier Hermann, ayant séduit Lisa, la pupille de la vieille aristocrate, pour s’introduire chez la vieille dame, voulant lui extorquer le secret des cartes, la tue de frayeur et la malheureuse Lisa, désespéré, se jettera dans la Neva.
 Cet air, simple et oppressant par les battements rythmiques de cœur, devient comme un lancinant leitmotiv dans le spectacle, chanté enfin en chœur par la troupe, riche de sens : c’est tout le raffinement de la vieille société aristocratique russe parlant alors français, tombée en ruines avec la Révolution, mais lors de la scène finale de jeu de cartes à Paris, l’œuvre, la nouvelle de Pouchkine ou l’opéra de Tchaïkovski, sont explicitement cités, et le personnage dramatique d’Hermann, qui deviendra fou. Une simple citation convoque un univers et annonce, et dénonce, le règne de l’argent déjà dénoncé par la Révolution. Comme contrepoint à la tirade du Dieu dollar, on entend, je crois, de la musique acide et acerbe de Kurt Weill, autre fuyard exilé, contre l’avènement de la finance (dur métier de critique de goûter un spectacle tout en tentant de griffonner des notes…)
L'arriviste au premier plan (Fromager) et l'arrivé (Rénéric) au second  

Finalement, même dans la cruauté de l’Histoire, aveugle aux naufrages des histoires individuelles, ces lignes de fuite parallèles, jointes à l’infini, dessinent la ligne d’horizon d’un monde sans murs[1], sans frontières, où toutes les cultures se rejoignent, se fondent et se confondent pour un avenir meilleur de l’humanité, au-delà du malheur ponctuel des hommes. Certes, comme dans un vaudeville, tous les personnages finiront par se retrouver en un même lieu, Paris, mais justement à, l’époque, c’est le creuset généreux de tous les arts et races, exilés mais intégrés. Car il n’est de frontières que mentales. Et menteuses.
À cet égard, la voix de Joséphine Baker et sa fameuse chanson : « J’ai deux amours, mon pays et Paris » sonne, résonne en nos cœurs comme un manifeste idéal.
Marseille, La Criée
29 novembre 13 décembre
La fuite !
de Mikhaïl Boulgakov
Adaptation, mise en scène, décors et costumes de Macha Makeïeff
Lumières Jean Bellorini.
Avec la complicité d'Angelin Preljocaj
Avec
Pascal Rénéric :  Goloubkov, un parieur russe
Vanessa Fonte : Sérafma, une jeune prostituée
Vincent Winterhalter : Général Tcharnota, Barabantchikova, un soldat
Hervé Lassïnce : l’évêque Africanus, Tikhi, le chef du contre-espionnage, Maria, Antoine le valet de chambre
Geoffroy Rondeau :  Général Khloudov, le moine Païssios, une prostituée
Alain Fromager : Korzoukhine ex-ministre du commerce, un moine, Baïev le Rouge, un offcier, un parieur, un voisin
Pierre Hancisse :  Arthur Arthurovitch le roi des cafards, l’Hégoumène, un soldat rouge, Nikolaïevna, Skounski
Sylvain Levitte : Krapiline le planton, le spectre, le moine peureux, le chef de gare, une sentinelle, un Grec, le livreur
Samuel Glaumé :  Offcier , Comte de Brizard, un moine, un soldat rouge, Gourine, un vétéran
Karyll Elgrichi : Liouska, le Général Wrangel, un moine, un marin
Caroline Espargilière : Capitaine Golovan, un soldat blanc, un vétéran
Caroline Guibeaud :  Accordéoniste
Et en alternance, la petite fille:
Tess Genre, Noémie Labaune, Salomé Narboni.

Photos :© Pascal Victor


[1] Récemment, d’ailleurs, recevant à la Criée l’Orchestre Jérusalem Orient-Occident, reçue aux portes par une manifestation pro-palestinienne, Macha Makéïeff désamorçait le conflit par un discours simple, bref mais ferme, soulignant notre chance d’être dans un pays où toutes les opinions peuvent s’exprimer, notamment au théâtre, affirmant sa ferme condamnation des murs et des frontières, annonçant le prochain accueil, en ces mêmes lieux, d’une chorale d’enfants palestiniens.

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